Au début de la guerre entre la Croatie, la Serbie et la Bosnie en 1991, vous avez pris la décision de quitter votre pays natal. À quel moment avez-vous pris conscience qu’il vous était nécessaire de quitter la Croatie ?
La Yougoslavie s’est effondrée dans une série de guerres sanglantes entre 1991 et 1995. Toute guerre commence par de la confusion, de l’incertitude, de la peur… Je vivais alors dans le nord-ouest du pays, à Zagreb, la capitale de la Croatie. La ligne de front se trouvait à une cinquantaine de kilomètres vers l’est. Zagreb se trouvait géographiquement proche du front mais psychologiquement très éloignée des combats. En effet, la capitale croate n’était pas régulièrement bombardée. Les habitants pouvaient vaquer à leurs activités quotidiennes. Il y avait une illusion de normalité. Il était possible de s’asseoir au soleil avec un ami et prendre un café, alors qu’à une demi-heure de route, les combats faisaient rage et des habitations étaient incendiées.
De temps en temps, des alarmes résonnaient à Zagreb. Les habitants devaient alors se réfugier dans des caves et attendre la fin des bombardements. Quelques grenades ont touché le centre ville et plusieurs personnes ont été tuées. Mais dans l’ensemble, c’était anormalement calme pour la capitale d’un pays en guerre. On peut s’interroger ; à quel moment commence véritablement une guerre ? Probablement, lorsque l’on arrête de dénombrer les victimes et qu’on ne se souvient plus de leurs noms parce qu’elles sont désormais trop nombreuses. Néanmoins, cette prise de conscience prend du temps.
Lorsque j’ai quitté Zagreb, j’ai passé quelques semaines à Ljubljana, la capitale slovène voisine, mais je ne suis jamais devenue une réfugiée. Cependant, en raison du changement de propriétaire du journal pour lequel je travaillais, j’ai dû, avec mes collègues, chercher un emploi à l’étranger. Je collaborais avec de nombreux journaux et revues étrangers, ce qui m’éloignait de la Croatie plus psychologiquement que physiquement. Si j’ai beaucoup voyagé à l’étranger et pu bénéficier de diverses bourses, je n’ai jamais quitté la Croatie dans une perspective de non-retour.
Quelques années plus tard, vous avez décidé de vous installer en Suède. Quelles ont été vos premières impressions du pays ? Comment avez-vous pris conscience que la Suède pourrait représenter un lieu d’accueil dans lequel vous pourriez vous plaire ? Quelles sont les différences culturelles majeures qui vous ont frappée ?
Mon installation en Suède n’était pas tant une décision qu’une coïncidence. En 1993, à Vienne, j’ai rencontré un collègue, un correspondant du quotidien suédois Svenska Dagbladet, Richard Swartz. Nous nous sommes rapidement mariés et avons commencé à vivre ensemble, en partie à Stockholm. À cette époque, la vie en Suède était comme une oasis de paix et d’ordre, de normalité et de sécurité à laquelle j’aspirais. J’avais déjà visité Stockholm à plusieurs reprises et j’y avais même travaillé pendant deux étés lorsque j’étais étudiante. Je connaissais et appréciais les gens et le mode de vie là-bas ; ils étaient prévenants et cordiaux, bien que peu communicatifs. La vie semblait simple et bien organisée. Ce qui me fascinait le plus était la vision que les Suédois avaient du gouvernement et des institutions. Les Suédois faisaient confiance au gouvernement parce qu’ils croyaient que leurs représentants politiques travaillaient dans leur intérêt. C’était nouveau pour moi.
En Croatie et plus largement dans la région des Balkans, le gouvernement était perçu comme un instrument de répression qui travaillait contre, et non pour les citoyens. Des institutions comme la police apparaissaient menaçantes tandis qu’en Suède, la police était perçue comme une force protectrice. Au niveau de l’administration, tout me semblait simplifié et facilement accessible. L’obtention de documents d’identité ne posait pas de difficulté particulière et une fois qu’un numéro d’identification fiscale vous était attribué, il était possible de travailler. Cependant, cette extrême transparence des activités individuelles suppose que chaque étape soit visible et par conséquent, facile à contrôler. Alors que l’argent liquide est de moins en moins utilisé, je perçois avec fébrilité cette tendance à l’enregistrement généralisé de nos données. Aujourd’hui, utiliser une carte de crédit équivaut à laisser une empreinte, une trace. Venant d’une génération qui a connu la surveillance généralisée, cette évolution me semble inquiétante.
Vous vivez désormais entre la Suède et la Croatie. Quel rapport entretenez-vous aujourd’hui avec la Croatie ? À quel moment avez-vous pensé qu’il était possible pour vous de revenir vivre en Croatie et pourquoi avoir choisi la région de l’Istrie ?
Je n’ai jamais pensé partir de façon définitive de Croatie mais pendant une dizaine d’années, j’ai été en effet absente de la sphère publique, comme de nombreux collègues qui s’opposaient au gouvernement de droite alors en place. Je n’étais pas publiée en Croatie. Mais au fil du temps, la situation a changé. Il y a maintenant environ vingt ans que j’ai pu revenir à mon public en Croatie.
Je suis née au bord de la mer adriatique, à Rijeka. L’Istrie est une péninsule voisine située aux frontières de l’Italie et de la Slovénie. J’y ai acheté une maison dans les terres quelques années avant le début de la guerre en Croatie. Je suppose que l’Istrie ressemble à la Provence française ou à la Toscane italienne d’il y a quelques centaines d’années. C’est une région attrayante pour les personnes à la recherche d’une vie paisible, bien que la côte devienne de plus en plus une destination touristique très fréquentée.
L’Istrie est une région située au Nord de la Croatie, aux frontières de la Slovénie et de l’Italie. Pensez-vous que cette proximité géographique fait de l’Istrie une région particulière par rapport au reste de la Croatie ?
Deux éléments font de l’Istrie une région unique : sa beauté naturelle et son histoire. Sa beauté est facile à percevoir : l’intérieur des terres est verdoyant et vallonné, avec des petites villes médiévales au sommet ; les oliviers, les vignobles, la terre rouge, le tout entouré d’une mer bleue cristalline. L’intérieur de la péninsule est peu peuplé et encore méconnu des touristes. C’est dans ces villages situés dans les vallées que l’histoire de l’Istrie devient également visible à l’œil nu. J’ai acheté une maison dans un endroit minuscule d’une vingtaine d’habitants, autrefois une ville médiévale connue dès le XIe siècle. Lorsque je me suis installée dans le village, la moitié des maisons étaient abandonnées et s’étaient lentement dégradées pour former des ruines. Ce processus d’exode des habitants a commencé après la Seconde Guerre mondiale. L’Istrie n’a jamais fait partie de la Yougoslavie ni de la Croatie.
Après des siècles de guerres entre Venise et l’empire austro-hongrois, elle est devenue un territoire italien, où les Croates vivaient avec les Italiens. Après la Seconde Guerre mondiale, en 1947, l’Istrie est devenue une partie de la Yougoslavie, par la signature de traités internationaux (traité de Paris, mémorandum de Londres). En conséquence, de nombreux habitants d’Istrie, des Italiens mais aussi des Croates se sont exilés vers l’Italie, craignant que le gouvernement communiste ne prenne le contrôle du pays. Entre 1943 et 1971, plus de cent mille habitants ont quitté l’Istrie par peur de la répression. Ces réfugiés, les “esuli” comme on les appelait, ont quitté leur domicile dans une précipitation totale en laissant la nourriture sur le feu et le bétail dans les étables. Leurs biens ont été pris par l’État qui les a complètement négligés. Plus tard, des réparations ont été engagées et le nouvel État de Croatie a permis aux “esuli” de réclamer les biens nationalisés.
Vivant près des frontières italienne et slovène, les habitants d’Istrie ont développé une identité plus régionale que nationale. Lors du recensement de 1990, de nombreux habitants de la péninsule istrienne se sont déclarés de nationalité istrienne. S’il n’existe pas de nationalité, d’ethnie ou de minorité régionale de ce type en Croatie, cela symbolisait leur sentiment d’appartenance à leur région plus qu’à l’État. En outre, les Istriens conservent l’image d’un peuple non agressif et tolérant. Pendant la guerre (1991-1995), de nombreux intellectuels et artistes dissidents y ont trouvé refuge.
Dans votre ouvrage, “Balkan-Express”, Chroniques de la Yougoslavie en guerre, vous racontez votre surprise à votre arrivée à Ljubljana en 1991 lors de votre exil. Comment percevez-vous les relations entre la Slovénie et la Croatie ?
La Croatie et la Slovénie partagent une culture et une langue communes. La guerre a duré une semaine en Slovénie et quelques années en Croatie. Les conséquences et les destructions sont encore visibles en Croatie, sans parler des milliers de personnes tuées et blessées. La guerre a également sévèrement impacté le développement de l’économie croate. En ce sens, la Croatie conserve des stigmates de la guerre dont la Slovénie n’a pas hérité. Il y a quelques problèmes non résolus entre les deux pays concernant les frontières, notamment la question de la baie de Piran, mais l’entrée future de la Croatie dans la zone Schengen devrait permettre de résoudre ce point de discorde.
L’invasion russe en Ukraine a ravivé le souvenir de la guerre en Europe. À travers vos ouvrages, notamment “They would never hurt a fly” vous évoquez les crimes de guerre et l’exil. Aujourd’hui, avec votre propre expérience, de quelle manière percevez-vous le conflit ?
Lorsqu’on évoque la guerre en Ukraine, ce qui me vient d’abord à l’esprit, ce sont les parallèles avec les guerres d’ex-Yougoslavie. Pour justifier l’invasion de l’Ukraine, Poutine utilise une justification similaire à celle de l’ancien président de la Serbie, Slobodan Milosevic. Milosevic prétendait « sauver » la minorité serbe de Croatie des « fascistes » croates. Aujourd’hui, Poutine soutient l’idée selon laquelle les soldats russes en Ukraine « sauveraient » la minorité russe du génocide du peuple russophone et les Ukrainiens eux-mêmes du « nazisme ». Son objectif est en réalité le nettoyage ethnique du peuple ukrainien dans les territoires de l’Est. L’utilisation de la propagande de guerre, la création factice d’ennemis, l’attisement des tensions entre des personnes qui, hier encore, vivaient ensemble en paix, les mensonges, les fausses promesses, la manipulation de l’histoire … sont des éléments communs aux deux conflits.
Cependant, il n’y a aucune comparaison possible quant à l’importance de cette guerre aujourd’hui. Les guerres en ex-Yougoslavie ont été considérées comme un incendie dans l’arrière-cour de l’Union européenne, et personne n’y a prêté attention lors de leur déclenchement. Il a fallu des années et au moins 100 000 morts, 30 000 femmes violées, des millions de réfugiés et de personnes déplacées pour que les grandes puissances réalisent que le massacre ne s’arrêterait pas sans une intervention étrangère. Ces guerres étaient considérées comme marginales et sans importance car elles ne m’étaient pas en péril la sécurité des États européens. Au contraire, la guerre en Ukraine menace l’Union européenne. De ce fait, elle a déjà changé l’Europe.
La Serbie est l’un des rares États européens qui ne s’est pas exprimé pour condamner ouvertement l’invasion russe en Ukraine. Pensez-vous que cette prise de position pourrait constituer un motif de tensions entre la Croatie et la Serbie ? Comment percevez-vous les relations entre les deux pays aujourd’hui ?
La Serbie tente de trouver un équilibre entre ses liens traditionnels avec la Russie et le fait qu’elle souhaite intégrer l’Union européenne. Son positionnement n’est pas simple, surtout en temps de guerre. Mais la Serbie et la Croatie ont d’autres dissensions à régler, comme le cas des personnes disparues pendant la guerre. Les deux États sont gouvernés par des représentants nationalistes. Lorsqu’une occasion se présente, les dirigeants Serbe et Croate ravivent les tensions liées à la guerre dans un intérêt de politique intérieure. La politique étrangère ne joue généralement pas un rôle central dans les relations entre les deux pays.
Pensez-vous que votre expérience de la guerre a modifié votre conception du métier d’écrivain ? Quel importance donner à l’art et à la culture en temps de guerre ?
Je pense que le rôle des écrivains en tant de guerre et notamment avant le début d’un conflit joue un rôle majeur. À travers l’histoire, il est possible de voir que certains ont utilisé leur plume comme moyen de propagande. La propagande est nécessaire pour créer l’ennemi, pour susciter la peur et la haine. Tout cela doit être fait avant le début d’un conflit ; il est nécessaire de produire une justification pour tuer d’autres personnes. C’est ainsi que des écrivains, des universitaires, des journalistes et des professeurs ont pu se porter volontaires pour accélérer la marche vers la guerre. Au moment de la guerre en Ex-Yougoslavie, rares étaient les auteurs qui se sont élevés contre le nationalisme et les velléités guerrières des dirigeants. Ceux qui osaient exposer une opinion dissidente étaient considérés comme des traîtres et ont dû fuir le pays.
La ville de Rijeka dans laquelle vous êtes née a été choisie comme capitale européenne de la culture en 2020. En 2023, la Croatie devrait intégrer la zone euro. De façon plus générale, dans quelle mesure pensez-vous que l’entrée de la Croatie dans l’Union européenne en 2013 a-t-elle impacté le pays ?
L’entrée de la Croatie dans l’Union européenne en 2013 a constitué un événement important pour les croates. Je suppose que les citoyens n’ont jamais eu de doute quant à leur appartenance à l’Union européenne ; ils n’apprécient même pas que l’on mentionne la Croatie comme un pays faisant partie des Balkans. L’adhésion à l’Union européenne a apporté de nombreux avantages, notamment financiers, mais aussi des responsabilités. Il y a encore de nombreux enjeux que nous devons relever. L’adhésion à l’Union européenne est un long processus d’apprentissage, marqué par beaucoup d’occasions manquées dans le cas de la Croatie.
Depuis la fin de la guerre, la Croatie est devenue un Etat indépendant. Sur le plan culturel, pensez-vous qu’une culture croate s’est développée ? Si ça vous semble être le cas, comment la qualifieriez vous ?
J’éprouve une réticence à définir la culture croate (ou toute autre culture) comme un tout, une entité uniforme. La culture est produite par une diversité d’individus. Elle n’est pas figée mais évolue en permanence. Depuis 1989, les conditions de la société croate ont changé. Auparavant seul l’Etat investissait le domaine culturel. Désormais, la production de films, de livres, de musique est financée par des entreprises privées. Certes, il existe des fonds de l’UE, mais ils sont très difficiles à percevoir. Leur obtention nécessite de répondre à des conditions très spécifiques. Si les théâtres nationaux et les opéras sont toujours financés par l’État, les éditeurs de livres sont soumis aux lois de la concurrence. En conséquence, très peu d’auteurs croates parviennent à être publiés. Il est difficile aujourd’hui de survivre en tant qu’artiste ou écrivain dans un pays post-communiste… J’ai le sentiment que la culture, telle que nous la connaissions et la comprenions, n’est plus valorisée. Au cours de la dernière décennie, les médias de masse et les différentes plateformes numériques ont diffusé une culture de l’image qui a pris le pas sur la culture des mots, qui était dominante depuis l’époque des Lumières.
Dans, “A guided tour through the museum of communism : fables from a mouse, a parrot, a bear, a cat, a mole, a pig, a dog, and a raven”, vous assimilez chaque ancien État du bloc soviétique à un animal pour en dessiner les traits caractéristiques. Pensez-vous que la Croatie porte encore les traces de l’héritage du communisme ?
Tous les anciens pays du bloc soviétique portent encore des traces du communisme. Il était naïf de croire qu’après l’effondrement de l’URSS en 1989 et la « Révolution de Velours » en République Tchèque, tout allait s’améliorer du jour au lendemain. Le régime politique et le système économique peuvent évoluer assez rapidement mais pas la façon dont les gens agissent, pensent, comprennent et pratiquent la politique. Il est impossible de modifier les habitudes et les routines des personnes en un laps de temps très court. Il faut des décennies, voire des générations, pour changer les mentalités et permettre aux citoyens de s’approprier le sens des valeurs démocratiques. Mon objectif dans ce livre était de montrer que, bien qu’ayant vécu sous un même régime autoritaire, chaque pays des Balkans avait conservé son histoire et ses caractéristiques spécifiques. Néanmoins, je pense que l’expérience du communisme reste le dénominateur commun des Etats des Balkans qui fait de nous ce que nous sommes – encore aujourd’hui.