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Vous trouverez à ce lien les autres épisodes de cette série d’été en partenariat avec la revue Le Visiteur.
Savez-vous le moyen de se perdre à Sienne ? Ne pas retrouver son chemin est une expérience des plus banales, il y suffit d’un peu d’ignorance. Mais s’égarer dans une ville comme on se perd en forêt, voilà qui demande au contraire de l’éducation. Dans son Enfance berlinoise, Walter Benjamin pose cette distinction cruciale, avant de préciser : « c’est Paris qui m’a enseigné cet art de s’égarer ». Il faut pour cela déjouer la signalétique qui, partout, et de manière envahissante, marque le sol, barre l’horizon et griffe le ciel de nos villes modernes. C’est elle qui, aujourd’hui, prétend nous espacer, distinguant les lieux publics, assignant les territoires de nos désirs. On pense qu’elle nous indique notre chemin, alors que c’est tout le contraire : elle nous désapprend à nous égarer, nous plongeant dans la selva oscura de Dante, forêt qui n’est obscure que par les écritures qui l’assombrissent. Ce n’est pas que les chemins viennent à manquer, c’est qu’étant entouré de tous les chemins possibles, le promeneur, incapable de se perdre, est perdu à jamais. Il est alors comme l’homme infortuné que chante le chœur de l’Antigone de Sophocle : « Ayant tous les chemins, sans chemin, il marche vers rien. » 1
Cette perte de l’égarement qui nous dirige et nous contraint vers des espaces obligés – et comment l’espace public pourrait être le lieu d’une obligation quelconque, sinon en se laissant glisser sur une pente sémantique des plus périlleuses puisqu’elle mène du bien public à l’ordre public ? – peut donner des envies d’ailleurs. On connaît le rêve de Roland Barthes : un voyage au Japon fut l’occasion pour lui d’un bain de jouvence dans une langue inconnue. Elle tombait à pic, dès lors que le flâneur égaré de Tokyo, lassé de l’encombrement sémantique où tout ce qui est visible devient lisible, travaillait à une éthique du signe vide : Barthes est frappé par ce qu’il appelle « l’extraordinaire finesse du traitement du signifiant » qui ne laisse aucune place au non-signe, mais il admire davantage encore le fait que cet empire des signes, ultimement, ne veut rien dire – au sens où il est un monde « strictement sémantique et strictement athée 2 ». On ne reconnaît rien parce qu’on ne s’y retrouve pas.
Cette expérience urbaine, ainsi que l’a montré Maurice Pinguet 3, réinvente l’art de se perdre. Pas seulement parce que les rues de la ville n’ont pas de nom, mais parce que le visiteur occidental cherche en vain, dans la ville japonaise, ce centre plein où se rassemblent toutes les valeurs de la civilisation : la spiritualité, le pouvoir, la marchandise, la parole. Tout à la fois « interdit et indifférent », le centre est vide. C’est pourtant un lieu d’autorité, puisque « habité par un empereur que l’on ne voit jamais, c’est-à-dire, à la lettre, par on ne sait qui ». Il en figure donc « l’idée évaporée, subsistant là non pour irradier quelque pouvoir, mais pour donner à tout le mouvement urbain l’appui de son vide central, obligeant la circulation à un perpétuel dévoiement 4 ».
Mais à Sienne ? Je repose la question : comment peut-on se perdre à Sienne quand tout, dans ce système de pentes et de déclivités qui fait la ville, amène par une douce violence le marcheur, même s’il est distrait – en fait : surtout s’il est distrait – à se retrouver au creux des collines, à la croisée des entailles qui font la conque évasée de la place du Campo ? Il suffit de fermer les yeux, de ne plus y penser, il suffit de se laisser guider par ses pas, et alors les volutes compliquées de nos itinéraires les plus hasardeux ou les plus erratiques s’arrêteront net, dans l’éblouissement retrouvé de la skyline siennoise. Là, les maisons s’écartent pour ménager ce bel espacement qui rappelle à chacun que l’architecture est l’art de la maintenance, en amitié, des espaces dans la ville. Soyez saoul comme le consul d’Au-dessous du volcan, la version ivrogne de la Comédie de Dante, et ce sera la même chose : votre marche sera à la fois incertaine et décidée puisqu’elle échouera toujours ici, comme l’eau qui ruisselle dévale immanquablement vers son bassin de réception. Cavea de théâtre antique ou coquillage aux bords finement ourlés, on peut multiplier les métaphores plus ou moins érotisées, le fait demeure : cette place est une nasse. Impossible d’y échapper : nul n’a jamais réussi à désobéir à l’ordre urbain qui nous intime d’y retrouver notre chemin.
Si l’on est architecte, et peut-être même historien de l’architecture, on a sans doute appris à aimer cette tyrannie des points de fuite, cette condensation extrême du sens qui replie en un seul lieu toutes les valeurs de la civilisation urbaine – l’échange, l’équilibre, la transparence, la sûreté, l’harmonie, l’intensité. Il y a même fort à parier que l’on pare le rassemblement de toutes ces vertus du beau nom d’espace public. Comment le contrarier quand ce qui nous y mène est cette mise en puissance de la force dans le signe que l’on appelle, en architecture, la beauté 5 ? Comment le déjouer dès lors que l’on assiste, impuissant et admiratif, à la récapitulation de toutes les « énonciations piétonnières » dont parlait Michel de Certeau en une seule et même phrase urbaine où le bruissement des conversations en ville fait place à la monodie du discours de la ville sur la ville 6 ? Comment ? Peut-être en prêtant l’oreille à ce que la langue trahit dans cette expression de faire place, qui désignera à la fois ici faire une place et faire de la place, place vide ou place nette ; plus précisément encore : faire place au sens de tenir lieu de, c’est-à-dire ultimement parler au nom de ceux que l’on représente – j’y suis et eux non.
L’espace public est donc décidément l’affaire des corps parlants, et voici pourquoi toute analyse architecturale à la manière d’Aristote (un lieu est là où deux corps ne peuvent être ensemble) doit être complétée, toujours en termes aristotéliciens, par une réflexion sur le langage instituant de l’animal politique qu’est l’homme en société. Il faudrait, afin de se perdre à Sienne, prendre le point de vue des bêtes – de celles qui surgissent toujours de manière soudaine et impromptue pour fissurer les blocs de prose de Federigo Tozzi de leurs points de vue acérés sur le bien des choses. « Mon âme a crû dans l’ombre silencieuse de Sienne, à l’écart, sans amitiés, trompée chaque fois qu’elle a demandé à être connue », écrit le narrateur de ce livre somptueux, « et le long de ses rues pentues, ses bâtiments me paraissaient être des éboulements qui m’effrayaient 7 ». C’est de cette inquiétude que je souhaiterais partir ici pour désencombrer la place civique de cet effet d’évidence qu’on appellera lieu commun, cherchant à circonscrire ce vide central dont parlait Roland Barthes, cette « idée évaporée » qui rend impossible tout consentement unanime.
Et d’abord, lorsqu’un architecte, un historien, un juriste et un philosophe parlent ensemble d’espace public, disent-ils la même chose ? Non sans doute, et la beauté des lieux n’est pas propre à apaiser leur dispute. En évoquant la calme assurance des places civiques des communes italiennes, on cherchait d’abord à troubler cette évidence : l’histoire urbaine dénie aux espaces publics toute qualité architecturale autre que celle d’accueillir et d’ordonner des corps cinglants et des langages assemblés. Voici pourquoi l’on ne s’attardera guère dans les pages qui vont suivre à décrire le pouvoir d’émerveillement de ces agencements architecturaux, préférant mesurer l’intensité de leur mise en puissance historique. Car le recours au passé sert, là encore, à jeter des lueurs d’intelligibilité sur un présent incertain. Ce qui le rend incertain ? Quelques confusions que l’on tâchera de dissiper, par exemple le fait que les lieux publics ne garantissent pas plus qu’ils ne promettent le déploiement d’un espace public. Cette histoire n’est pas seulement faite de formes mais de luttes, pas seulement de rassemblements mais de dispersion – car le moment éminemment politique est toujours celui où l’on se désassemble. On ne se désolera donc pas trop de ne pas partager les mêmes mots pour dire le lieu commun, car telle est l’hypothèse que l’on entend ici mettre à l’épreuve : c’est dans leur espacement que se situe la puissance proprement historique de l’espace public.
Désassembler l’espace public
Telle est donc ma proposition : partir de cette place civique italienne où semblent se superposer idéalement toutes les qualités architecturales, politiques, juridiques et philosophiques de l’espace public pour tenter de les désassembler, et de profaner, au lieu même de son apothéose, cette fausse évidence visuelle qui agit comme un piège à regard, mais aussi, on vient de le suggérer, comme une nasse. C’est nous faire violence, tant nous l’aimons, cette place civique italienne, tant nous avons été éduqués, et depuis si longtemps, à l’aimer – c’est-à-dire à se soumettre à cette forme honorable de domination qu’on nomme admiration. Mais de cela aussi il faudrait pouvoir faire la généalogie, ne serait-ce que pour restaurer l’art de se perdre. Alors commençons par une question des plus simples, de celles que posait Richard Goldthwaite au seuil d’un maître livre où il s’interrogeait sur la production et la consommation d’œuvres d’art dans l’Italie de la Renaissance : Why did Italy produce so much Art in the Renaissance ? 8 Ce qui, traduit dans l’ordre de nos préoccupations présentes, donnerait ceci : pourquoi est-ce en Italie qu’on a bâti tant de places, si belles et si convaincantes qu’elles semblent aujourd’hui encore conformer l’idée que nous nous faisons de ce que doit être un espace public ?
Pourquoi l’Italie, en effet. La réponse ne peut être qu’historique et politique. C’est dans l’Italie centro-septentrionale qu’a été portée à son degré maximum d’intensité sociale l’expérience communale, et ce dès le XIIe siècle. Expérience communale, entendons par là production sociale d’un mode inédit de gouvernementalité accompagnant l’émancipation urbaine, et qui repose essentiellement sur l’élection des magistratures, la délibération des citoyens, la collégialité des décisions, le contrôle des élites, l’ensemble se donnant à voir comme une conjuration, c’est-à-dire une communauté politique soudée par un serment pris en commun 9.
Deux précisions s’imposent d’emblée : la première concerne la spécificité italienne dans ce processus qui anime, à des degrés divers, l’ensemble de l’Europe urbaine. C’est une accentuation davantage qu’une exception, qui mériterait par conséquent d’être comparée à d’autres formes accentuées du même phénomène, comme dans les villes de Flandre. La seconde porte sur l’effectivité urbaine de la précédente formulation : une expérience qui se donne à voir comme une conjuration des volontés rassemblées. Car les espaces publics dont on doit parler sont bien davantage que le décor de cette scène politique qui, pour être efficace, doit sans cesse être rejouée ; c’est en vérité son protagoniste principal. Autrement dit, dans ce théâtre du pouvoir, la ville, dans ses formes matérielles, tient le premier rôle.
Il convient donc de repartir de la morphogenèse des espaces bâtis. La fabrique de la ville fut, dans l’Italie communale, la poursuite de la guerre féodale par d’autres moyens, et bien davantage que l’étalement des espaces publics polarisés par les églises puis les palais civiques et leurs équipements monumentaux, c’est l’étoilement des dépendances et des clientèles à partir de l’enracinement lignager des grandes familles qui constitue le mode principal d’agencement des territorialités urbaines. Il faut tout l’effort de communication politique d’une ville comme Venise à partir du xiiie siècle pour se donner à voir comme façonnée par la puissance publique quand tout, en réalité, y fut d’abord l’œuvre des initiatives privées et des stratégies foncières des établissements religieux. Il n’en demeure pas moins que les politiques édilitaires mises en œuvre par les communes, surtout dans leur phase « populaire » – c’est-à-dire à partir du moment où l’élargissement de la base sociale des regimi di popolo provoque leur accomplissement institutionnel – accompagnent les lentes et patientes conquêtes de l’espace public, qui viennent nuancer puis contrarier les solidarités de voisinage dominées par ce que l’on a appelé, notamment dans le cas de Gènes, « l’urbanisme du privé » 10. L’historiographie a depuis longtemps célébré le développement d’une cité unifiée par ses murailles, aimantée par ses places civiques, aérée par une voirie désencombrée, et manifestant ainsi la capacité nouvelle des élites dirigeantes à concevoir un aménagement global de l’espace urbain. On sait aujourd’hui que cette imposition de l’idée de commune utilité passe aussi par des initiatives d’apparence plus modeste, travaillant notamment les espaces de la sociabilité agissante, comme le puits. Lorsqu’il est capturé par la curia, les clients doivent emplir leur cruche au cœur du complexe immobilier du lignage : c’est alors la forme urbaine elle-même qui contraint les déplacements quotidiens vers un lieu éminemment privé, hors d’atteinte de la surveillance municipale. Voilà pourquoi la fontaine publique est sans doute la plus claire affirmation architecturale de l’idéologie du bien commun et qu’elle est souvent l’enjeu d’un investissement considérable, tant du point de vue financier qu’artistique et technologique (que l’on songe par exemple à la Fontana maggiore de Pérouse, nécessitant un système de canalisations souterraines qui puisent l’eau à plus de trois kilomètres du centre de la ville).
Tel est l’effort, tout à la fois urbanistique, réglementaire et social, de l’autorité communale : il s’agit d’abord de délimiter des espaces publics, non pas en leur affectant des propriétés architecturales précises mais en normant les pratiques sociales qu’ils accueillent et suscitent. Un espace public est moins un lieu qu’un usage social de ce lieu ; certaines règles de comportement (définies par les statuts communaux qui distingueront par exemple les trafics licites des trafics illicites, y acceptant les changeurs mais écartant le commerce alimentaire, etc.) le définissent plus sûrement que ses dimensions ou ses dispositions urbanistiques 11. Partout s’affirment les dispositions statutaires destinées à redresser les rues, recta linea ou bien ad cordam. Si les premières listes de magistri edificiorum de Rome datent de 1227 et qu’à Palerme, les « maîtres des immondices » tentent également de délimiter, borner et contenir tous les saillants qui projettent l’espace privé sur la voie publique, le document le plus caractéristique de cette ambition est le Liber terminorum de Bologne, dressé en 1294. Il résulte d’une enquête diligentée par les huit domini, assistés de quatre notaires et d’un arpenteur, pour vérifier l’emplacement des 460 bornes de marbre plantées par la commune, quarante ans plus tôt, et d’en installer de nouvelles, délimitant l’espace public contre les empiétements 12.
Du point de vue urbanistique comme du point de vue réglementaire, la commune a entrepris de lisser l’espace urbain, et surtout de le débarrasser de ces enclaves seigneuriales que le juriste Bartole de Sassoferrato décrit au milieu du XIV siècle dans son Tractatus de regimine civitatis (« Traité sur la manière de gouverner les villes ») comme les manifestations les plus révoltantes de la tyrannie. Désormais s’impose une délimitation plus tranchée, où la coupure nette de la façade triomphe sur des coutures plus frangées, celles par exemple des portiques et des loggias au XVe siècle, qui sont des lieux de l’entre-deux entre l’espace domestique de la demeure et l’espace public de la voirie, des lieux d’une interface sociale que la nouvelle tendance à la séparation des espaces rend indésirable. Si bien que l’on pourrait dire de l’architecture humaniste du dernier tiers du Quattrocento qu’elle esthétise la ségrégation urbaine 13.
Esthétisation n’est sans doute pas le bon mot pour désigner ce discours d’escorte des pouvoirs qui s’inscrit au sol comme récit d’espaces. Mieux vaudrait dire mise en beauté de la ségrégation urbaine, en se souvenant de la leçon d’Alberti : toute mise en beauté est une mise en défense, puisque le pouvoir de bâtir est d’abord un désir de se mettre à l’abri du regard des envieux. Il l’écrit dans son De re aedificatoria : « Or, la beauté obtiendra, même de la part d’ennemis acharnés, qu’ils modèrent leur courroux et consentent à la laisser inviolée 14 » Autrement dit, elle est proprement désarmante. C’est supposer l’universalité et l’invariance d’une disposition anthropologique à la saisir : « on peut s’en étonner et se demander pourquoi la nature nous fait immédiatement sentir à tous, ignorants comme savants, ce qu’il y a de juste ou de vicieux dans la conception des choses et dans leur exécution, en particulier dans ces questions où le sens de la vue l’emporte en acuité sur tous les autres 15 ». Cette idée albertienne est étrange, car tout dans l’histoire vient la démentir – et surtout lorsqu’on se souvient que Leon Battista Alberti s’adresse d’abord à ces commanditaires en puissance que sont les grands marchands et les hauts dignitaires des ordres religieux, mais d’abord et avant tout les princes à qui il promet donc l’obéissance de sujets intimidés par l’harmonie architecturale. C’est une idée étrange, mais puissante, puisqu’elle rend compte de l’efficacité proprement politique que les princes attendaient, non seulement de la construction édilitaire, mais de l’embellissement des villes, dans une société politique qui ne croyait sans doute plus à l’effectivité politique du serment pris en commun 16.
Resterait à comprendre pourquoi cette idée, étrange et puissante, nous plaît tant. La réponse est aisée : nous l’aimons car elle nous conforte et nous justifie. Du point de vue de la création architecturale, le De re aedificatoria est bien un « texte instaurateur », comme l’écrivait Françoise Choay, mais ce qu’il instaure est moins la valeur esthétique de l’architecture que le statut social de l’architecte – il en va de ses rapports au pouvoir, au public, à l’argent, et surtout à l’idée qu’il se fait de lui-même, à travers la question que je pense cruciale de l’auctorialité de l’œuvre architecturale. Alberti a moins écrit un art de bâtir qu’un traité politique sur le fait d’édifier – aedificatorius pouvant être glosé à la mode bourdieusienne en « ce que bâtir veut dire ». Ce traité assigne à l’architecte un rôle de traducteur qui doit « accompagner constamment l’histoire et rendre explicite, par sa fonction médiatrice, l’expression du pouvoir 17 ». Voici pourquoi il instaure la pratique architecturale comme un art de la persuasion, l’une des branches de la rhétorique. D’où la dimension essentiellement énonciative de la trattatistica renaissante qui fait suite aux « écrits argumentateurs 18 » des traités urbains. Mais si l’on peut suivre l’auteure de La Règle et le modèle sur ce point, on prendra garde à ne pas croire pour autant que l’espace public des villes européennes fut construit avant d’être pensé, et pensé quand il ne pouvait plus être construit. Du XIIIe au XVe siècle, il se déploie d’abord comme un espace qualifié, et ce qui le qualifie est moins des propriétés architecturales que des manières de le dire. Or un espace qualifié est toujours en puissance d’être disqualifié, et c’est à cette réversibilité de l’expérience historique qu’il nous faut désormais nous attacher.
Une expérience politique réversible
Ce que le temps a rassemblé, il appartient à l’histoire de le désassembler, si l’histoire est bien cet exercice de la pensée critique qui consiste à troubler l’évidence du monde tel qu’il est, en montrant qu’à chaque moment, le monde – et si je dis le monde à des architectes, ils peuvent fort bien entendre : la ville, en ceci qu’elle est la plus grande chose que les hommes peuvent construire en ce monde 19 – peut devenir différent de ce qu’il est. Cet empilement de sens entre les vertus architecturales, politiques, philosophiques et juridiques de l’espace public est un moment d’une histoire que nous célébrons en son sommet albertien, mais qui peut se défaire – et qui, au xve siècle, s’est déjà maintes fois défaite. Or cette défaite de l’espace public, lorsqu’elle a lieu, est d’abord un événement de langue. Cela, nous pouvons très aisément le comprendre aujourd’hui : c’est l’appauvrissement de la langue politique (c’est-à-dire, plus précisément, de l’usage politique de la langue) qui produit la dégradation de la chose publique.
Prenons, pour nous en convaincre, l’exemple de Florence au début du XIVe siècle. Le 8 novembre 1301, les Guelfes noirs de Corso Donati et Charles d’Anjou prennent le pouvoir à Florence. L’événement est considérable : il va notamment provoquer l’exil de Dante. Décrivant la victoire de ses adversaires et la ruine de ses idéaux, le chroniqueur Dino Compagni décrit d’abord le dérèglement d’une parole politique, cette malizia qui peut corrompre l’éloquence et l’échange discursif, et ainsi saper l’ensemble d’un édifice politique qui repose sur l’adéquation entre « bien parler » et « bien vivre ensemble 20 » : « Bien des péchés ignobles furent commis : sur des filles vierges, ou des mineurs qu’on spoliait, et des hommes sans défense, qui étaient dépouillés de leurs biens, et qu’ensuite on chassait de leur ville. Et ils firent quantité de lois, celles qu’ils voulaient, autant qu’ils en voulaient et comme ils les voulaient […]. Bien des trésors furent cachés en des lieux secrets. Bien des langues se retournèrent en quelques jours : quantité d’injures furent lancées contre les anciens Prieurs, à grand tort, par ceux-là mêmes qui peu auparavant les avaient magnifiés. Beaucoup ne les vitupéraient que pour plaire à leurs adversaires. Et ils reçurent bien des offenses. Mais ceux qui dirent du mal de ces hommes mentaient, car tous n’eurent à cœur que le bien commun et l’honneur de la république. 21 »
Nous sommes ici au point d’articulation de la chaîne logique qui lie politique judiciaire, politique édilitaire et politique fiscale en un même idéal de transparence.
Car c’était la politique du popolo que de défendre des pratiques systématiques d’éclaircissement de l’espace public : par l’enquête judiciaire, par l’inquisition fiscale, par le dégagement édilitaire – dans les trois cas, il s’agit bien de rendre visible ce que les puissants veulent cacher. Dino Compagni évoque des « lieux secrets » dans la ville, et l’on sait bien que les statuts urbains, au nom du bien commun, traquent peu à peu tous les recoins de la ville, les chicanes et les impasses, les portiques et les cours, pour refuser le clair-obscur d’une articulation frangée entre l’espace public et l’espace privé et imposer au contraire une coupure plus franche, par un double mouvement de dévoilement de ce qui était à demi caché, et d’occultation de ce qui était à demi ouvert. Car au Moyen Âge, le privé est ce qui se dit ou se fait à l’écart des autres, c’est le retrait davantage que le secret – une manière de se mettre à l’écart des lieux où l’on s’expose aux regards et aux oreilles 22.
L’espace public est donc bien, ultimement, une langue en partage, et la régulation harmonieuse et pacifique de ses usages. La ville bien régulée est aussi une ville où la parole circule de manière non contrainte, et le bien commun est l’espace de cette libre circulation. S’il est entravé, alors on « lance des injures » on « vitupère » ses amis pour plaire à ses adversaires, on fait de la ville le labyrinthe obscur des échanges déréglés. Que devient alors l’espace public ? Contrairement à ce que l’on pourrait croire – et notamment en lisant Leon Battista Alberti –, il se dégrade en s’embellissant. C’est au moment où il ressemble le plus à un lieu public, magnifié dans son cadre urbain, qu’il fonctionne le moins comme un espace public. Comme le forum romain sous l’Empire, l’espace se dépolitise à mesure qu’il s’encombre de monuments : « l’espace de délibération, ceint des monuments nécessaires à son fonctionnement, n’est plus qu’un écrin destiné à valoriser la personne du prince 23. On pourrait en dire de même de la place de la Seigneurie à Florence au temps du gouvernement des Médicis, où s’assemble un peuple de statues au moment même où s’assèchent les pratiques délibératives des grandes assemblées collectives qui constituaient la matrice des régimes communaux.
Car ce sont bien les pratiques délibératives des assemblées urbaines (notamment l’assemblée civique qu’on appelle arengo en Italie centrale et parlamentum, concio, comune colloquio en Italie du Nord) qui ont précipité la création de leur lieu propre, la place civique – celle-ci étant envisagée comme lieu d’une parole politique, lieu d’échanges et de confrontations accueillant et suscitant le déploiement d’un espace public qui peut ensuite se disséminer en ville 24, dans la mesure où le régime communal se caractérise d’abord par sa pluralité institutionnelle et son polycentrisme urbain. L’accentuation de la solennité des lieux est aussi une façon de dépolitiser ces lieux publics, et de bloquer le déploiement d’un espace public. C’est le cas des villes italiennes de tradition communale, mais passées sous la coupe d’un pouvoir seigneurial ou princier au xive siècle. Ainsi pour le Broletto (c’est-à-dire la place civique) de Milan, dont le cadre monumental est fixé depuis 1228. Les seigneurs de Milan occupent également cet espace, mais fictivement, en le magnifiant de leur présence monumentale : un espace de délibération politique devient le lieu de la célébration dynastique, par une stratégie douce d’inversion des signes 25. Thierry Paquot a écrit de l’espace public que c’est « un singulier dont le pluriel – les espaces publics – ne lui correspond pas 26 ». Car en tant qu’il désigne fondamentalement, je veux dire dans une perspective habermassienne, l’usage public de la raison – c’est-à-dire la capacité d’une société moderne à exposer, au-delà d’une logique de déploiement de la représentation, les conditions de possibilité de ce que les juristes appellent aujourd’hui des désaccords raisonnables – ils n’affectent qu’accidentellement une dimension spatiale. On peut d’ailleurs soutenir l’idée que la traduction de l’Öffentlichkeit en « espace public » plutôt qu’en « sphère publique » est un accident de langue, ou en tout cas le symptôme d’un fait de langue, le français ayant toujours tendance à spatialiser les notions abstraites. Voici pourquoi il est nécessaire de distinguer l’espace public des lieux publics, car l’espace public peut se déployer dans des lieux publics, mais n’a pas besoin d’eux pour advenir.
Dire de l’espace public qu’il est une potentialité du devenir historique, c’est donc bien décrire, comme je tâche de le faire ici, un espace public en puissance. Éminemment provisoire, jamais gagnée d’avance, toujours à reconquérir – car ce qui se déploie comme une sphère détachée de l’État où s’éprouve l’usage public de la raison peut aussi se replier dans la gloire illusoire des acclamations du pouvoir. En ce sens, nous avons tenté d’identifier des espaces publics occasionnels, c’est-à-dire des occasions de déploiement d’espace public, qui peuvent, on l’a dit, être des promesses non tenues, des devenirs inachevés, et qui en ce sens se rapprochent de ce que Oskar Negt a qualifié d’espace public oppositionnel 27. C’est à cette lumière que l’on a proposé de relire Jürgen Habermas à partir de ce qui peut le mettre en défaut 28. Lorsque le philosophe décide à la fin des années 1950 de s’intéresser à l’émergence de l’espace public, c’est dans une perspective généalogique qu’explicite le sous-titre de son livre paru en 1962 : L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Mais il observait alors les prémisses d’une dégradation de l’espace public en espace publicitaire – c’était donc bien à la réversibilité et à la fragilité du phénomène qu’il s’intéressait. Il voulait comprendre comment l’espace public était apparu, car il craignait de le voir disparaître. Dès lors, ce qu’il disait du Moyen Âge était plus intéressant, comme si on le lisait comme futur non advenu que comme antonyme de la modernité. Habermas a toujours pensé le monde à partir de ce qui était le plus difficile à penser : pour lui, se faire entendre, se faire comprendre. Voici en quoi il peut servir de guide dans l’histoire de la mise en puissance du passé par l’observation inquiète des espacements publics.
Des espacements publics ou le passé en puissance
Avons-nous perdu de vue l’art de se perdre ? Peut-être pas : reprenons le fil de nos égarements. Dans son roman Austerlitz, W. G. Sebald fait le récit d’une quête manquée, ou plus précisément d’une enquête contrariée : son narrateur fait retour sur son propre passé, qui l’amène à parcourir un circuit monumental où, d’une certaine manière, chaque édifice lui ment. Du passé a été déposé là, mais ce qui se présente comme un héritage est en fait, à chaque fois, un obstacle dans la connaissance du passé. Sebald ne cesse de buter sur des anti-« lieux de mémoire », car il découvre au fur et à mesure de ses déconvenues que ceux qui ont fait l’histoire – et pas seulement, en l’occurrence, les nazis – étaient aussi attachés à dissimuler les traces de leurs actions qu’à les célébrer. Comment un lecteur conséquent de Sebald peut-il continuer à croire qu’on lit dans une ville italienne comme dans un livre ouvert ? Que pour connaître la consistance politique de la vie de relations qui s’y est déployée voici sept ou huit siècles, il suffirait d’y aller voir, le nez au vent, de « juger cette société sur sa mine », comme l’écrivait Paul Veyne, et de décréter tout de go : ce palais me semble intimidant, cette place civique a l’air accueillante, comme si le langage architectural s’imprimait au sol sans feinte, sans remords, sans lapsus, comme si le pouvoir y disait ce qu’il avait à dire sans jamais se trahir ni se tromper.
Reste que les villes sont des réservoirs de ce que Hayden White appelle justement, à la suite du philosophe Michael Oakeshott, le practical past, le passé utilisable. Il désigne « tous les aspects du “passé” que nous portons en nous et dont nous nous servons dans la vie quotidienne quand nous avons besoin d’idées, de modèles, de formules et de stratégies pour résoudre des problèmes pratiques que nous rencontrons dans ce que nous concevons comme notre “situation” présente 29 ». Ce passé utilisable s’oppose au passé historique, en tant que le passé historique est une « version corrigée et organisée » du passé, certifiée comme authentique, c’est-à-dire adéquat à ce qui s’est passé – mais qui est en somme une fiction théorique, puisqu’il n’existe pas, ou n’existe plus, avant d’avoir été restitué. Habiter la ville, c’est investir l’espace de coprésence de ces passés utilisables qui sont autant de mises en puissance de l’expérience historique. C’est ainsi que le passé des communes italiennes peut être envisagé : comme une collection de problèmes à repenser davantage que de modèles à imiter. Y chercher l’espace public en puissance, c’est comprendre qu’il ne s’énonce pas toujours le plus efficacement là où il s’énonce le plus bruyamment. C’est, en somme, prendre le parti d’une architecture qui dessine le vide dans la ville bien plus qu’elle ne lui impose des objets éloquents, c’est choisir un art de l’espacement qui a à voir avec la politesse des Grecs dont parle Gilles Deleuze, « un art d’instaurer de justes distances entre les hommes, non pas hiérarchiques, mais géométriques » qui consiste « à n’être ni trop près ni trop loin, pour éviter de donner ou de recevoir des coups » 30. Est-ce cela que Benoît Goetz appelle la dislocation ? Dans ce cas, il faudrait comprendre que l’espace public est ce qui fait place à la liberté des femmes et des hommes, entendez ce qui leur fait de la place et leur donne une place, en tant que cette place ne sera jamais assignée à l’avance et une fois pour toutes. L’espace de la place, où l’on s’expose à la visibilité, à la mixité, à un mélange qui n’est pas une mêlée, est ce qui « interdit justement de rester en place, et de s’en tenir à une place, à sa place, déterminée de toute éternité par un récit qui néglige l’espace. Donner place à l’espace c’est annuler en un endroit la puissance de ces récits identificatoires 31 ». Et que l’on s’entende bien : l’espacement n’est en aucune manière un renoncement politique au rassemblement. Sans doute est-il nécessaire de le rappeler aujourd’hui, dans l’effervescence actuelle d’un agir politique qui entend l’institution du commun, ou l’acte de faire commune, comme un moyen – par des corps amassés et des langages déliés – de consentir à se lier : « le propre de la situation à laquelle une commune fait face est qu’à s’y donner entièrement, on y trouve toujours plus que ce qu’on y amène ou que ce qu’on y cherche : on y trouve avec surprise sa propre force, une endurance et une inventivité que l’on ne se connaissait pas, et le bonheur qu’il y a à habiter stratégiquement et quotidiennement une situation d’exception 32 ».
On trouverait bien des situations historiques pour conforter la philosophie politique du rassemblement dont Judith Butler rappelle à juste titre la performativité : occuper l’espace public, c’est plus que prendre position ou faire pression, c’est instituer le politique en exposant sa propre vulnérabilité 33. Il est maints exemples dans l’histoire des commotions urbaines du Moyen Âge – et l’on pourrait ici prendre plutôt des cas flamands qui le montreraient avec éloquence – qui décrivent cette effectivité directe de l’occupation corporelle de l’espace public. Mais on doit aussi se souvenir que le moment le plus politique de tout rassemblement est toujours celui de la dispersion. Maurice Blanchot l’a écrit, en des mots inoubliables, qu’il nous faut, ici encore, rappeler : « Il ne faut pas durer, il ne faut pas avoir part à quelque durée que ce soit. Cela fut entendu en ce jour exceptionnel : personne n’eut à donner un ordre de dispersion. On se sépara par la même nécessité qui avait rassemblé l’innombrable. On se sépara instantanément, sans qu’il y eût de reste, sans que soient formées ces séquelles nostalgiques par lesquelles s’altère la manifestation véritable en prétendant persévérer en groupes de combat. Le peuple n’est pas ainsi. Il est là, il n’est plus là ; il ignore les structures qui pourraient le stabiliser 34. » En redisant ces paroles, plusieurs fois prononcées à Lagrasse, comment ne pas penser à mon ami Mathieu Riboulet, à qui j’ai emprunté les mots projetés en avant de ce texte, « corps cinglants et langages assemblés ». C’était dans un texte que nous avons écrit ensemble, Prendre dates, mais ces mots sont de lui. Inversant une formule de Sophie Wahnich sur l’historicité d’un nous révolutionnaire (« nous qui a[vons] eu le courage de l’insurrection pour qu’elle ne soit plus nécessaire ») qui évoquait cette capacité « à dire non et à simplement le faire savoir par la puissance du langage cinglant et des corps assemblés », il la retourne et l’espace, c’est-à-dire qu’il la poétise – et en la poétisant, il la politise davantage. Écoutez : « Le corps que nous formons depuis 1789 n’est pas un mythe, n’est pas qu’un mythe, dans cinq jours, le 11 janvier, nous en ferons à nouveau l’expérience aux yeux du monde, lequel n’aura alors pas assez d’alphabets pour le décrire, et ce reflet renvoyé en langues étrangères nous laissera pensifs, rassérénés peut-être, provisoirement, mais pensifs : il n’est de corps cinglants, de langages assemblés qui ne se pulvérisent, qui ne se désassemblent. Car nous avons peu à peu déserté la grande place ouverte où nos corps se rejoignent pour prendre la parole 35. »
Désertion ou dispersion ? En cherchant à désassembler la notion d’espace public, me suis-je perdu dans l’art de se perdre ? Je ne crois pas : nous n’en avons pas terminé avec cette « grande place ouverte » avec laquelle, pour ma part, j’eus d’autres rendez-vous – je veux parler de la place de la République. Ce qui reste, une fois que l’on a renoncé à la monumentalité ? Je dirai qu’il reste, le plus banalement du monde, un lieu commun. Ainsi, en faisant de la notion d’espace public un lieu commun, on ne la rabaisse ni sur le plan intellectuel ni sur le plan politique. Il s’agit tout au contraire d’en revenir à la définition rhétorique d’Aristote qui opposait les « lieux spécifiques » du discours spécialisé des sciences aux « lieux communs » qui constituent les arguments accessibles à tous d’un discours général – et nous retrouvons pour finir les catégories aristotéliciennes glosées par Roland Barthes 36. Un lieu commun met en commun ceux qui s’y retrouvent, et suscite par conséquent moins l’adhésion que la reconnaissance, ou le sentiment immédiat d’identification. Voilà pourquoi le lieu commun, pour préserver la fluidité et la labilité de son sens, comporte nécessairement de l’implicite. On peut même aller plus loin et dire, avec Jocelyne Dakhlia, que la banalité du topos configure une communauté culturelle : tous ceux qui admettent comme banale la notion d’espace public ont quelque chose d’essentiel en commun 37. Or cet implicite se prête toujours à un jeu de politisation et de dépolitisation qui transforme la capacité d’identification – de mise en commun – des acteurs qui le reçoivent comme banal, évident et indiscutable. Dans un livre paru récemment, Claudia Moatti propose une histoire discontinue, hétérogène de la chose publique placée sous le signe de ce qu’elle propose d’appeler l’altéronomie, c’est-à-dire l’aptitude sociale « à l’imagination politique, à l’altérité comme à l’altération, aux clivages dans les conceptions et les pratiques 38 ». Ce n’est pas parce que chacun, à un même moment, parle le même langage que tout le monde s’entend sur les mots ou les investit de la même manière. Reconnaître l’altéronomie dans la capacité à former société, c’est saisir ce que Nicole Loraux appelait, pour la cité grecque, « le lien de division » (la stasis), c’est-à-dire les formes les plus variées de dissension civique. C’est elle, ultimement, la discordia, qui fait la vie civique. Impossible de décrire la complexité des mutations, des ruptures et des résurgences de cette histoire fragmentaire et discontinue. Il suffit de dire qu’elle ne renvoie ni à une origine ni à une essence, ni même à un modèle à imiter. Ce qui demeure à la toute fin, c’est « une référence mobilisatrice, qui ne permet pas, assurément, de définir la nature de la res publica, mais qui dit quelque chose d’unique : que la “chose publique” est incertaine et imprécise, fluctuante et ouverte, en tant qu’elle est du ressort des citoyens, l’effet même de leur rapport conflictuel, de leur dissensus originaire et surmontable, seule condition de la politique comme monde commun 39 ».
Ce caractère insaisissable de la res en fait ce que Claude Lévi-Strauss appelait un « signifiant flottant ». Il s’applique « à un nombre infini de référents matériels ou immatériels, qui peuvent être “quelque chose” ou non 40 ». La res n’est donc même pas nécessairement une chose. C’est le vide de la chose qu’on appelle en grec kénos, et la nature kénotique de la res publica fait qu’elle est susceptible, selon les situations, d’extension ou de rétrécissement – de même que l’espace public peut se dépolitiser et se repolitiser, se déployer et se rétracter. Dès lors, « cette indistinction originelle, cette acception non substantielle des choses révèlent une ontologie de l’action : l’acte humain seul permet de clarifier le monde et surtout de le remplir ; le monde n’existe qu’en tant qu’il est l’objet de l’intérêt des citoyens ou de leurs conflits ». Bien entendu, la res publica romaine ne demeure pas dans cet état d’instabilité kénotique qui la rend ouverte et disponible à l’agir humain, à l’expérience d’une vie politique au sens plein qui, on le comprend, n’est pas seulement la participation au jeu des institutions, puisque dès le IIe siècle, la chose publique entre dans le monde du discours juridique, historique, politique qui réduit sa part d’indétermination. C’est pour décrocher la res publica de la généalogie du républicanisme qu’écrit donc Claudia Moatti, mais également pour la rematérialiser. Et l’on devrait faire de même avec l’espace public : en le maintenant en puissance, on le rend habitable.
Sources
- D’après Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, Paris, Minuit, 1977, p. 14
- Roland Barthes, « Sur “S/Z” et “L’Empire des signes”, entretien, Les Lettres françaises, 21 mai 1970 », dans Œuvres complètes, éd. Éric Marty, vol. III, Livres, textes, entretiens, 1968-1971, Paris, Seuil, 2002, p. 655-670, en particulier p. 667.
- Maurice Pinguet, Le Texte Japon, Paris, Seuil, 2009.
- Roland Barthes, L’Empire des signes [1970], dans Œuvres complètes, op. cit., vol. III, p. 347-446, en particulier p. 374
- Selon la définition de Louis Marin, Politiques de la représentation,Paris, Kimé, 2005, reprise dans Patrick Boucheron, « L’implicite du signe architectural : notes sur la rhétorique politique de l’art de bâtir entre Moyen Âge et Renaissance », Perspective, 2012-1, p. 173-180.
- Jean-Christophe Bailly, La Phrase urbaine, Paris, Seuil, 2013.
- Federigo Tozzi, Les Bêtes [1917], traduit de l’italien par Philippe Di Meo, Paris, José Corti, 2012, p. 15 et p. 61.
- Richard Goldthwaite, Wealth and the Demand for Art in Italy, 1300- 1600, Baltimore-Londres, Johns Hopkins University Press, 1993, p. 1.
- Claude Lefort, « L’Europe : civilisation urbaine », Esprit, no 303, 2004, p. 225-243.
- Élisabeth Crouzet-Pavan, « La ville et ses villes possibles : sur les expériences sociales et symboliques du fait urbain (Italie du centre et du Nord, fin du Moyen Âge) », dans Jean-Claude Maire Vigueur (dir.), D’une ville à l’autre : structures matérielles et organisation de l’espace dans les villes européennes (XIIIe-XVIe siècles), Rome, École française de Rome, 1989, p. 643-680.
- Élisabeth Crouzet-Pavan, « “Pour le bien commun”… À propos des politiques urbaines dans l’Italie communale », dans Élisabeth Crouzet-Pa- van (dir.), Pouvoir et édilité. Les grands chantiers dans l’Italie communale et seigneuriale, Rome, École française de Rome, 2003, p. 11-40.
- Jacques Heers, Espaces publics, espaces privés dans la ville. Le Liber terminorum de Bologne (1294), Paris, CNRS, 1984.
- Cette hypothèse est développée dans Patrick Boucheron, De l’éloquence architecturale. Milan, Mantoue, Urbino (1450-1520), Paris, Éditions B2, 2014.
- Leon Battista Alberti, L’Art d’édifier, traduit du latin, présenté et an- noté par Pierre Caye et Françoise Choay, Paris, Seuil, 2004, p. 278 (livre VI, chap. ii, 447).
- Ibid., p. 97 (livre II, chap. i, 95).
- Je remercie Pierre Caye pour m’avoir suggéré cette idée.
- Franco et Stefano Borsi, Alberti. Une biographie intellectuelle, Paris, Hazan, 2006, p. 73.
- Françoise Choay, La Règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris, Seuil, 1980, p. 38.
- Voir sur ce point Emanuele Coccia, Le Bien dans les choses, traduit de l’italien par Martin Rueff, Paris, Payot et Rivages, 2013.
- Paolo Cammarosano, « L’éloquence laïque dans l’Italie communale (fin du XIIe-XIVe siècle) », Bibliothèque de l’École des chartes, no 158, 2000, p. 431-442.
- Dino Compagni, Chronique des événements survenant à son époque, édité et traduit par Patrick Mulla, Grenoble, Ellug, 2002, p. 146-147.
- En ce qui concerne ce sujet, je me permets de renvoyer à Patrick Boucheron, « Politisation et dépolitisation d’un lieu commun. Remarques sur la notion de “bien commun” dans les villes d’Italie centro-septen-trionale entre commune et seigneurie », dans Élodie Lecuppre-Desjardin (dir.), “De Bono Communi”. Discours et pratique du Bien commun dans les villes d’Europe occidentale (xiiie-xvie s.)/The Discourse and Practice of the Common Good in the European City (13th 16th c.), Turnhout, Brepols, 2010, p. 237-251.
- Yvon Thébert, « À propos du “triomphe du christianisme” », Dialogues d’histoire ancienne, no 14, 1988, p. 277-345, p. 314. »
- Pour tout ce qui suit, voir Jean-Pierre Delumeau, « De l’assemblée pré- communale au temps des conseils. En Italie centrale », Le genre humain, nos 40-41, 2003, Marcel Detienne (dir.), Qui veut prendre la parole ?, p. 213-228.
- Analyse développée dans Patrick Boucheron, « Hof, Stadt und öffentlicher Raum. Krieg der Zeichen und Streit um die Orte im Mailand des 15. Jahrhunderts », dans Werner Paravicini et Jörg Wettlaufer (dir.), Der Hof und die Stadt. Konfrontation, Koexistenz und Integration im Verhältnis von Hof und Stadt in Spätmittelalter und Früher Neuzeit, Ostfildern, Thorbecke, 2006, p. 229-248.
- Thierry Paquot, L’Espace public, Paris, La Découverte, 2009, p. 3.
- Oskar Negt, L’Espace public oppositionnel [2001], traduit de l’allemand et préfacé par Alexander Neumann, Paris, Payot, 2007.
- Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt (dir.), L’Espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, Paris, PUF, 2011.
- Hayden White, « Le passé utilisable » [2014], édité et traduit par Philippe Carrard, dans Hayden White, L’Histoire s’écrit, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, p. 217-239, en particulier p. 223.
- Gilles Deleuze, Périclès et Verdi. La philosophie de François Châtelet, Paris, Minuit, 1988, p. 14.
- Benoît Goetz, La Dislocation. Architecture et philosophie, Paris, Éditions de la Passion, 2001, rééd., Lagrasse, Verdier, 2018, p. 233.
- Comité invisible, À nos amis, Paris, La Fabrique, 2014, p. 221.
- Judith Butler, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique [2015], traduit de l’anglais (États-Unis) par Christophe Jaquet, Paris, Fayard, 2016.
- Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 56.
- Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2016, p. 15-16.
- Voir le commentaire de Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », Communications, no 16, 1970, dans Œuvres complètes, op. cit., vol. III, p. 527-600, notamment p. 580.
- Jocelyne Dakhlia, « La question des lieux communs. Des modèles de souveraineté dans l’islam méditerranéen », dans Bernard Lepetit (dir.), Les Formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 39-61.
- Claudia Moatti, « Res publica ». Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, 2018, p. 17.
- Ibid., p. 412.
- Ibid., p. 29.