Quelles ont été les premières images, les premières lectures qui vous ont fait découvrir l’Équateur ? 

Mon père, Jean Descola, était un historien de l’Espagne et de l’Amérique Latine. J’étais donc familier de l’Amérique Latine depuis l’enfance à travers les livres. J’avais lu ceux écrits par mon père ainsi qu’une partie de l’importante documentation qu’il avait accumulée à la maison. L’histoire et la géographie de l’Amérique Latine ne m’étaient donc pas étrangères. C’est pourquoi lorsqu’il s’est agi, plus tard, de chercher un terrain, c’est vers l’Amérique Latine que je me suis tourné, d’autant que je parlais espagnol, ce qui était un bon point de départ. Il se trouve que mon père était également ami avec un diplomate équatorien, amoureux de la France, qui y avait fait ses études et qui s’était arrangé pour être nommé à Paris et y rester. Souvent, lorsqu’il dînait à la maison, j’écoutais les histoires qu’il racontait à propos de son pays. J’avais ainsi des échos de ce qu’était ce petit pays andin sur lequel on savait peu de choses car la presse n’en parlait jamais, si ce n’est pour annoncer les coups d’État qui s’y produisaient régulièrement.

J’en avais donc une idée assez romanesque qui s’associait également à la lecture d’ Ecuador, le journal de voyage qu’encore jeune homme, Henri Michaux avait rapporté de son séjour en Équateur avec un passage par l’Amazonie équatorienne et le rio Napo, puis l’Amazone, pour aller jusqu’à la côte Atlantique. Il parle très bien de l’Équateur dans cet immense périple. J’avais aussi été frappé par L’homme à cheval de Drieu La Rochelle dont l’action se situe dans une Bolivie un peu fantasmagorique dont j’avais fait une sorte de prototype des pays andins. J’avais ainsi des sortes de mythologies flottantes, fabriquées de bric et de broc. 

C’est donc assez naturellement que s’impose la décision, plus tard, d’aller faire votre terrain en Équateur ?

La décision d’aller faire du terrain en Équateur s’est prise en plusieurs temps. J’ai mené mon premier terrain au sud du Mexique dans les Chiapas, dans la région de la forêt Lacandone, parmi des colons Tzeltal. Le terrain, qui n’a duré que quelques mois, m’a un peu déprimé parce que c’étaient des gens qui avaient migré des hautes terres, poussés par les grands propriétaires terriens. La forêt qu’ils avaient colonisée était un milieu qu’ils connaissaient mal et où ils n’étaient pas très heureux. Ce malaise général, cette obstination à se faire une nouvelle vie dans un milieu très différent de celui auquel ils étaient habitués m’avaient un peu découragé. C’est toutefois là que j’ai découvert la forêt tropicale avec ravissement et qu’est née mon envie d’étudier des peuples qui seraient heureux dans la forêt, d’où le choix de l’Amazonie. 

L’histoire et la géographie de l’Amérique Latine ne m’étaient pas étrangères. C’est pourquoi lorsqu’il s’est agi, plus tard, de chercher un terrain, c’est vers l’Amérique Latine que je me suis tourné.

Philippe Descola

Je ne connaissais pas encore l’Amérique du sud à ce moment, mais je voulais aller en Amazonie. Encore fallait-il y choisir une population. C’est par l’intermédiaire de ma collègue et amie Carmen Bernand, qui revenait d’un long terrain auprès d’une population andine d’Équateur, les Cañaris, que je me suis finalement tourné vers les Jivaros. Les Cañaris vivent dans la Cordillère orientale de l’Équateur et sont donc voisins des Jivaros qui résident plus bas en Amazonie. Elle m’a dit qu’il était tout à fait possible d’aller auprès des Jivaros. J’ai donc commencé à lire, moins sur l’Équateur que sur les Jivaros en général, pour savoir quel genre d’ethnographie on pouvait faire là-bas. 

Comment se déroule votre arrivée en Équateur ?

J’ai fait un premier séjour avec ma compagne Anne-Christine Taylor en 1974, pendant l’été, pour essayer de voir s’il était possible de séjourner en pays jivaro. J’ai été immédiatement séduit par la ville de Quito où nous avions atterri. C’est une ville de montagne qui avait des ciels d’une extraordinaire pureté en dépit de la pollution produite par les vieux bus brinquebalant au diesel. La lumière y était extraordinaire. Je m’y suis tout de suite senti très bien malgré l’altitude (3000m). En son centre, c’est une ville coloniale avec de grands palais, des maisons de propriétaires terriens et des églises baroques extraordinaires. Ces grandes maisons étaient tombées à l’abandon parce que les propriétaires terriens ne les entretenaient pas. C’était alors devenu une sorte de bidonville au centre de la ville, à la différence de ce qui se passait ailleurs dans d’autres villes de l’Amérique latine où les bidonvilles encerclaient les villes. Là, tous les migrants qui venaient de la campagne s’entassaient de façon précaire dans ces anciennes demeures coloniales. Malgré sa splendeur baroque décatie, la ville était complètement indigénisée en son cœur, à deux pas du palais présidentiel et de la cathédrale. Il y avait une densité extrêmement forte d’autochtones, c’était un contraste frappant parce qu’on avait l’impression que la ville était occupée ou réoccupée par les populations autochtones qu’elle avait expulsées au moment de sa fondation. 

J’ai quitté Quito au bout de quelques jours pour aller en Amazonie commencer à explorer la possibilité d’aller à la rencontre d’un groupe jivaro sur lequel on avait très peu d’information, les Achuar. Au cours de ce premier séjour, je ne suis pas allé jusque chez les Achuar, seulement chez leurs voisins Shuar qui vivent sur le front de colonisation et qui parlent un autre dialecte jivaro. «  Jivaro  » est un terme qui est maintenant déconsidéré et les Amérindiens refusent qu’on l’utilise à leur propos car c’est un terme qui est un peu l’équivalent de « plouc ». Il était d’ailleurs utilisé ailleurs en Amérique latine avec ce sens-là pour désigner les populations rebelles de l’empire hispanique et il l’est toujours pour évoquer les paysans mal dégrossis. Mais à l’époque de mon premier séjour, on parlait encore de Jivaros.

Ce premier séjour n’a pas duré très longtemps, deux mois seulement. Mais il m’a permis de commencer à apprécier le pays et à connaître certains de ces habitants, notamment des collègues ethnologues locaux. Nous sommes revenus deux ans plus tard, en 1976, toujours avec ma compagne, mais cette fois-ci en bateau. C’était une expérience merveilleuse et assez bouleversante de traverser l’Atlantique au rythme lent d’un cargo mixte. Notre première escale était Carthagène, comme les bateaux espagnols trois siècles plus tôt. Nous avons débarqué à Guayaquil d’où nous avons découvert la côte de l’Équateur que je ne connaissais pas. 

Vous prenez alors pleinement conscience de la diversité du pays  ?

L’Équateur, le Pérou et la Colombie sont des pays dont l’histoire et la géographie sont assez semblables. D’un point de vue géographique, il y a trois zones clairement distinctes : la Côte qui, jusqu’à la frontière avec le Pérou au sud est une zone tropicale plutôt humide vouée à l’économie de plantation, notamment le cacao et la banane, la zone andine et la zone amazonienne. Ces trois régions ont des personnalités différentes. La Côte, c’était le monde du business agro-exportateur, des grandes plantations, avec des forêts impénétrables au nord où, au XVIIIe siècle, des esclaves marrons avaient créé une République qui avait été en partie reconnue par l’Audience de Quito. C’est une région qui est basée sur le commerce, l’exportation, longtemps dominée par une bourgeoisie politiquement plutôt libérale et franc-maçonne. La Sierra, les Andes, est structurée en deux cordillères : une à l’est et une à l’ouest avec, au milieu, un couloir de hautes terres fertiles qui ont été évidemment appropriées immédiatement par les colonisateurs. Quand on parcourt ce couloir où se trouvent les principales villes du pays, dont Quito, on voit très bien dans l’espace la structure de l’oppression coloniale puisque la partie centrale est une plaine fertile, irriguée, avec des champs, des prairies, les restes des grandes haciendas que les propriétaires se transmettaient en même temps que les populations autochtones qui leur étaient attachées dans un système de quasi-servage, le huasipungo, qui ne fut aboli que dans les années soixante du XXe siècle. Les villages indigènes sont visibles sur les contreforts ou dans les canyons des cordillères de part et d’autre, dans des zones avec une très forte érosion et des terres de mauvaise qualité. Et puis il y a l’Amazonie qui était encore dans les années 1970 un endroit assez méconnu des Équatoriens. Un président équatorien, Galo Plaza Lasso, avait dit dans les années 1950 que l’Amazonie «  était un mythe  », c’est-à-dire tout à la fois un espace quasi imaginaire et voué à demeurer improductif, en dépit du fait qu’il y avait eu peu de temps auparavant un conflit très intense avec le Pérou pour le contrôle d’une partie de l’Amazonie au cours duquel l’Équateur avait perdu une grande partie des territoires amazoniens sur lesquels elle réclamait une souveraineté. Malgré la présence de gisements pétroliers, ça restait un endroit peu connu, les habitants des hautes terres n’y allaient jamais. C’était une espèce d’arrière-pays rempli de sauvages sanguinaires du point de vue des Équatoriens. 

La Côte, c’était le monde du business agro-exportateur, des grandes plantations, avec des forêts impénétrables au nord où, au XVIIIe siècle, des esclaves marrons avaient créé une République qui avait été en partie reconnue par l’Audience de Quito.

Philippe Descola

Et c’est précisément cette partie méconnue et méprisée que vous choisissez d’explorer.

Exactement. Nous sommes donc arrivés à Guayaquil. C’était un peu comme dans ce film, La fièvre monte à El Pao  : on se retrouve sur le quai, seuls au milieu de nos bagages. L’avantage avec le voyage en cargo c’est qu’on a le droit à 500 kilos de bagages, donc on avait pas mal de matériel. Le bateau était très confortable. Il y avait un côté matriciel dans la traversée. Et tout à coup on se retrouvait sur un quai avec une chaleur infernale et des gens patibulaires qui tournaient autour de nos cantines. C’était notre premier contact avec la Côte. On l’a ensuite quittée pour rejoindre Quito et renouer les liens avec certains collègues équatoriens. Puis nous sommes partis en direction de l’Amazonie pour essayer de gagner le territoire achuar, ce qui était une entreprise assez compliquée, puisque personne n’avait idée d’où ils vivaient exactement. Même sur le front de colonisation, dans la ville principale, Puyo, la plupart des gens que nous avions consultés – missionnaires catholiques et protestants, militaires -, n’avaient qu’une idée assez vague de l’endroit où se trouvaient les Achuar. Là nous avons fini par prendre un petit avion militaire pour aller dans une base où nous avons trouvé des Amérindiens quechua. Le nord de l’Amazonie équatorienne est peuplé de populations qui parlent quechua parce que c’est une zone de réduction : depuis le XVIe siècle les missionnaires y avaient créé des pôles de regroupement pour les populations autochtones exposées aux raids esclavagistes espagnols. Ils avaient donc réuni ces lambeaux de groupes ethniques différents et la langue véhiculaire qu’ils utilisaient était le quechua car c’était la langue d’évangélisation dans les Andes, c’est pourquoi toute ces populations parlent quechua.

Autour de cette base militaire, il y avait donc un village quechua d’où des gens allaient régulièrement pour faire du troc avec les Achuar. C’est comme ça que nous nous sommes retrouvés chez les Achuar après deux jours de marche en forêt. Nous avons vécu un peu plus de deux ans avec les Achuar en revenant régulièrement, tous les trois ou quatre mois, à Quito pour respirer un peu. Nous avons ensuite passé un an à Quito. C’est ainsi que j’ai appris à connaître Quito, les Andes, et le pays en général. J’y étais professeur à l’université catholique qui venait de créer un département d’anthropologie, tout en revenant régulièrement sur le terrain pour faire des enquêtes complémentaires. C’est là que j’ai commencé à aimer et à connaître ce pays. 

Quelles sont les rencontres marquantes que vous faites alors en Équateur ? 

Les anthropologues sont très endogames et ce sont donc principalement des anthropologues que j’ai rencontrés là-bas. C’étaient des gens complètement paradoxaux. Ils étaient, pour la plupart, issus des grandes familles andines. Ces grandes familles se mariaient entre elles et formaient un réseau de sociabilité très dense. Ces anthropologues avaient eu au départ une vocation religieuse. Ils avaient été formés au séminaire pour devenir des jésuites. Puis un jésuite très lucide qui était venu en France pour étudier l’anthropologie leur avait dit d’aller parcourir un peu le monde pour savoir si leurs vœux étaient fermes. Tous ces enfants de la haute société, qui étaient tous des militants d’extrême gauche, ont décidé d’aller faire des thèses d’anthropologie un peu partout : au Mexique, aux États-Unis, certains en Europe, en Allemagne… Ils sont revenus et ont poursuivi l’anthropologie, mais pas dans leur vocation religieuse. C’était un petit monde extrêmement chaleureux, généreux et festif. En revenant en France, j’ai été frappé par le caractère plus monotone et éteint de la vie sociale comparativement à ce qu’elle était en Amérique Latine. 

En revenant en France, j’ai été frappé par le caractère plus monotone et éteint de la vie sociale comparativement à ce qu’elle était en Amérique Latine.

Philippe Descola

Je me suis aussi fait des amis parmi les missionnaires salésiens. Les salésiens étaient l’ordre catholique qui, avec les franciscains et, de façon plus marginale, les dominicains, intervenaient dans la région des Shuar et des Achuar. C’était tous des Italiens du Nord, de Vénétie ou du Piémont, qui étaient des gens d’une très grande finesse et qui en réalité ne cherchaient pas vraiment à convertir – pour ceux de cette génération du moins puisqu’auparavant, des salésiens fascistes avaient essayé de transposer leur modèle à l’Amazonie. Ceux que je fréquentais étaient plus proches de la théologie de la libération et avaient une profonde admiration pour la culture shuar et achuar. Ils avaient essayé d’adapter le rituel voire la théologie de façon totalement hétérodoxe aux croyances et à la mythologie locales. Il y avait là des personnages étonnants et exceptionnels, à l’image du père Botasso récemment disparu. C’étaient les personnes que nous fréquentions et nous étions d’ailleurs considérés par nos amis équatoriens comme des gens un peu bizarres dans la mesure où l’Amazonie était considérée par eux comme un monde à part qu’ils ne connaissaient pas du tout. Ils connaissaient bien les Andes car ils y avaient assez souvent conservé des propriétés de famille, ils avaient appris à parler quechua avec leurs nounous autochtones, mais ils ignoraient tout de l’Amazonie. Tout ce qu’on pouvait leur raconter à son propos les étonnait et les fascinait. 

Au-delà de Quito et de l’Amazonie, quelles autres régions équatoriennes fréquentez-vous alors  ?

Nous avons commencé très tôt à voyager pour le plaisir dans le pays, surtout dans les villes andines qui ont toutes leur singularité. En Amérique Latine, encore aujourd’hui, les États-nations sont toujours en formation et les pivots sont les villes. Ce sont des fondations souvent anciennes, parfois implantées sur les ruines de capitales de provinces qui existaient auparavant sous l’empire inca. Les églises, les cathédrales et les bâtiments officiels sont construits sur d’anciens lieux de culte, de contrôle et de pouvoir pré-hispaniques. Les Espagnols s’étant approprié les terres et ayant mis au travail les populations locales, un certain type de rapport de soumission et de clientélisme s’est noué au fil des siècles entre les dominants qui ont des maisons dans ces petites villes et des grandes propriétés dans leur hinterland, et les dominés, les populations autochtones qui travaillent dans les haciendas des dominants en échange de l’usage d’un lopin de terre.

Chacune de ces villes a une singularité et une personnalité propres. Une des villes qui m’a beaucoup marqué est Cuenca, dans le sud de l’Équateur, une ville s’auto-présentant comme l’Athènes de l’Amérique Latine. Elle était au demeurant peuplée pour l’essentiel de grandes familles de propriétaires terriens, très tournées vers l’Europe, qui faisaient leurs études en Europe – l’influence française à Cuenca était très manifeste. Alors qu’il n’y a pas eu pendant longtemps de véritable routes pour accéder à cette ville depuis la Côte, les lustres de baccarat et le piano à queue étaient transportés sur les épaules des Amérindiens sur des sentiers de montagne, ce qui animait cette espèce de bulle de civilisation qui se fondait sur l’exploitation impitoyable des autochtones. Cela dit, il y avait un indéniable charme dans ces villes. À Cuenca par exemple, lorsqu’on a installé l’éclairage public au gaz, la Société des poètes de Cuenca a demandé qu’on n’allume pas la lumière trois jours par semaine afin qu’ils puissent se promener avec leur Dulcinée au bord du fleuve en récitant des poèmes sous la Lune. Il y a une chose qui m’a frappée dans ce pays, qui doit être le cas dans d’autres pays d’Amérique Latine, c’est que, quand on lit la presse – en général de très mauvaise qualité -, on a le sentiment à la rubrique des faits divers, qu’on a dans chaque livraison du journal deux ou trois matières à romans dans le genre du réalisme magique latino-américain. Il se passe constamment des choses étonnantes, quelquefois tragiques. 

Lorsqu’on a installé l’éclairage public au gaz, la Société des poètes de Cuenca a demandé qu’on n’allume pas la lumière trois jours par semaine afin qu’ils puissent se promener avec leur Dulcinée au bord du fleuve en récitant des poèmes sous la Lune.

Philippe Descola

Il y a autre chose que j’apprécie particulièrement en Équateur et qui contraste avec la Colombie par exemple. La Colombie et l’Équateur furent unis pendant un temps après l’indépendance dans ce qu’on appelait la Grande Colombie  ; les deux pays formaient un seul État, leur histoire et leur géographie sont assez semblables. Mais tandis que la Colombie a développé après le chapelet des guerres civiles des deux derniers siècles une culture de la violence politique et de la vendetta, l’Équateur s’est attaché à une culture de la négociation si bien qu’il y a eu très peu de violence politique dans ce pays. Il y a bien eu un petit mouvement foquiste urbain dans les années 1980, mais qui n’a jamais eu l’ampleur de Sentier Lumineux au Pérou ou des FARC en Colombie. L’Équateur a aussi connu pas mal de dictatures militaires, mais aucune ne fut aussi sanglante que celles du Chili, d’Argentine ou du Brésil. La dernière en date, lorsque nous résidions dans le pays, était d’ailleurs appelée localement la « dictablanda » (la «  dictadouce  ») plutôt que la « dictadura ». Cette culture de la négociation, de l’accommodement, est quelque chose qui traverse à la fois les rapports interpersonnels et la vie politique – ce qui n’empêche pas des soulèvements réguliers. Elle me paraît résulter d’un héritage de l’époque coloniale, dans lequel les propriétaires terriens, les hacendados, ne pouvaient pas contrôler uniquement les populations autochtones sur la base de la coercition. De ce fait, une sorte de culture du compromis s’est mise en place. On ne retrouve pas du tout dans les pays voisins cette recherche de la négociation pour éviter les tensions et les affrontements. On est là en présence d’un point aveugle des sciences sociales. Pourquoi deux pays tels que la Colombie et l’Équateur, qui à bien des égards ont des trajectoires socio-historiques très proches, sont-ils si différents l’un de l’autre sur le plan des rapports interpersonnels ? C’est un problème auquel on n’accorde pas encore assez d’importance. Si j’avais encore une demi-douzaine de vies, j’aimerais faire une sorte d’ethnographie du pays, de la totalité de l’Équateur, pour comprendre ce qui rend ce pays si original. 

Cela fait plus de quarante ans que vous fréquentez l’Équateur. Comment avez-vous vu évoluer le pays ?

Une évolution frappante concerne la place des Amérindiens. Ils étaient complètement effacés de l’espace public dans les villes andines où on les voyait trottinant avec leurs divers costumes autochtones, ployant sous le poids d’énormes ballots. En Équateur il n’y a pas de racisme somatique. Mais il subsistait quand même une sorte de racisme culturel et de mépris pour les Amérindiens. Autrement dit, un Amérindien qui coupe sa natte, enlève son poncho et se met un costume, devient un citoyen ordinaire, un mestizo standard. Quand je suis arrivé, il n’était pas rare de voir un chauffeur de bus dire à un Amérindien de se lever pour laisser sa place à une dame qui venait de monter – jamais à d’autres passagers. Il n’y avait pas de ségrégation comme aux États-Unis, mais il paraissait évident à tous que les Amérindiens étaient des citoyens de seconde zone. Il y avait à leur égard un dénigrement culturel teinté d’exotisme. Cela a changé à la fois dans les comportements quotidiens et dans les institutions. Le quechua et le shuar par exemple ne sont pas des langues officielles, mais elles sont progressivement devenues des langues de communication acceptées et il arrive que des panneaux ou des documents publics soient rédigés dans ces langues. L’enseignement bilingue s’est aussi développé, et le droit coutumier autochtone commence à être pris en considération par les tribunaux.

Si j’avais encore une demi-douzaine de vies, j’aimerais faire une sorte d’ethnographie du pays, de la totalité de l’Équateur, pour comprendre ce qui rend ce pays si original.

Philippe Descola

Quel a été la réception de vos travaux en Équateur ? 

J’ai été traduit en espagnol assez tôt. Mes travaux ont donc été lus par les populations autochtones, les Shuar et les Achuar, qui ont maintenant accès aux enseignements secondaire et supérieur. Ils ont également été lus par les créoles, les dominants qui maintenant s’intéressent à la dimension autochtone de leur pays. Cela m’a donné l’occasion de discuter avec des personnes issues de la bourgeoisie quiténienne à l’occasion de conférences. J’ai pu discuter également avec des hommes politiques équatoriens qui pendant longtemps ont traité par le mépris les populations autochtones jusqu’à ce que celles-ci se rappellent à leur bon souvenir en se soulevant à l’échelle nationale. À l’heure actuelle, on les prend beaucoup plus au sérieux.

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Le pays est effectivement, à l’heure où nous parlons, traversé par un mouvement social de grande ampleur qui s’inscrit dans des tensions qui durent depuis maintenant plusieurs années. Quel est votre regard sur cette crise sociale rampante qui touche l’Équateur ? 

Vous parlez d’un phénomène rampant, mais c’est plutôt un phénomène cyclique qui est en partie lié à la dépendance de l’Équateur vis-à-vis des réformes néo-libérales imposées par les organismes de financement internationaux. Régulièrement le FMI ou la Banque Mondiale envoient des jeunes gens de Washington qui se disent disposés à consentir des prêts à l’Équateur, mais pas sans contreparties. En effet, l’Équateur est un pays de « boom », il surfe depuis le XIXe siècle sur des vagues successives de booms : celui du cacao, de la banane, de l’ivoire végétal – la tagua, des noix de palmier qui servaient à fabriquer des boutons de chemise -, du pétrole, de la crevette, des roses… C’est une économie fragile, comme la plupart des économies fondées sur des booms, et dans laquelle il y a très peu de redistribution. En bonne logique néo-libérale, les prêts sont conditionnés à l’arrêt des subventions étatiques des produits de première nécessité, notamment les prix du carburant. Le phénomène se répète avec une régularité désespérante depuis des décennies. Et chaque fois qu’un gouvernement, de gauche ou de droite, obéit aux injonctions du FMI en supprimant les subventions pour le carburant et que les prix à la pompe montent, il y a des mouvements de protestation, voire des soulèvements, puisque cela renchérit les prix des biens de subsistance transportés.

Or depuis une quinzaine d’années, ces mouvements de protestation sont devenus le fait de populations autochtones organisées en tant que telles, ce qui est très original parce que, pendant longtemps, on avait plutôt des manifestations encadrées par des partis de gauche ou des syndicats. Maintenant c’est la CONAIE (Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur) qui réunit tous les peuples du pays se définissant comme autochtones – ce qui, par exemple, inclut aussi des populations d’anciens Noirs marrons qui vivent dans le nord de la Sierra et de la Côte – qui est à l’origine de ces soulèvements. L’autochtonie est devenue une valeur et un ferment d’union politique, au point que des populations métisses exploitées, notamment dans les plantations de la Côte, peuvent très bien se définir à présent comme «  indigènes  ». En outre, il s’est construit une solidarité entre les populations amérindiennes des Andes et de l’Amazonie qui est tout à fait originale. Le soulèvement actuel fait partie de cette chaîne régulière de soulèvements. Le précédent soulèvement, en 2019, fut assez violent, pour la première fois. Comme je disais, c’est un pays où le niveau de violence est faible par rapport à ses pays voisins, donc il est rare qu’il y ait des blessés ou des morts. Or ce fut le cas lors de ce soulèvement. C’est aussi le cas pour celui en cours mais dans des proportions moins importantes. Ce sont donc les leaders autochtones de la CONAIE qui sont désormais en position de négocier avec les gouvernements la levée de ces mesures impopulaires. 

L’autochtonie est devenue une valeur et un ferment d’union politique, au point que des populations métisses exploitées, notamment dans les plantations de la Côte, peuvent très bien se définir à présent comme « indigènes ».

Philippe Descola

Ces luttes sociales ont ainsi constitué un creuset pour des leaders autochtones qui ensuite participent à la vie politique nationale. C’est une différence par rapport à la situation que j’ai connu lors de mes premiers séjours équatoriens : il y a maintenant des maires, des députés de villes importantes qui sont des autochtones. Cela a changé énormément le regard condescendant qu’on portait sur ces populations. Par exemple, le soulèvement de 2019 était dirigé par un Achuar que j’ai connu enfant, Jaime Vargas, qui, après plusieurs semaines de violences, a négocié avec le président de la République d’alors, Lenín Moreno, l’arrêt des hausses de prix. Ainsi, même s’ils sont démographiquement minoritaires, les autochtones ont acquis un poids politique important du fait de leurs capacités de mobilisation. C’est un peu paradoxal car, quand je suis arrivé, mes amis équatoriens, les anthropologues d’extrême gauche que je mentionnais tout à l’heure, étaient très marxistes-léninistes et voyaient les Amérindiens des Andes comme étant voués à se transformer en ouvriers et à devenir l’avant-garde d’un prolétariat révolutionnaire. Le fait qu’ils étaient Amérindiens, qu’ils parlaient des langues et avaient des formes d’organisation et des cultes autochtones, n’était pas du tout significatif à leurs yeux. Alors que maintenant, la bourgeoisie intellectuelle a pris conscience qu’il y avait une potentialité politique importante dans la population autochtone. C’est aussi un grand changement. 

Est-ce que vous aimeriez évoquer, pour terminer, un lieu équatorien qui vous est particulièrement cher ?

Un des lieux qui m’est cher est le lac San Pablo, dans la Sierra Nord, près d’Otavalo, où nous allions quelquefois quand nous revenions du terrain. Il y avait là une ancienne hacienda qui louait des chambres aux personnes de passage. C’est un endroit de toute beauté, le climat est celui d’un éternel printemps, les chemins sont bordés d’hortensias. Mais peut-être que le charme que je trouvais à cet endroit venait du contraste avec l’Amazonie et de la nostalgie que j’éprouvais pour un paysage européen de moyenne montagne, dans le genre de celui que l’on trouve au bord des lacs suisses, si différent de la forêt touffue et sans horizons.