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Points clefs
- Twitter revêt désormais certaines caractéristiques d’un service public. Son rachat éventuel par Elon Musk constitue une menace à la préservation du caractère ouvert de l’espace public.
- La Constitution américaine prévoit que les moyens de communication doivent être régis de manière à ce qu’ils servent toujours l’intérêt public. Néanmoins, le processus de monopolisation du secteur numérique tend à mettre en danger ce principe.
- Européens et Américains doivent agir ensemble afin de limiter l’étendue du pouvoir des géants du numérique et faire respecter les règles de la concurrence à l’échelle mondiale.
Même si le processus semble actuellement suspendu en raison d’une bataille juridique autour du nombre de comptes Twitter, que pensez-vous de la perspective du rachat de Twitter par Elon Musk ?
Le rachat potentiel de Twitter par Elon Musk soulève des questions fondamentales sur la façon dont cette situation affectera la démocratie américaine. En premier lieu, il y a le fait qu’il soit l’homme le plus riche du monde. Il exerce déjà une grande influence, notamment en matière politique. Il se pourrait donc qu’on aboutisse à une situation où un pouvoir d’influence immense repose entre les mains d’une seule personne. Le deuxième enjeu est que Twitter constitue désormais un outil essentiel au débat public. Cette plateforme revêt désormais certaines caractéristiques d’un service public. C’est pourquoi, le gouvernement américain doit agir pour veiller à ce que le caractère ouvert de l’espace public soit préservé.
Aux États-Unis, il s’agit d’une responsabilité constitutionnelle. Au moment de la rédaction de la Constitution américaine, seules deux technologies de communication existaient alors : la presse et le courrier. La Constitution était très claire dans les deux cas. La liberté de la presse doit rester absolue et les moyens de communication doivent être régis de manière à ce qu’ils servent toujours l’intérêt public. C’est pourquoi, au moment de sa ratification, la Constitution a donné au Congrès le pouvoir d’établir des bureaux de poste et de mettre en place toutes les lois qui seront nécessaires pour assurer leur bon fonctionnement.
L’ensemble des mesures gouvernementales prises depuis la réglementation du télégraphe au XIXe siècle montrent que la Constitution américaine a toujours cherché à garantir que personne n’exerce un contrôle absolu sur les moyens de communications.
Quels sont les principaux facteurs qui ont conduit à cette offre de rachat de Twitter par Elon Musk ?
Il s’agit d’un jeu purement politique pour Elon Musk. Ce rachat lui permettra d’exercer une influence sur les personnalités politiques. En contrôlant Twitter, Elon Musk devient en quelque sorte le patron de Trump. Cette tentative lui permettrait aussi de manipuler la perception de la valeur de ses actions dont il tire la plus grande part de sa fortune. C’est en effet seulement de façon subsidiaire qu’il alimente sa richesse par la production de voitures, de batteries et de fusées spatiales. Si ses innovations ont permis de grandes avancées technologiques, cela ne signifie pas qu’il soit quelqu’un en qui nous devrions avoir confiance pour régir nos moyens de communications.
Vous dites, notamment dans votre dernier livre, Liberty from All Masters, que l’équilibre, la déconcentration des pouvoirs, a toujours été au cœur de la démocratie américaine, y compris dans l’organisation de l’économie…
La révolution américaine a été une révolution contre la concentration du pouvoir et des richesses entre les mains d’une minorité d’individus. Il y avait un aspect commercial à ce combat. Les révolutionnaires américains se sont rebellés contre la compagnie britannique des Indes orientales pour mettre fin à la mainmise des Anglais sur le commerce aux États-Unis. Néanmoins, il ne s’agissait pas uniquement de la quête d’une plus grande liberté commerciale. Les révolutionnaires américains cherchaient surtout à obtenir que chaque individu soit libre. C’était l’enjeu le plus fondamental de la Révolution américaine : faire que l’affirmation que tous les hommes naissent égaux devienne une réalité.
Il s’agissait d’établir un système suffisamment égalitaire qui génère des opportunités économiques et garantisse la liberté de chacun. La Constitution américaine a ainsi été imaginée comme un rempart à l’affirmation de monopoles. Elle a été élaborée pour empêcher qu’un homme politique puisse exercer une influence par le biais de pressions économiques. De façon plus générale, grâce à la mise en place du système de freins et contrepoids, en partie inspiré des écrits de Montesquieu, la Constitution américaine visait à ce qu’aucun individu, aussi riche soit-il, ne puisse prendre le contrôle du système politique.
À cet égard, l’Ordonnance du Nord-Ouest témoigne de la nature radicale des idées portées par les Pères fondateurs. Cette loi portait sur la répartition des terres, anciennement contrôlées par la France et qui étaient réparties sur les États de l’Ohio, l’Illinois, l’Indiana, le Michigan, le Wisconsin et dans certaines parties du Minnesota. L’ambition de cette loi était de bâtir l’Amérique envisagée à l’époque de la Révolution. L’Ordonnance prévoyait le découpage des terres en petites parcelles de 160 hectares par foyer. Chaque famille ne pouvait avoir qu’une seule ferme et la réglementation interdisait aux sociétés et aux promoteurs fonciers de les acheter.
L’Ordonnance du Nord-Ouest interdisait la pratique de l’esclavage sur les Etats de la Confédération. Elle garantissait à chacun – ou plutôt à chaque homme – un droit de vote, et ce, quelle que soit sa couleur de peau et sa condition passée. Par ailleurs, l’une de ses exigences était de demander aux citoyens de s’organiser en cantons et que dans chaque centre-ville une école publique soit construite.
À travers ses voyages en Amérique dans les années 1830, Tocqueville dépeint cette société profondément démocratique. C’est d’ailleurs dans ces États de la Confédération qu’environ un million de citoyens libres ont choisi de rejoindre l’armée du Nord pour combattre en faveur de l’abolition de l’esclavage durant la guerre de Sécession.
Cette vision d’une société démocratique portée par l’Ordonnance du Nord-Ouest a perduré jusqu’au début du XXe siècle. Après l’élection de Woodrow Wilson à la Maison Blanche en 1912, accompagné de Louis Brandeis, l’idée démocratique a été adaptée à l’ère industrielle du XXe siècle. Les mesures qui avaient alors été prises au début du siècle ont jeté les bases de la démocratie américaine pour les cent années suivantes. En effet, au moment de l’arrivée au pouvoir de Reagan en 1981, la structure typique de la ferme américaine demeurait celle de la ferme familiale de 160 hectares. De même, la plupart des entreprises aux États-Unis restaient encore de petites entreprises familiales indépendantes. C’est seulement dans le secteur de l’industrie lourde, avec la fabrication d’acier, de voitures ou d’avions que de grandes entreprises nationales ont été mises en place. L’arrivée au pouvoir de Reagan en 1981 a profondément changé la vision sur laquelle la démocratie américaine avait été fondée.
Vous avez également expliqué qu’au-delà de Ronald Reagan et Milton Friedman de l’école de Chicago, il y a également une autre histoire qui fait partie de la gauche et qui pousse à une plus grande concentration de l’économie.
À la fin du XIXe siècle, l’idée selon laquelle la mise en place de monopoles constituait la solution la plus efficace pour augmenter la productivité est devenue très populaire.
En réalité, Roosevelt pensait que le développement de monopoles pouvait être positif pour la société tant que les entreprises s’engageaient à servir les intérêts de la population.
Si cette vision d’un système corporatiste n’est pas apparue aux États-Unis, c’est bien là bas qu’elle a été modernisée. Même pendant les périodes où l’économie distributive était promue sous les mandats de Wilson, Brandeis et Franklin Roosevelt, la vision corporatiste a été maintenue par la gauche aux États-Unis. À bien des égards, c’est en effet le Parti démocrate qui a jeté les bases du renversement de la loi antitrust opéré par la droite libérale dans les années 1980. A titre d’exemple, l’économiste Lester Thurow qui venait de la gauche, était très favorable à ce que Reagan et des universitaires conservateurs comme Robert Bork et Richard Posner proposaient. Dans son livre Economics and the Public Purpose, publié en 1974, John Kenneth Galbraith préconisait le renversement de toute loi anti-monopole en Amérique. Il pensait que le peuple américain pourrait garder le contrôle sur les monopoles. Cependant, ce que nous avons pu observer en pratique, c’est que la concentration du pouvoir a permis à des acteurs privés de prendre le contrôle d’un système extrêmement autocratique que nous connaissons encore aujourd’hui.
Quels sont les principaux arguments en faveur de la mise en place d’une plateforme bipartisane aux États-Unis pour répondre à la question de la concentration du pouvoir économique ?
Lorsqu’on pense à la coopération bipartisane, il faut se montrer réaliste quant à la situation actuelle du système partisan aux États-Unis. La grande majorité des Américains qui s’identifient comme Démocrates, Républicains ou Indépendants, pensent que le pouvoir est trop concentré entre les mains de quelques individus omnipotents. Les sondages sur cette question estiment que 80 % des Américains pensent que les entreprises du secteur technologique ont acquis un pouvoir d’action et de contrôle trop grand.
À Washington, cependant, il est très difficile pour les républicains de se détacher des groupes pro-monopoles qui contrôlent la quasi-totalité du financement du parti. Il apparaît donc très peu probable que nous arriverons un jour à faire en sorte que les élus républicains soutiennent une action contre les monopoles pharmaceutiques, les monopoles de vente au détail ou les monopoles d’hydrocarbures d’ici les prochaines années.
Les démocrates, en revanche, sont allés beaucoup plus loin alors même que pendant de nombreuses années, le parti avait été favorable aux monopoles, en particulier sous Bill Clinton, qui avait à ses côtés un partisan des monopoles : Larry Summers. En effet, lors des élections primaires présidentielles de 2020, la plupart des candidats démocrates se sont exprimés en faveur d’une action plus ferme à l’égard des monopoles.
La bonne nouvelle, c’est qu’il y a une réelle opportunité de coopération sur les Big Tech entre démocrates et républicains. Au sein du parti républicain, un certain nombre d’élus ont adhéré à l’idée qu’il était nécessaire de réagir face à l’étendue croissante du pouvoir des grandes entreprises technologiques. Il y a donc actuellement un espace pour créer un mouvement bipartisan. Le projet de loi parrainé par la sénatrice démocrate du Minnesota Amy Klobuchar, coparrainé par un sénateur républicain de l’Iowa, Chuck Grassley, en témoigne.
Oui, mais jusqu’à présent, malgré de nombreuses auditions et de multiples discussions, il n’y a pas encore eu de vote.
Il n’y a pas encore de vote mais nous le saurons bientôt. Le leader de la majorité au Sénat, Chuck Schumer, a déclaré qu’il soumettrait le projet de loi Klobuchar à l’assemblée au début de l’été. Le simple fait qu’un accord entre les partis démocrate et républicain ait été trouvé représente une grande avancée. La sénatrice Klobuchar a fait un travail remarquable pour obtenir le soutien des républicains à son projet de loi, voté par 16 voix contre 6.
Plus largement, comment voyez-vous une conversation globale entre les États-Unis et l’Europe concernant la démocratie ? Si nous avons des problèmes communs, pouvons-nous imaginer des solutions communes ? Ne pensez-vous pas que si la question de la concentration du pouvoir économique est intégrée dans quelque chose de plus vaste, avec d’autres sujets tels que les discriminations issues des algorithmes, l’avenir de la presse, etc, il y aura un plus grand soutien pour répondre aux enjeux dont nous discutons ?
L’administration de Joe Biden s’est montrée très favorable à l’action menée par l’Union européenne lorsqu’elle agit pour que les GAFAM respectent leurs obligations légales.
Il s’agit d’œuvrer ensemble à l’établissement de moyens de communication qui respectent les exigences démocratiques.
La Maison-Blanche souhaite que les Européens et les membres du Congrès américain s’attaquent de manière beaucoup plus agressive aux GAFAM mais légiférer prend du temps. Le Congrès est divisé à l’approche des élections de mi-mandat. Par ailleurs, au cours de la dernière décennie, les agences fédérales ont souffert d’un manque considérable en termes d’investissement financier et de personnel. Il est impossible de reconstruire ces capacités immédiatement.
Vous avez défendu dans votre premier livre, The End of the Line, l’idée qu’il existe un lien direct entre la concentration économique et la concentration de la production. Voulez-vous dire par là que les ruptures de chaînes d’approvisionnement que nous rencontrons actuellement sont liées au déclin de la politique de lutte contre les monopoles ?
Les Européens et les Américains partagent deux défis fondamentaux à relever. En premier lieu, ils doivent déterminer comment construire un système de communication mondial, adapté aux démocraties du XXIe siècle. En second lieu, ils sont confrontés au défi de reconstruire un système industriel sûr en matière d’approvisionnement et résilient. Au cours du XXe siècle, la plupart des démocraties étaient parvenues à bâtir un système industriel qui répondait aux besoins de leurs populations. Le système alors en place était conçu pour limiter la capacité d’un Etat à exercer un pouvoir trop grand sur un autre.
Néanmoins, au tournant du XXIe siècle les États se sont arrangés avec les règles de la politique de concurrence, tant au niveau national qu’au niveau international. En conséquence, dans un laps de temps très court, nos économies ont évolué vers une concentration extrême des capacités de production. Lors de la création de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), les parties signataires ont permis aux investisseurs de délocaliser en Chine une partie considérable des industries européennes et américaines. Aujourd’hui, les États occidentaux dépendent parfois jusqu’à 100 % de la Chine pour certains produits importés et ce même pour les biens les plus essentiels. Cela signifie que si la Chine décidait demain d’interrompre ses exportations en principes actifs, l’approvisionnement de médicaments en Europe serait rompu. Cette situation de dépendance offre au gouvernement chinois un puissant pouvoir de pression sur nos gouvernements.
C’est pourquoi, il nous faut trouver la manière de garantir l’application et le respect des règles de la concurrence. Thierry Breton a récemment porté en Europe un discours sur la nécessité de reconstruire une autonomie industrielle européenne. L’objectif n’est pas d’encourager le développement de monopoles nationaux mais de reconstruire nos capacités de production et de les soumettre aux règles de la concurrence.
En Europe et aux États-Unis ainsi que chez nos proches alliés au Japon, en Corée du Sud, à Taiwan et à Singapour, une prise de conscience du danger de notre dépendance à la Chine se fait jour. Au cours des deux prochaines décennies, nous pouvons prendre les mesures nécessaires qui nous permettront de répondre à ces défis.
Quelle vous semble être la meilleure stratégie pour atteindre ces objectifs ?
Pour répondre à ces défis, il est nécessaire d’adopter une approche multilatérale. Au sommet, vous avez des hommes politiques comme Joe Biden qui évoquent désormais les dangers des monopoles et prennent des initiatives. En Europe, Thierry Breton ou Reinhardt Butikofer, le leader des Verts allemands au Parlement européen tentent d’agir également. Il s’agit donc d’un dialogue entre les personnes en position de pouvoir et les membres de la société civile. Ce qui nous manque vraiment, c’est un forum pour rassembler toutes ces voix.
L’OCDE apparaît comme une instance logique pour accueillir un tel effort. Lorsque l’OCDE a été créée au début des années 1950, nous étions confrontés à des défis très similaires. À l’époque, les capacités industrielles avaient été détruites par la guerre. Aujourd’hui, nous sommes confrontés au fait que les financiers ont détruit une grande partie de la capacité de production de l’Occident. Ils ne l’ont pas fait avec des bombes. Ils l’ont fait en délocalisant des usines en Chine.
Nous devrions garder à l’esprit que le moment présent nous offre également d’incroyables opportunités. En effet, lorsque nous reconstruisons, nous pouvons le faire avec de nouvelles technologies. Désormais, les technologies développées ont tendance à être hautement automatisées et à être beaucoup plus propres en matière d’émissions de gaz à effet de serre.
Il est enfin impératif de reconstruire nos capacités de production. Les interruptions catastrophiques de nos systèmes de production mettent en péril nos approvisionnements. S’engager dans cette nouvelle étape ne devrait pas être perçu comme un fardeau mais comme une opportunité. Ce processus de reconstruction nous permettra de bâtir un système industriel bien meilleur que celui que nous avions auparavant. Il devra nous permettre de relever un grand nombre des défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, notamment en matière de lutte contre le changement climatique.