Pouvez-vous revenir sur votre parcours et sur ce qui vous a conduit à vous engager pour la défense des droits humains, et notamment pour la défense des droits des habitants de la bande de Gaza ? 

Après avoir étudié la littérature anglaise à l’université de Gaza et obtenu mon diplôme, je me suis retrouvée dans une situation très difficile, notamment en raison de la fermeture de Gaza et des divisions politiques qui la traversent1. J’ai commencé à enseigner par nécessité, même si cela ne m’attirait pas particulièrement. Puis j’ai eu l’occasion d’intégrer un programme financé par l’aide américaine. Mais au bout d’un an, le financement de ce programme a été arrêté, et un très grand nombre d’employés se sont retrouvés au chômage, dont moi-même.

Alors, une de mes amies travaillant pour Human Rights Watch m’a proposé de prendre sa place temporairement pendant qu’elle était en déplacement. J’ai eu six mois pour me familiariser avec l’organisation, le travail et la méthodologie de recherche, avant d’être recrutée. J’ai le sentiment d’avoir une très lourde responsabilité sur le plan émotionnel et psychologique, car mon travail consiste à amplifier la voix de mon peuple. Je rencontre des personnes, recueille leurs témoignages, partage leurs traumatismes.

J’ai le sentiment d’avoir une très lourde responsabilité sur le plan émotionnel et psychologique, car mon travail consiste à amplifier la voix de mon peuple. 

Abier Al-Masri

Toutefois, je me considère plus chanceuse que les autres. J’ai un travail, je peux rentrer dans mon pays. J’ai réussi à voyager plus d’une fois. J’ai une maison. Aucun membre de ma famille n’a été blessé ou tué. Ma maison n’a été détruite pendant aucune des hostilités. Je travaille pour une organisation internationale qui a des contacts me permettant de voyager pour le travail, ce qui ne serait pas possible par moi-même.

En 2018, vous avez pu pour la première fois voyager en dehors de Gaza à 31 ans. Pourriez-vous nous raconter cette première expérience à l’étranger ?

C’était une sensation inouïe, incroyable. En montant dans le bus, j’ai pleuré. Une situation qui aurait dû être normale était pour moi un rêve inespéré. 

Une fois sortie de Gaza, je n’arrivais pas à y croire. Je voyais de grandes rues et prenais le taxi, je pouvais monter dans une voiture et parcourir de longues distances sans voir un panneau indiquant un arrêt frontalier. Il n’y avait plus de limite, mais seulement la liberté. J’étais très émotive, je pleurais sans raison : j’étais tout simplement heureuse. C’était une sensation très étrange. C’était la première fois que je ressentais un tel bonheur. Je savais que je devrais retourner à Gaza, donc je filmais pour pour essayer de garder à jamais ce sentiment avec moi. 

Néanmoins, au bonheur de découvrir le monde extérieur se mêlait la colère suscitée par l’injustice de notre situation. Les Palestiniens ne valent pas moins que les autres peuples mais sont punis collectivement, et sans raison.

Au bonheur de découvrir le monde extérieur se mêlait la colère suscitée par l’injustice de notre situation.

Abier Al-Masri

Sortir de Gaza constitue-t-il également un rappel de votre propre captivité lorsque vous êtes à Gaza ? 

Exactement. La première fois que j’ai voyagé, c’était à Istanbul pour Human Rights Watch. À mon retour, c’était la première fois que je voyageais d’un aéroport à un autre. D’habitude, je voyage de checkpoints en checkpoints. Je dois traverser le pont entre Israël et la Jordanie et passer la nuit à Amman avant de pouvoir enfin aller à l’aéroport et prendre l’avion. C’est donc très compliqué. Mais cette fois-ci, c’était vraiment incroyable. J’ai juste pris un vol, comme les gens normaux. Je n’ai pas eu à craindre d’être refusée à la dernière minute. 

Ayant vécu dans une partie enclavée d’un pays difficilement reconnu et divisé, comment définissez-vous votre identité et votre rapport à Gaza ? 

Je suis une palestinienne de Gaza. J’y ai grandi et j’ai vécu plusieurs événements difficiles depuis l’Intifada. Je suis fière d’être une sorte de survivante des fermetures. Je sais me battre au quotidien pour obtenir un droit élémentaire, même si c’est épuisant. J’ai donc le sentiment d’appartenir à l’endroit où je vis.

Mais quand je voyage, il n’est pas facile d’être palestinienne, surtout palestinienne de Gaza. J’ai toujours l’impression que mon traumatisme lié à la fermeture des frontières ne me quitte jamais. Mes proches me disent que je ne devrais pas rentrer, que je devrais rester et trouver un emploi ou étudier. C’est bien de trouver des opportunités à l’étranger, mais les gens ne se rendent pas compte que les habitants de Gaza ne seront jamais heureux ou en paix tant que Gaza sera dans cette situation misérable. Quand je suis hors de Gaza, je me sens coupable quand il y a des escalades de violence. Je veux rentrer dès que possible, car je ne devrais pas être en sécurité alors que mon peuple est en danger. Je me sens tellement liée à Gaza que, même à l’étranger, elle ne me quitte jamais. 

Les habitants de Gaza ne seront jamais heureux ou en paix tant que Gaza sera dans cette situation misérable.

Abier Al-Masri

Nous sommes isolés du monde extérieur, mais il est encore plus douloureux de constater que nous sommes isolés de la deuxième partie de notre pays, de notre patrie. Nous ne pouvons pas aller en Cisjordanie facilement. Nous ne pouvons pas aller à Jérusalem, alors que mes amis étrangers peuvent y accéder aisément. Tout cela, parce que nous sommes Palestiniens.

Alors que les Palestiniens subissent un fort contrôle israélien sur leurs faits et gestes, contraignant leur capacité d’action, comment percevez-vous l’organisation de cette lutte pour les droits de l’Homme et les dynamiques en son sein ? Que pensez-vous de l’efficacité de cette mobilisation en Palestine ?

Il est très difficile d’être palestinienne, et encore plus difficile d’être une défenseuse palestinienne des droits de l’homme. Six personnalités de la société civile palestinienne ont été désignées par les autorités israéliennes comme des groupes terroristes en raison de l’enquête et du travail qu’elles effectuent en matière de droits de l’homme.

Cette labellisation comme groupe terroriste est une attaque contre le mouvement des droits de l’Homme. Récemment, un défenseur des droits de l’Homme français qui travaille à Jérusalem, Salah Hamouri, a été arrêté par Israël, deux jours après mon arrivée en France. Je suis en France pour un programme de défense des droits de l’homme alors qu’un défenseur des droits de l’Homme palestinien français est arrêté et maltraité par Israël.

Vous avez travaillé en tant que formatrice pour ONG et travaillez au sein de Human Rights Watch auprès duquel vous documentez les violations des droits humains commises à Gaza. Quels sont les outils qui vous permettent d’accomplir ce travail ? 

Chaque jour est une résistance pour nous. Il m’est souvent demandé comment je peux continuer à m’engager dans toutes ces luttes quotidiennes. Nous n’avons pas le luxe de pouvoir nous effondrer, parce que personne ne se soucie de ce qui peut nous arriver. Nous devons résister en nous éduquant, en essayant de trouver un emploi, d’être indépendants, en sensibilisant les gens à notre cause. Ce que je fais ici, c’est aussi sensibiliser les gens à la réalité des Palestiniens, des habitants de Gaza, car ce que l’on voit dans les médias n’est pas la réalité de Gaza. Gaza, ce n’est pas seulement la violence. Il y a des gens merveilleux là-bas, des jeunes gens étonnants qui ont tout pour réussir, mais qui n’ont pas d’opportunités.

Nous n’avons pas le luxe de pouvoir nous effondrer, parce que personne ne se soucie de ce qui peut nous arriver.

Abier Al-Masri

C’est ainsi que nous poursuivons notre résistance. Nous aimons la vie, alors nous continuons. L’une des personnes que j’ai interrogées pour le rapport sur la liberté de mouvement que nous avons publié récemment nous a dit quelque chose qui m’a vraiment touché. Elle m’a dit : « Je crois que nous devrions toujours imaginer une vie sans fermeture, sans frontières et sans barrières ». 

En Palestine, existe-t-il des structures officielles où vous pouvez obtenir de l’aide pour les acteurs des droits de l’homme ? 

Nous avons d’excellents partenaires en Palestine, comme le Musée des abus humains et le Centre des droits de l’Homme à Gaza et en Cisjordanie. Nous avons également d’autres partenaires en Israël qui font un travail similaire. Il y a aussi Amnesty International qui agit à Gaza et en Palestine. Il y a par conséquent des structures puissantes sur le terrain qui documentent et amplifient les voix des Palestiniens.

Quelles sont aujourd’hui les priorités de votre combat ?

Tout ce que je veux, c’est sensibiliser l’opinion publique et parler de la Palestine, des Palestiniens, des habitants de Gaza, de la vie quotidienne, de la façon dont les gens normaux gèrent leur lutte et leurs difficultés. C’est unique d’avoir en France quelqu’un qui vient du terrain. Ma priorité est donc de sensibiliser l’opinion publique et d’agir autant que je le peux.

Alors que l’année 2022 marque les 15 ans du blocus israélien sur Gaza et que les affrontements continuent, illustrés par les tirs de roquette du week-end dernier, quelles sont les perspectives de développement pour Gaza ?

Il n’y a aucun développement possible à Gaza tant qu’Israël continue à mettre en cage les deux millions de personnes qui y habitent. Je ne vois aucune forme de développement possible. 

J’ai fait des recherches sur les personnes handicapées et il y a une pénurie de pièces de rechange pour leurs appareils auxiliaires en raison des restrictions sur les importations imposées par Israël. Parfois, les appareils sont endommagés et les gens se trouvent bloqués chez eux car ils ne peuvent pas recevoir de nouvel équipement. L’électricité est également un problème majeur. J’ai interviewé une femme qui s’est retrouvée enfermée chez elle pendant deux semaines parce qu’elle vivait au huitième étage et ne pouvait pas utiliser l’ascenseur. Israël a imposé une interdiction généralisée aux déplacements hors de Gaza. Seules les sorties du territoire pour des raisons humanitaires exceptionnelles sont autorisées. Cela signifie que la plupart des Palestiniens ne peuvent pas se déplacer hors de Gaza. Le développement ne sera possible que lorsque les gens pourront décider de voyager. Ils pourraient alors décider de suivre une formation qui n’existe pas à Gaza.

Une commission d’enquête mandatée par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU a publié récemment son rapport dans lequel elle attribue à Israël la grande majorité des causes du conflit. Comment percevez-vous la réaction et l’action des instances internationales face au conflit et l’enclavement de Gaza ?

C’est une bonne chose de voir tous les rapports qui sont publiés par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU. Il est très important de documenter chaque violation des droits commise en Palestine. Néanmoins ce travail ne signifie pas que lorsque le conflit cessera, tous les traumatismes disparaîtront. Après le cessez-le-feu, un autre type de violence débutera. Lorsque nous n’aurons plus à faire le deuil de nos morts, il faudra commencer un travail psychologique pour permettre aux habitants de s’adapter aux paysages de nos villes détruites. Pour nous, survivants, c’est très traumatisant. Nous sommes saisis par ce sentiment qui s’empare de nos âmes. Pendant plusieurs jours, je ne pouvais pas quitter ma maison parce que je ne voulais pas voir la ville détruite. Une tour que j’avais l’habitude de voir tous les jours lorsque j’étais enfant a été bombardée par l’armée israélienne. Je ne pouvais pas supporter l’idée de devoir sortir dehors et de voir mon environnement complètement détruit. En plus du traumatisme psychologique lié aux destructions, le bourdonnement constant des drones en vol nous rappelle tout ce qui s’est passé.

Quel impact la pandémie a-t-elle eu sur les conditions de vie à Gaza, et sur vos activités plus particulièrement ? 

La pandémie a causé beaucoup de panique. Au moment de la fermeture généralisée des frontières, je me suis retrouvée coincée en Jordanie. J’y ai passé environ trois mois loin de mes proches. Des restrictions très strictes avaient été imposées en Jordanie. Lorsque la situation me l’a permis, je suis retournée à Gaza. Après avoir passé trois semaines en isolement, des cas de Covid ont été identifiés à Gaza et des restrictions ont été imposées. Les zones de coworking dans lesquelles je travaillais ont été fermées. Il était difficile de travailler avec le manque d’électricité mais je faisais de mon mieux avec un générateur alternatif.  

La crise sanitaire a également eu un impact financier sur les habitants. Les personnes qui ont dû fermer leur commerce se sont retrouvées sans revenus.  Les chauffeurs de taxi ou les ouvriers dans le bâtiment ont été contraints d’arrêter leur travail. Le premier mois d’isolement à Gaza a été un désastre. La pénurie de médicaments et de respirateurs dans les hôpitaux nous menaçait. Nous avons dû faire appel à des donateurs qui nous ont heureusement soutenus. 

Bien que l’Europe soit un des plus gros contributeurs d’aide pour la Palestine, sa position sur le conflit reste ambiguë. Comment comprendre l’action et le rôle de l’Europe ? 

La situation en Ukraine illustre bien le double standard de traitement des Européens. Les pays européens soutiennent l’Ukraine et s’opposent à l’attaque des troupes russes. Les représentants politiques européens s’expriment pour condamner ce conflit, en oubliant que la même situation existe en Palestine. Les Palestiniens vivent dans un pays en guerre depuis plus de 70 ans. Et pourtant, aucun dirigeant européen ne s’exprime pour condamner la situation d’occupation dans laquelle nous nous trouvons. Ce qui se passe en Ukraine n’est pas acceptable.  Nous sommes tous des êtres humains et certaines personnes ne veulent pas voir que cette même situation décrite comme intolérable en Ukraine se déroule aussi en Palestine. Pendant la première semaine de la guerre en Ukraine, c’était très étrange pour moi car je pouvais imaginer ce que ces personnes ressentaient. En tant qu’habitants de Gaza, nous pouvons avoir de la compassion pour les Ukrainiens. 

Être en vie après un conflit ne signifie pas que vous avez réussi à survivre. Personne ne survit après un conflit. Personne, sauf l’auteur du conflit.

Abier Al-Masri

Qu’attendez-vous de l’Europe ? 

L’Europe doit accepter le fait que la situation d’apartheid est une réalité pour des millions de Palestiniens. Elle doit aussi faire pression sur les décisions israéliennes mettant hors la loi six organisations de la société civile palestinienne. L’Europe doit également demander à Israël de libérer le défenseur français palestinien des droits de l’Homme, Salah Hamouri, de sa détention administrative. Voilà donc ce que nous attendons des pays européens. Nous voulons simplement que les pays européens reconnaissent la réalité des pratiques discriminatoires israéliennes à l’encontre des Palestiniens. Lorsque j’ai réussi à obtenir un permis pour me rendre à Jérusalem, à chaque pas, un soldat m’arrêtait et vérifiait ma carte d’identité. C’est de l’apartheid. Je vois toutes les colonies, toutes ces lumières venant du côté israélien et ici à Gaza, nous n’avons pas d’électricité. Voilà la réalité de l’apartheid. 

Sources
  1. Originaire de Gaza, Abier Al-Masri est depuis 2016 assistante principale de recherche pour la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights
    Watch. Elle y documente, analyse et traite les violations des droits humains perpétuées sur la bande de Gaza, notamment celles dues à l’enclavement du territoire. Cette année, elle a été lauréate de la toute nouvelle initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme, lancée par le Président de la République en décembre 2021