Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur le Portugal ? 

C’est très largement dû à une série de hasards, qui ont trouvé une cohérence a posteriori. Je suis arrivé au Portugal lors de l’été de mes 20 ans. C’était les années 1980 et le pays était très différent de celui que l’on connaît aujourd’hui. J’ai tout de suite ressenti un véritable choc. Une passion est née à ce moment-là que j’ai ensuite cherché à étoffer de manière plus rationnelle à travers mes études d’histoire.

Comme cela arrive parfois, je suis venu en touriste à vingt ans, et je ne suis jamais reparti. Cela aurait pu être un voyage parmi d’autres — à la même époque, j’étais allé aux États-Unis dans le cadre de mes études — et finalement le Portugal est devenu un endroit où je revenais sans cesse. Ce voyage, et les premières rencontres que j’y ai fait, ont suscité un véritable choc passionnel qui m’a bouleversé en éveillant de très nombreuses questions, d’autant que je n’avais aucune connaissance a priori sur ce pays, à commencer par la langue que j’ignorais complètement. Tout était à construire, à apprendre. 

Vous parlez d’une cohérence a posteriori. Comment expliquez-vous ce choc, cette passion soudaine ? 

C’est sûrement parce que j’avais 20 ans … J’essayais de comprendre cette importance de la mer par exemple, que j’ai essayé de rationaliser. Je suis moi-même à moitié breton, j’ai été baigné dans cette culture maritime, ce qui a beaucoup compté dans ce premier ressenti du Portugal. J’ai retrouvé, des paysages, des mentalités, une manière de contempler l’Atlantique qui était assez proche de ce que j’ avais pu connaître et dont j’étais imprégné à travers mes origines. J’ai eu aussi une sorte d’illusion rétrospective de la fatalité … 

J’ai retrouvé, des paysages, des mentalités, une manière de contempler l’Atlantique qui était assez proche de ce que j’ avais pu connaître et dont j’étais imprégné à travers mes origines.

Yves léonard

D’autre part, lorsque l’on voulait s’intéresser à ce qu’il se passait au Portugal du point de vue des études historiques en France, il y avait très peu de choses. C’était d’autant plus le cas sur la période contemporaine qui était pourtant celle qui m’intéressait le plus. Il y avait des unités de recherche à l’EHESS et à Nanterre sur l’expansion maritime à l’ère moderne, notamment autour de Jean Aubin, de Geneviève Bouchon et de Frédéric Mauro, un grand spécialiste du commerce transatlantique qui m’avait encouragé à poursuivre. 

Il a donc fallu que je me mette à la recherche de professeurs qui acceptent de m’aider. Heureusement, j’ai trouvé sur mon chemin des gens qui ont accepté de m’aider sans forcément être des spécialistes du Portugal. Au départ, j’ai travaillé sur les guerres péninsulaires qui permettaient de conserver une dimension française dans mes recherches. Je m’en suis écarté par la suite car cette période constitue un souvenir traumatisant pour les Français, tout en ayant laissé une mémoire désastreuse au Portugal… Cela venait plutôt compliquer mon travail de défrichage de son histoire contemporaine.  

C’est à Sciences Po que j’ai été accueilli par des professeurs qui, a priori, n’avaient rien à voir avec le Portugal, notamment Serge Berstein qui m’a écouté avec beaucoup de bienveillance et d’intérêt, devenant mon directeur en DEA et en doctorat. Dans ce cadre institutionnel, j’ai pu développer mes recherches. C’était l’époque, au tournant des années 1980, où l’histoire contemporaine était en devenir au Portugal. Du temps de Salazar, des dictatures, l’histoire contemporaine n’existait pas. Il était interdit de l’évoquer ou de s’intéresser au temps présent. Cette période était réservée aux hommes chargés de la propagande et aux journalistes identifiés comme capables d’écrire sur l’actualité. La seule histoire qu’ils pouvaient raconter était le récit national que Salazar avait construit. Il fallait donc impérativement répondre à un certain nombre de canons et s’intéresser à la période du Moyen-Âge et de l’expansion coloniale qu’on appelait «  les découvertes ». Au-delà, cela devenait compliqué : l’histoire de la fin de la monarchie constitutionnelle, de la République et de l’État nouveau était impossible. Quelques pionniers avaient tenté le coup mais ils avaient été obligés de s’exiler en Suisse ou en Angleterre. Avec la Révolution des œillets, les choses ont beaucoup changé. En dix ans, toute une structure et des moyens ont été mobilisés pour que l’histoire du temps présent puisse être écrite. 

En arrivant quinze ans après la Révolution des œillets, j’ai pu bénéficier des premiers travaux qui essayaient de raconter l’histoire de l’État nouveau. J’ai rencontré à ce moment-là de jeunes chercheurs aguerris qui essayaient de créer des problématiques, des réflexions, des centres de recherche autour de l’histoire contemporaine. Cette première phase de mon travail a abouti en 1997 lorsque j’ai organisé un colloque à Science Po, qui n’était pas une coupure épistémologique en soi, mais qui a suscité un frémissement, d’autant que Mario Soares, dont le mandat venait de se terminer, avait accepté de présider les débats. Cela a logiquement suscité une forme de curiosité. Cela a été un premier moment de rencontre entre historiens français et portugais qui a contribué à légitimer l’histoire contemporaine du Portugal.

Vous avez appris le portugais à l’âge adulte. Dans votre livre, vous mettez en avant le fait que cette langue est consubstantielle à l’imaginaire que les Portugais se font de leur construction nationale. Comment décririez-vous votre approche du portugais ? 

J’ai appris sur le tas et sur le tard. Au début, cela a été loin d’être simple car j’avais appris l’allemand et l’anglais à l’école – j’avais donc peu de points de référence. En rétrospective, je me dis que, finalement, cela n’était pas si mal : le fait de ne pas parler le castillan m’a empêché de faire du «  portugnol » – ce mélange douteux des deux langues à dominante espagnole que font beaucoup de locuteurs français du portugais.

Aujourd’hui, je le parle correctement, c’est-à-dire que j’ai un un accent portugais et non pas un accent français, espagnol ou brésilien, ce qui n’est déjà pas si mal. Il y a toujours des petites fautes de syntaxe, de grammaire parce que la culture de l’imparfait du subjonctif que les lusophones adorent ne m’est pas naturelle. Pour éviter cet obstacle, il m’arrive de tourner les phrases différemment, mais cela ne trompe personne au bout d’un moment … 

Je n’étais pas pollué par le prisme déformant de l’Espagne – chose que beaucoup de français ont en partant au Portugal. Autrement dit, je n’étais pas un hispanisant échoué à Lisbonne, ce qui n’est pas neutre car il y a toujours des a priori, un peu de dénigrement ou une perception assez dédaigneuse du pays en raison du poids du voisin castillan. Ne pas avoir ces stéréotypes était un avantage. 

J’ai dû aussi me battre contre une forme d’incompréhension au sens où je ressentais toujours une forme d’intérêt poli de la part de mes interlocuteurs qui masquait mal une question sous-jacente : «  mais pourquoi le Portugal ? ». À l’époque, pour les Français, le Portugal était juste un petit pays pourvoyeur de main-d’œuvre… Tous les stéréotypes qu’on avait, on les ressentait lorsqu’on s’intéressait à un objet d’étude qui n’était pas naturel, hormis la période sacrée de l’expansion maritime qui était valorisée. Sur la période contemporaine, les réticences étaient très explicites. Les choses ont heureusement un peu changé et la belle saison croisée France-Portugal organisée cette année contribue utilement à faire disparaître quelques stéréotypes éculés.

Avez-vous appris le castillan par la suite ?

Oui c’est venu après, mais simplement pour un usage écrit afin de pouvoir lire les sources qui concernent le Portugal. C’est assez nécessaire pour faire un travail sérieux. 

Qu’est ce qui vous séduit particulièrement dans le portugais ?

Quand on découvre une langue si différente, la première fois on y comprend strictement rien et quand on s’y essaye ce n’est pas un exercice très naturel pour un Français. J’ai aimé la difficulté de l’exercice, d’autant que cette langue et sa culture subissaient en France des préjugés assez négatifs. Cela m’a donné envie d’écouter : une fois que l’on se force à faire ce travail, je crois que l’on trouve l’objet de notre écoute plus beau. Et puis, apprendre le portugais était aussi une manière de ne pas laisser s’éteindre le souvenir de mon premier voyage au Portugal. 

Par ailleurs, j’ai une véritable fascination pour les sonorités de l’italien – que je parle très mal -, mais je trouve que la langue portugaise a également de très bons sons quand on sait l’écouter. Beaucoup plus que le castillan par exemple. 

Et puis, encore plus que la langue, j’ai été séduit par l’extrême ouverture de la culture portugaise, cette disponibilité et ces contacts très agréables qui donnent tout de suite l’impression de faire partie d’une famille. Je crois que cela a été une des clefs de ma motivation. Je crois que tous ces motifs expliquent mon attraction pour le portugais : ils sont concomitants et il me serait difficile d’en choisir un plus que les autres. 

Plus que la langue, j’ai été séduit par l’extrême ouverture de la culture portugaise, cette disponibilité et ces contacts très agréables qui donnent tout de suite l’impression de faire partie d’une famille.

YVES LéONARD

Vous êtes historien du Portugal, quelle relation entretenez-vous avec la littérature portugaise ? Comment l’abordez-vous en tant qu’historien ? 

Ce que j’essaie de montrer dans l’Histoire de la nation portugaise – sans tomber dans le cliché d’un pays de poètes – c’est que l’histoire du Portugal est en partie liée à sa littérature. De nombreux auteurs portugais sont très étroitement mêlés à l’histoire de leur pays, à commencer par Pessoa qui m’a beaucoup aidé dans mes recherches sur le salazarisme.

L’un de mes premiers chocs littéraires fut la découverte d’Eça de Queiroz. C’est un auteur de la deuxième moitié du XIXe siècle, de tradition plutôt réaliste : il a notamment été très marqué par Flaubert. Ses romans sont à la fois d’une grande finesse et marqués par une forte imprégnation de leur époque. Il a beaucoup écrit dans les journaux lisboètes de l’époque : en particulier ses Farpas, ses «  piques et banderilles  » reflets littéraires inspirés de joutes oratoires et épistolaires. Je pense aussi aux Maia, l’histoire d’une famille qui est une vaste mise en abyme du XIXe siècle portugais. L’Illustre maison de Ramires est aussi un roman très important pour moi : c’est à la fois un récit sur le temps présent et un regard rétrospectif d’une grande finesse sur le Moyen-Âge portugais.

Je suis en train de finir le dernier roman de Javier Cercas, Indépendance, qui est le deuxième volet d’un cycle ouvert avec Terra Alta. Le personnage principal, un détective qui a vécu des expériences atroces, est un énorme lecteur et au détour d’une page on apprend qu’il lit l’Illustre maison des Ramires. Alors même que ce roman n’est pas son plus connu, cet intertexte rappelle à quel point c’est un chef d’œuvre. En plus de m’avoir bouleversé, je dois dire que j’ai été passionné par la vie de son auteur. Consul du Portugal, il a beaucoup écrit dans les journaux lisboètes de l’époque : en particulier des «  borderies », qui sont des joutes oratoires et épistolaires. Il est très représentatif de la génération du «  casino », caractérisée par une forme de désenchantement. 

Plus proche de nous, José Saramago, a beaucoup compté sur moi, notamment dans mes travaux sur le salazarisme dont il m’a aidé à saisir quelque chose. Il a un regard saisissant sur les hétéronymes de Pessoa, à qui il donne une incroyable incarnation littéraire dans L’Année de la mort de Ricardo Reis. Ce dernier aurait survécu un an au poète dans le Lisbonne de 1936. C’est l’occasion pour lui de raconter les premières années du salazarisme et de l’omniprésence de la police politique. C’est un romancier fondamental pour comprendre ce qu’était le quotidien sous la dictature : je pense notamment au Relevé de terre qui m’apparaît comme l’un des plus grands textes sur la question sociale au Portugal au XXe siècle. 

Je voudrais ajouter Miguel Torga à ce bref tour d’horizon. Ses poèmes comme ses témoignages sur la réalité des geôles salazaristes ont beaucoup compté. Ce médecin anonyme de Coimbra, qui a exercé sa profession jusqu’à sa mort, publiait à compte d’auteur des textes étonnants sur les contes et légendes du Portugal, auxquels se sont ajoutés de très beaux poèmes et le récit de sa vie, son journal, un grand texte littéraire traduit en français.

On pourrait multiplier les exemples tant la littérature portugaise est riche, je pense notamment à Lídia Jorge et son roman Les mémorables sur la Révolution des Œillets. En tant qu’historien, elle m’a beaucoup nourri tant j’y trouve une résonance, une pertinence, et une remarquable acuité du regard. C’est sûrement parce que ces auteurs sont aussi imprégnés du passé de leur pays. Pour Saramago l’histoire de  la nation portugaise est un fil d’Ariane, notamment son vécu pendant la dictature car il a commencé à écrire assez tardivement dans les années 1970 où il avait déjà une cinquantaine d’années. Enfin, à la frontière de la littérature et de l’essai, j’éprouve une grande admiration pour les réflexions d’Eduardo Lourenço, disparu en 2020, d’une infinie richesse, notamment sur la «  mythologie de la saudade  ».

En travaillant sur le Portugal, qui a tardivement perdu son empire, vous êtes-vous intéressé de près au reste du monde lusophone ?

Oui et non. D’un côté, il est difficile de travailler tant d’années sur le Portugal sans se projeter sur plusieurs continents et l’ensemble des océans. C’est une donnée essentielle au parcours et à l’histoire de ce pays. Et puis, j’ai participé à la fin des années 1990 à l’aventure «  transdisciplinaire  » menée par la revue Lusotopie sur les espaces lusophones, autour de l’historien, spécialiste du Mozambique, Michel Cahen. Il y avait une grande part de militantisme dans cette aventure pour désenclaver les études portugaises et les sortir d’un tropisme hispanique ou «  civilisationniste  » trop marqué. Faute de moyens, l’aventure a tourné court au bout d’une quinzaine d’années, mais a fort heureusement repris corps il y a trois ans autour de jeunes chercheurs comme l’historien Victor Pereira.

Mais il serait très présomptueux de prétendre être aussi spécialiste des anciennes possessions coloniales portugaises que de la métropole. Je crois que pour connaître un pays il faut essayer d’y vivre le plus possible, s’y installer à un moment donné. Or la vie a fait que je n’ai pas pu vivre dans ces pays-là, hormis les voyages ponctuels qui étaient souvent des escapades très rapides et insuffisamment construites. 

En revanche, comme mon sujet de thèse portait sur l’idée coloniale au Portugal, j’ai étudié ces pays sous le prisme du colonisateur, au travers du regard des élites portugaises. J’ai notamment essayé d’articuler une analyse de ce phénomène sur la longue durée à une étude centrée sur la crise de l’ultimatum dans les années 1890. Évidemment c’était un regard biaisé ce qui m’a conduit à m’intéresser et à rencontrer des acteurs non portugais qui avaient subi l’occupation, la colonisation, le joug portugais. 

C’est une réponse en demi-teinte, car cela fait partie des sujets que j’aurais aimé beaucoup plus développer par différents biais. Les circonstances ont sans doute fait que cette occasion ne s’est pas présentée. Peut-être aussi ne les ai-je pas assez suscitées ? Il faut avoir du temps et de la disponibilité pour conduire ce type d’études. Et puis on est conduit à faire des choix : on m’avait proposé d’aller travailler au Mozambique, mais je n’ai pas pu accepter pour tout un ensemble de raisons d’ordre personnel. 

Pour le dire simplement, je maîtrise bien les fondamentaux de l’histoire de ces pays, en plus de celles de leurs relations avec le Portugal, mais il me manque ce mélange de proximité et de distance que confère un long séjour en tant qu’étranger. 

Le Portugal est à la fois l’une des marches méridionales du continent européen et, à l’exception de la Bretagne, sa marche la plus occidentale. Sa fréquentation vous a-t-elle mené à considérer l’Europe différemment ? Avez-vous été imprégné de la vision que portent les Portugais sur l’Europe ?

Oui, indéniablement.  Le Portugal est effectivement un peu un autre finistère de l’Europe. Cette dimension est très forte de mon point de vue et je l’ai ressentie immédiatement. Quand j’ai connu le Portugal, il avait posé sa candidature pour entrer dans la CEE et les négociations pour son adhésion étaient en cours. C’était assez lent car nous étions en 1984 au moment de la relance. C’était un pays qui ressentait très fort l’attente de son admission tout en cultivant une forme d’ambivalence : il voulait qu’on l’accepte dans l’union tel qu’il était et pour ce qu’il était, afin de trouver des relais de développement et de conforter la démocratie dans le pays. Il s’agissait aussi de panser certaines blessures liées à la perte, encore très récente, de l’empire colonial. Cette ambiance était très présente au moment où j’ai connu le pays . 

C’était un pays qui ressentait très fort l’attente de son admission tout en cultivant une forme d’ambivalence : il voulait qu’on l’accepte dans l’union tel qu’il était et pour ce qu’il était, afin de trouver des relais de développement et de conforter la démocratie dans le pays.

yves Léonard

J’ai également vécu la période d’adhésion, donc les années 1985-86, où l’on ressentait un très fort engouement des élites et d’une partie de la population. Malgré tout, le sens de cette entrée dans la CEE n’était pas complètement clair. Jusque là, seuls les Portugais qui avaient migré en France et en Allemagne avaient fait l’expérience de cette Europe unie. 

Tout cela était très présent dans les mentalités. Je l’avais ressenti d’autant plus fortement que, dans les années 1990, j’étais assez militant de la cause de la construction européenne. Je participais à différents mouvements dans lesquels  je m’impliquais avec beaucoup de foi et de détermination. Je trouvais dans l’exemple portugais une illustration quasi parfaite, du moins assez finie, de ce que je recherchais de la construction européenne. Bien que ce cas ait été peu médiatisé à l’époque, c’est resté pour moi une illustration très parlante de ce que l’Europe peut accomplir. 

Je trouvais dans l’exemple portugais une illustration quasi parfaite de ce que je recherchais de la construction européenne. […] C’est resté pour moi une illustration très parlante de ce que l’Europe peut accomplir. 

yves leonard

Au début des années 2010, le regard sur l’Europe a de nouveau changé. Cela a été une période très difficile pour les Portugais qui ont ressenti une forte désillusion quant à leur ancrage européen. Pendant la période de la Troïka dans les années 2011-2014, je suis allé régulièrement là-bas et j’ai pu observer la situation. C’était très dur car cette crise avait ébranlé un certain nombre de convictions européennes, comme ce fut aussi le cas en Grèce, d’autant qu’un certain nombre de partenaires européens réagissaient avec beaucoup de condescendance et de mépris – je pense notamment à l’expression « PIIGS » qui a fait florès à cette époque. Pour moi, Français qui venais régulièrement sur place, c’était aussi douloureux de voir que le Portugal payait un tel tribut. 

Malgré tout, j’observe que c’est l’un des pays qui est le plus largement favorable à l’Europe. La crise de la dette n’a pas fondamentalement altéré cet état de fait. Il a néanmoins conduit les gauches portugaises à faire évoluer leur doctrine en cherchant une voie originale qui permettrait de combiner le respect des engagements européens avec la volonté d’investir l’échelle continentale pour ouvrir des alternatives. J’ai trouvé cette période de rebond absolument passionnante – et il me semble qu’elle a quelque peu modifié le regard que d’autres pays européens jettent sur le pays, auquel s’ajoute son immense succès touristique depuis quelques années. 

Je reviens sur ce que vous disiez de la période d’adhésion. Dans un texte important pour le Grand Continent, Timothy Snyder invitait les européens à abandonner l’un de leurs mythes fondateurs : pour lui, l’Europe n’est pas fondée sur un idéal pacifique comme on le dit souvent. C’est le résultat d’un choix très pragmatique d’anciennes puissances impériales qui ont choisi d’investir l’échelle communautaire après la perte de leurs empires. Avez-vous l’impression que cette réalité-là, qui s’applique bien au cas portugais, y a été revendiquée plus explicitemenµt ?

Il est certain que pour nombre de Portugais la projection marine et ultra marine a été motrice dans son développement et dans son devenir.

Jusqu’en 1974-1975, alors que la dictature s’obstinait à ne rien changer, les Portgugais regardaient l’Europe avec beaucoup de méfiance et de distance. Cela a changé dès lors que les colonies ont disparu, et avec elles les soubassements d’un discours et d’un récit national qui expliquait depuis le XIXe siècle que le Portugal disparaîtrait s’il perdait ses colonies. Il n’est pas anodin que la révolution des œillets ait été inspirée par le rejet du fardeau colonial : c’est bien le rejet de l’empire qui a provoqué la chute de la dictature.  C’est sur ce sujet là que le coup d’État du 25 avril s’est fait. Pour les principaux acteurs de la révolution et les politiques, il fallait ensuite faire le choix résolu de l’Europe. En somme, on revenait à l’alternative, ou du moins à l’absence d’alternative, qui s’était présentée aux roi portugais aux XIVe et au XVe siècle parce qu’ils étaient coincés sur la scène continentale. Leur solution a donc été, pour eux, de s’inventer un destin de héros de la mer, c’est ce que j’essaye de démontrer dans mon livre. Ils ont d’abord fait ce choix en tâtonnant, en tentant des choses plus ou moins hasardeuses, mais qui étaient poussées par la motivation de tenter leur chance ailleurs étant donné qu’ils étaient limités dans leurs frontières terrestres. 

Ce renversement de perspectives est celui auquel sont confrontées les élites portugaises au milieu des années 1970. Il n’y a pas d’autres alternatives sinon de regarder et de s’ancrer durablement en Europe. C’est une réponse très claire, bien que plus ou moins formulée chez les élites. 

Je pense finalement que la culture politique portugaise est partagée entre ceux qui considèrent que le destin du Portugal se joue en Outremer – c’était notamment le cas de Salazar – et ceux qui voyaient au contraire dans la présence ultramarine l’une des raisons du déclin portugais. C’est des tenants de cette tradition que vient la conviction qu’il vaut mieux s’ancrer du côté de l’Europe. 

Dans l’adhésion à la CEE, on repère néanmoins une tentative de concilier ces deux traditions. Lorsque Mario Soares et les autorités portugaises signèrent le traité d’adhésion, elle choisirent de le faire dans la cour d’apparat du monastère hiéronymite de Belém, un endroit d’une forte puissance symbolique au Portugal. Du reste, les discours du Président portugais et de Jacques Delors insistèrent tous les deux sur le fait que ce traité représentait un trait d’union entre le passé et le futur du pays. Malgré la révolution des œillets et ses suites, il existait une continuité entre le Portugal impérial et le Portugal européen. 

Et puis, la paix n’avait pas la même signification dans ce pays que dans d’autres. Au XIXe et au XXe siècle, le Portugal est resté très périphérique dans les affaires européennes : s’il a participé à la Première Guerre mondiale, il était éloigné des différentes lignes de front tandis que Salazar a choisi la voie d’une neutralité ambivalente, entre les puissances de l’Axe avec lesquelles il avait certaines convergences idéologiques et les alliés anglo-américains auxquels il a su donner suffisamment de marques d’amitiés pour ne pas être renversé en 1945. 

De manière générale, depuis les guerres péninsulaires, le Portugal a été épargné par la guerre. En revanche, l’Europe offrait la possibilité d’un nouveau destin articulé à un espace territorial qui n’était pas le sien puisqu’il s’en était tenu éloigné pendant la période de la dictature. Cette nouvelle réalité n’empêche pas la persistance d’un imaginaire océanique. Le Portugal a toujours cherché à maintenir, à entretenir des relations avec les anciennes possessions ultra-marines car c’est non seulement une manière de préserver certains intérêts commerciaux mais également une manière d’être au monde qui est différente de celle de pays plus importants en Europe. L’océan Atlantique, qui est un espace privilégié pour la diplomatie portugaise, est un espace important dans la projection imaginaire du pays. 

Puisque nous parlons de la mer, votre livre s’ouvre avec la disparition de Sébastien du Portugal. Est ce que ce «  roi caché » est toujours présent dans l’imaginaire contemporain portugais ou s’est-il effacé ? 

À la fin du XIXe siècle, certains disaient qu’on avait tous un fond de sébastianisme en nous. Sébastien c’est la grande catastrophe, c’est la chute, c’est une forme de déclin mais c’est aussi un espoir de renaissance. Cette dimension est particulièrement forte dans ce qu’on a appelé le sébastianisme, c’est-à-dire l’espoir messianique toujours réactualisé de voir le prince revenir pour sauver son peuple. Yves Marie Bercé dans Le roi caché a consacré un chapitre tout à fait pionnier à ce phénomène. C’est intéressant de voir que toutes ces impostures, tous ces gens qui se sont prétendus être Sébastien portaient ces vieilles prophéties, ces rêves de renaissance qui devaient permettre au Portugal de retrouver une forme de prééminence. Cette dimension-là est demeurée très présente dans l’imaginaire collectif. 

Il est aujourd’hui très difficile d’apprécier la survie d’un mythe populaire qui paraît s’étioler. Cette dimension populaire est fondamentale : contrairement aux éléments structurants du mythe de la construction nationale, qui flattaient particulièrement les représentations que les élites portugaises avaient d’elles-mêmes, le sébastianisme imagine que Sébastien est caché au milieu de son peuple, où il survit en attendant de revenir le sauver. Le mythe a été diffusé grâce à des sermons, des prêches, toute une tradition orale en somme qui s’est développée et a même traversé l’Atlantique car on le retrouve Nord Est du Brésil. C’est un mythe populaire extrêmement fécond qui a encore essaimé au long du XIXe siècle et jusqu’au XXe siècle. 

Il y a une ambivalence profonde du sébastianisme. D’un côté, ce mythe entretient une espèce de rêve démesuré et de nostalgie très pessimiste. De l’autre, il est aussi porté par une forme de résilience, qui constitue sa part positive et dynamique. Cette dimension, qui se traduit souvent par l’espérance en un mythe du sauveur, pour reprendre la taxonomie de Raoul Girardet, a été très utilisée par les élites du XXe siècle, dont Salazar qui cherchait à se mettre en scène comme le roi désiré et caché à la fois. 

À l’échelle européenne, peut-on considérer que Salazar est en quelque sorte le dictateur caché du continent Européen au 20e siècle ? Je m’explique : alors même que Salazar a eu une grande influence sur les droites conservatrices et radicales en Europe, sa mémoire est aujourd’hui largement effacée. Comment l’expliquez-vous ? 

José Gil a consacré un très bel essai, malheureusement non traduit, à la rhétorique de l’invisibilité chez Salazar. Ce très beau texte dit assez bien les choses, il transcrit cette volonté d’être le plus invisible possible pour être omnipotent. C’est une espèce d’ambivalence totale sur laquelle Salazar a joué tout le temps : la fausse humilité, la réserve naturelle du personnage qui ne voulait pas apparaître. Cela devait correspondre certainement à sa nature profonde, je pense que c’était quelqu’un de profondément timide et maladroit face à un public dépassant trois personnes. Il excellait dans le tête à tête ou au téléphone, alors qu’il était incapable de haranguer une foule. Je pense qu’il a dû composer avec ces défauts tout en essayant de mener une propagande extrêmement active. 

Salazar était aussi nourri par le sébastianisme qui était très fort dans sa culture personnelle. Il était intimement convaincu qu’avec quelques ingrédients – un récit national bien construit, un contrôle rigoureux des âmes et des consciences – il ferait rebondir le pays qui renouerait des temps immémoriaux de l’expansion maritime. Il a certainement voulu créer cette forme d’illusion en surjouant cet effacement. C’était quelqu’un qui était issu d’un milieu modeste, il avait été élevé à l’intérieur des terres. Le rapport à la modernité et l’influence des modes et de la vie intellectuelle n’était pas du tout ce qu’il avait connu durant son enfance et son adolescence. C’était quelqu’un qui s’était nourri de la culture des hommes et femmes de la terre, et il  a ensuite voulu recréer cela de manière caricaturale en mettant en place un silence humble et respectueux. 

C’est donc devenu sa marque de fabrique qui dans les années 1930 a plutôt bien fonctionné, la population étant sensible à ce discours et à cette attitude générale d’humilité et de relative discrétion sur la scène médiatique. L’appareil de propagande était là pour s’usiner afin que ce personnage soit audible. Ils ont tout fait pour que ça fonctionne. En jouant sur cette culture de l’effacement de l’homme de la terre, il cherchait aussi à souligner qu’il était différent de tous les politiciens lisboètes qui venait d’un milieu trop favorisé pour comprendre l’importance du « roi caché et désiré ». 

Est ce qu’on ne pourrait pas suggérer que le corpus idéologique de Salazar correspond à ce qu’espère la frange la plus conservatrice des droites européennes et américaines, mais que son style politique correspond mal à l’omniprésence médiatique que requiert la politique contemporaine ? 

Je suis assez d’accord : Trump, ou Bolsonaro utilisent tous deux un discours d’essence salazariste mais ce sont des personnages totalement antinomique de la figure. Le style salazariste, fait de discrétion et d’effacement apparents, est parfaitement orthogonal de cette façon de fonctionner. Il n’empêche que Salazar a poli des thèmes qui se sont imposés dans la plupart des partis nationaux-populistes : l’obsession de la probité et de l’honnêté – qui se heurte toujours à la réalité de la corruption interne à ces mouvements, tout comme l’Estado novo était du reste corrompu – ; le rejet de la démocratie libérale ; l’anti-élitisme ; le fantasme impérial ; le conservatisme social.  

Salazar a poli des thèmes qui se sont imposés dans la plupart des partis nationaux-populistes : l’obsession de la probité et de l’honnêté ; le rejet de la démocratie libérale ; l’anti-élitisme ; le fantasme impérial ; le conservatisme social.  

yves leonard

En évoquant le Portugal aujourd’hui, nous sommes passés par l’échelle impériale — qui est aussi une échelle océanique dans l’imaginaire portugais —, et par l’échelle européenne. L’échelle ibérique peut-elle aussi être pertinente lorsque l’on parle du Portugal ? Autrement dit, faut-il travailler sur l’Espagne pour travailler sur le Portugal ? Et dans le monde espagnol, quelle place occupe la Catalogne dans l’imaginaire portugais ? 

À la réflexion, l’échelle ibérique me semble assez peu pertinente pour les raisons invoquées précédemment, une fois rappelées quelques évidences liées aux logiques géographiques péninsulaires. L’histoire même de la formation du Portugal comme État souverain, disons «  pour ne pas être la Castille  », sa projection ultramarine comme «  thalassocratie  » et sa recherche constante d’espaces compensatoires à l’exiguïté de son rectangle européen, bref en raison de ses «  pas de côté  » incessants pour se singulariser de son puissant voisin et résister au tropisme d’union ibérique jusqu’au XXe siècle.

Connaître l’histoire de l’Espagne est évidemment nécessaire pour travailler sur le Portugal, à condition de se déprendre de certains stéréotypes et d’introduire une sorte de clause de réciprocité pour inciter les historiens travaillant sur l’Espagne à s’intéresser de plus près au Portugal, ce qui est encore loin d’être la norme.

Quant à la Catalogne, au-delà des analogies – langues proches, identités forgées en opposition à la Castille –, le regard reste distant. Même si les Portugais ont en quelque sorte une dette envers les Catalans qui, en se soulevant en 1640, ont empêché les Castillans de réprimer le soulèvement qui, le 1er décembre, a permis au duc de Bragance de proclamer la fin de «  l’union ibérique des deux couronnes  » et donc au Portugal de recouvrer sa souveraineté. Mais l’intérêt longtemps exprimé par les Catalans pour l’idée d’une fédération ibérique est allé à l’encontre de la volonté d’indépendance en péninsule ibérique consubstantielle à l’histoire portugaise depuis le XIIe siècle.

Pour terminer, pouvez-vous nous évoquer un lieu portugais qui vous est particulièrement cher ?

Je répondrais, non sans difficulté, Cabo da Roca, lieu symbolique le plus à l’ouest du continent européen. Situé à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de Lisbonne, près de Sintra, avec son phare surplombant l’océan, le lieu est magique face à l’Atlantique. Camões l’a décrit comme « l’endroit où la terre s’arrête et la mer commence ». Bref, un autre Finistère qui a tout pour séduire le Breton qui sommeille en moi… Et puis cette réponse me permet de ne froisser aucun de mes amis « Portuenses » ou « Lisboetas », entre lesquels la rivalité peut parfois être féroce !