Key Points
- L’étude des reports de voix à l’entre-deux-tours révèle la reconfiguration profonde du système de partis français, la proximité frappante entre les électorats de la droite et du centre macroniste, et la quasi-disparition du « barrage » dans une partie de l’électorat.
- Notre estimation suggère ainsi qu’une proportion non négligeable d’électeurs de LR-UDI ou d’Ensemble ! ont déclaré aux sondeurs un vote « barrage » entièrement fictif.
- Les électeurs de droite ont nettement privilégié l’extrême droite dans les scénarios où la gauche était opposée à l’extrême-droite, sauf dans quatre cironscriptions toutes situées dans le sud du pays.
- Si la responsabilité de cette croissance – via les victoires au second tour – est bel et bien partagée entre l’ensemble des électorats, c’est chez la droite traditionnelle que le cordon sanitaire semble avoir le plus disparu.
Les élections législatives françaises des 12 et 19 juin 2022 resteront dans l’histoire pour avoir brisé, pour la première fois dans l’histoire de la Cinquième république, la fatalité de la majorité parlementaire d’un camp 1. Mais elles auront aussi consacré – fait nouveau au vu du maintien du scrutin majoritaire à deux tours – l’achèvement du processus de normalisation électorale du Rassemblement national. Au terme d’un vote doublement historique, le RN obtient 89 sièges, soit plus du double du nombre de sièges (35) obtenu par le Front national au scrutin proportionnel de 1986, et onze fois plus que celui (8) qu’il détenait lors de la précédente législature.
Pour comprendre la dynamique de la croissance parlementaire du RN, étudier les reports de voix dans l’entre-deux-tours est indispensable. Car c’est d’abord à la logique de « barrage » qui a longtemps prévalu dans les duels opposant l’extrême droite aux autres partis que le RN doit d’avoir échoué, jusqu’en 2017, à emporter plus d’une poignée de sièges au parlement. Sa croissance actuelle ne saurait donc s’expliquer sans un affaiblissement au moins partiel de cette logique. Comme nous allons le voir, l’étude des reports de voix à l’entre-deux-tours fait plus que confirmer cette intuition : elle révèle la reconfiguration profonde du système de partis français, la proximité frappante entre les électorats de la droite et du centre macroniste, et la quasi-disparition du « barrage » dans une partie de l’électorat.
Le RN, plus favorisé que la gauche par les reports de voix
Dans les cironscriptions où il était qualifié, le RN a gagné en moyenne 20 points de pourcentage entre les deux tours, un gain certes plus faible que celui dont ont bénéficié les LR (29 %), mais proche de celui obtenu par les candidats divers gauche (20 %), Ensemble ! (22 %) et divers droite (23 %), et même supérieur à celui des candidats NUPES (17 %). Les candidats RN ont ainsi pu compter sur une réserve de voix aussi importante que les partis centristes, et plus importante que celle de l’alliance de gauche.
Ce constat étant établi, deux questions essentielles se posent : celui du profil des électeurs s’étant reportés vers le RN, et celui de l’ampleur de ce report dans les différentes familles politiques.
Les premières données livrées au soir du second tour par une enquête Harris Interactive x Toluna confirment l’idée d’un report partiel des électeurs NUPES, Ensemble ! et LR vers le RN en cas d’élimination de leur parti au premier tour. Ils indiquent également que dans toutes les configurations, le choix du vote « barrage » ou non-exprimé constitue l’option la plus plébiscitée. Ainsi dans un duel Ensemble-RN, les électeurs NUPES n’auraient été que 24 % à choisir le RN, contre 31 % Ensemble ! et 45 % de non-exprimés. Dans un duel NUPES-RN, les électeurs LR n’auraient été que 27 % à choisir le RN, contre 36 % la NUPES et 37 % de non-exprimés, tandis que la part de vote RN chez les électeurs d’Ensemble ! aurait été deux fois moindre (18 %). Ces données, qui suggèrent des reports largement défavorables au RN, interrogent, alors que le parti d’extrême droite a finalement remporté plus de 40 % de ses duels. Les déclarations des répondants sont-elles sincères ? Présentent-elles une variation géographique susceptible d’expliquer le plus grand succès du RN dans certains territoires ? Le rôle des abstentionnistes pourrait-il avoir été décisif ?
En l’absence de sondages plus fiables à l’échelle des circonscriptions, les méthodes statistiques d’« inférence écologique » sont un outil privilégié pour l’étude des flux électoraux. Via l’observation des résultats au niveau des communes ou des bureaux de vote, ces méthodes permettent d’estimer les transferts de voix d’un parti à l’autre entre les deux tours de scrutin, comme nous l’avons fait récemment dans le cas de la Corse. Cette fois, c’est sur le données des deux tours des élections législatives que nous appliquons cette méthode 2. Les résultats des bureaux de vote n’étant pas encore disponibles, on utilise ici ceux des communes, en se limitant, afin d’obtenir des résultats significatifs, aux 368 circonscriptions comptant plus de 20 communes.
La carte des circonscriptions prises en compte ici est présentée ci-dessous. Celles-ci regroupent 31,8 millions d’électeurs inscrits, soit 65 % des électeurs et 64 % des circonscriptions. Elles couvrent également 88 % des seconds tours impliquant le RN, moins implanté dans les centres urbains, ce qui permet une analyse plus complète des flux électoraux dont a profité le parti nationaliste.
Les reports de voix vers le RN : minoritaires à gauche, inavoués à droite
Selon notre estimation, les reports de voix de la gauche vers le RN apparaissent plus faibles que dans l’enquête Harris Interactive x Toluna. En cas de duel Ensemble !-extrême droite, seuls 17 % des électeurs de gauche auraient plébiscité le RN au second tour, alors que 37 % auraient voté pour Ensemble ! et que 45 % se seraient exprimé ou auraient voté blanc ou nul.
À l’inverse, les reports de voix du centre et de la droite vers le RN apparaissent beaucoup plus importants que dans l’enquête Harris Interactive x Toluna : en cas de duel gauche-RN, 39 % des électeurs de droite auraient voté pour l’extrême droite, contre seulement 19 % pour la gauche et 41 % de non-exprimés ; parmi les électeurs d’Ensemble !, 24 % auraient choisi le RN, 29 % la gauche, et 41 % l’abstention ou le vote blanc ou nul. L’estimation suggère ainsi qu’une proportion non négligeable d’électeurs de LR-UDI ou d’Ensemble ! ont déclaré aux sondeurs un vote « barrage » entièrement fictif.
Dans le même temps, notre modèle fournit des résultats proches de celui de l’enquête concernant les reports des électeurs RN en cas de duel gauche-Ensemble ! À 48 % (sondage : 51 %), leur choix se serait porté vers un vote non exprimé, contre 26 % de vote Ensemble ! (sondage : 25 %) et 25 % de vote NUPES (sondage : 24 %). Les reports naturels (par exemple d’Ensemble ! vers lui-même) sont également correctement estimés. Les divergences entre les résultats deux approches – estimation statistique et sondage – se concentrent donc bien sur les reports vers le RN.
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Des circonscriptions révèlent l’ampleur des reports
L’étude de quelques circonscriptions spécifiques rend encore plus crédible l’hypothèse d’un report important vers le RN, au moins localement. Ainsi, dans la 4e circonscription de l’Ain, le RN s’est imposé face à la gauche avec 62 % des suffrages exprimés au second tour, alors qu’il n’avait recueilli que 25 % des voix au premier tour. Le report des voix LR apparaît ici massif (60 % selon notre modèle), contre seulement 4 % ( !) de vote « barrage ».
Des reports de la gauche vers le RN sont également manifestes dans un petit nombre de cironscriptions présentant des duels Ensemble !-Extrême droite. Dans la 3e circonscription de la Charente, où la gauche divisée avait manqué de se qualifier au second tour, notre modèle estime à 37 % le pourcentage d’électeurs de gauche s’étant reportés vers le RN, contre 27 % seulement pour le vote « barrage » pour Ensemble ! et 36 % de non exprimés. Le RN est ainsi passé de 23 % des voix au premier tour à 50,2 % au second.
Résumé des flux à l’entre-deux-tours
En agrégeant les prévisions de notre modèle pour les différentes circonscriptions, il est possible de dégager des tendances globales quant au report des voix des principales familles politiques. Ces tendances sont les suivantes :
- En cas de seconds tours opposant la gauche et l’alliance présidentielle, les électeurs de l’extrême droite se rapportent principalement vers la gauche, sauf dans certaines régions périurbaines où ils plébiscitent Ensemble !
- Dans les duels entre la gauche et l’extrême droite, les électeurs macronistes se reportent plus fréquemment vers la gauche, à l’exception d’une partie du littoral languedocien et du bassin parisien où les reports vers l’extrême droite sont dominants.
- Les électeurs du centre et de la droite, quant à eux, plébiscitent nettement l’extrême droite dans un tel scénario, sauf dans quatre cironscriptions toutes situées dans le sud du pays.
- Enfin, tant la gauche que la droite traditionnelle se reportent largement vers Ensemble ! lorsque celui-ci est opposé à l’extrême droite au second tour. Les circonscriptions présentant un report très net de la gauche vers l’extrême droite sont au nombre de quatre, situées dans le Var, le Nord, la Vendée et la Charente ; les circonscriptions présentent des reports importants de la droite vers le RN face à Ensemble ! sont un peu plus nombreuses, quoique toujours minoritaires.
Les deux cartes qui suivent présentent nos estimations des reports des voix d’Ensemble ! et de l’Union de la droite et du centre (UDC, LR-UDI) en cas de second tour opposant la gauche au RN.
Finalement, dans 33 des 75 circonscriptions remportées par le RN dans notre échantillon, le refus catégorique d’un seul électorat (droite et centre, gauche ou macroniste) de « donner une seule voix au RN » aurait suffi à empêcher l’élection du candidat d’extrême droite. Si les trois électorats avaient appliqué rigoureusement la stratégie du barrage, le RN n’aurait même obtenu que 24 députés. La progression parlementaire majeure du RN peut donc être imputée pour un tiers environ à l’augmentation de sa popularité dès le premier tour, et pour les deux tiers aux reports s’étant opérés entre les deux tours, provenant pour 26 % des abstentionnistes, pour 26 % de la droite, pour 26 % de la gauche, et pour 16 % des macronistes. La responsabilité de cette croissance – via les victoires au second tour – est donc bel et bien partagée entre l’ensemble des électorats.
Trois thèses
Sur le fondement des estimation précédentes, nous proposons en conclusion trois thèses, qui demanderont à être confirmées par l’étude de données plus précises sur l’ensemble des circonscriptions.
À gauche et au centre, le cordon sanitaire est toujours pratiqué. Il prend cependant le plus souvent une forme passive (abstention), et les reports même minoritaires vers l’extrême droite fournissent une réserve significative au RN.
Les électeurs de la gauche et du centre ne se reportent pas massivement sur le RN, et la légère augmentation de participation entre les deux tours peut être attribuée en partie à la logique du cordon sanitaire. Une certaine porosité existe cependant dans certains départements (Alpes-de-Haute-Provence, Charente, Pas-de-Calais…), soit parce que l’électorat Ensemble ! est marqué plus à droite que la moyenne nationale, soit parce que les partis de gauche sont peu structurés ou très fortement concurrencés, dans leur milieu historique, par l’extrême droite. Chez les électeurs dont le parti n’a pu se qualifier, la tendance est cependant à une forte abstention en cas de duel de second tour impliquant le RN. Le refus de nombreux responsables de la NUPES comme d’Ensemble ! à donner des consignes positives claires au-delà du seul rejet du vote lepéniste – tolérant de fait ouvertement l’abstention ou le vote blanc – a pu contribuer à cette dynamique. S’il n’existe aucun report massif de l’électorat de la gauche et du centre vers le RN en proportion, la présence d’une minorité d’électeurs disposés à un tel report offre au RN une réserve importante de voix en chiffres absolus.
À droite, en dehors des métropoles, le cordon sanitaire a largement disparu, même si le vote RN est toujours officiellement tabou.
Les flux importants estimés par notre modèle entre les LR-UDI et le RN contrastent avec les résultats des enquêtes. Ce décalage suggère que si une banalisation du vote d’extrême droite est bien en cours dans une partie de la droite et du centre-droit français, celui-ci n’a pas encore atteint un niveau suffisant d’acceptabilité sociale pour être exprimé directement. Dans le cas de duels NUPES-RN, les chiffres dont nous disposons indiquent le vote NUPES serait bien plus rare que le vote RN. La dynamique est particulièrement claire dans les régions marquées à droite (notamment Auvergne-Rhône-Alpes), où des candidats RN ont pu être élus au second tour grâce à ces reports.
Le système de partis s’organise selon un continuum « droite-gauche ». S’y j’ajoute une légère porosité de l’extrême droite vers tous les autres partis, et de la gauche vers l’extrême droite. Le parti macroniste s’inscrit clairement au centre-droit.
La continuité est nette dans les reports de voix des différents partis : les électeurs de gauche se reportent plus volontiers vers Ensemble ! dans toutes les configurations, et plus rarement vers l’extrême droite ; les électeurs d’Ensemble ! vers la droite et le centre puis la gauche ; la droite et le centre vers Ensemble ! – massivement – ou l’extrême droite, mais très rarement vers la gauche ; et l’extrême droite vers la droite et le centre, Ensemble ! ou la gauche selon les configurations locales. Les électeurs des deux bords du spectre droite-gauche sont les plus abstentionnistes en cas de duel excluant leur propre camp. Les reports massifs de la droite vers Ensemble ! dans toutes les configurations, et d’Ensemble ! vers la droite en cas de duels NUPES-LR (87 % de votes exprimés pour LR dans ce cas) indiquent une proximité réelle entre les deux électorats. Ensemble ! s’inscrit ainsi au centre-droit, tout en conservant une ouverture plus grande vis-à-vis d’une gauche qu’il continue toujours de valoriser largement en cas de duel avec le RN, au contraire des LR.
Conclusion
Au lendemain de ce scrutin historique, la topologie de l’espace politique français est complexe. Ensemble !, par sa centralité, constitue la seule alliance susceptible de bénéficier de reports de toutes les autres formations, tout en entretenant une proximité bien plus importante avec la droite qu’avec la gauche. À gauche, la prise de distance avec le centre macroniste et la droite est forte, engendrant une forte tentation abstentionniste et une certaine isolation. À droite, la continuité existe pleinement tant avec Ensemble !, second choix des électeurs LR-UDI, qu’avec l’extrême droite, dans tous les autres cas ; l’isolation d’avec la gauche est totale. Enfin, à l’extrême droite, une porosité existe avec la gauche, le centre et la droite, selon les configurations.
Nos trois thèses dressent le portrait d’un espace politique profondément reconfiguré, mais aussi de plus en plus propice à la montée en puissance de l’extrême droite. Le cordon sanitaire s’est affaibli à gauche et au centre, et tend à disparaître à droite, malgré les dénégations d’une partie de l’électorat. Cette évolution a créé pour le RN des réserves de voix significatives entre les deux tours, qui expliquent les deux tiers de ses progressions en sièges. Le système de partis s’est réorganisé selon un quadripartisme organisé sur un axe-droite, avec des transitions fluides entre le centre et la droite, mais aussi entre la droite et l’extrême droite, ainsi qu’une grande hétérogénéité dans le report des électeurs RN. Alors que la banalisation des rapports entre droite et extrême droite semble pleinement consommée, la forte proximité entre les électorats Ensemble ! et LR-UDI est manifeste. Dans un système politique fortement polarisé par l’opposition Ensemble !/RN, ce positionnement ambigu place une pression particulière sur le principal parti de droite, mais pourrait aussi lui conférer une capacité de négociation nouvelle à l’avenir.
À l’inverse, la gauche apparaît de plus en plus isolée. Quoique toujours préférée à l’extrême droite dans le cas de duels avec l’électorat macroniste et bien représentée au parlement, elle bénéficie des reports de voix les plus faibles de tous les partis dans l’entre-deux-tours. Les reports les plus importants dont elle bénéficie viennent des abstentionnistes et de l’extrême-droite, reflétant sa difficulté à s’imposer dans les nombreux duels qui l’opposent au centre, mais aussi et surtout à l’extrême-droite.
Le barrage s’est bel et bien écroulé.
Sources
- En 1986, le centre et la droite (UDF-RPR), même divisés en deux partis majeurs, disposaient ensemble de la majorité parlementaire.
- Modèle hiérarchique Dirichlet-multinomial. La théorie est exposée dans O. Rosen et al., Bayesian and frequentist inference for ecological inference : The R×C case, Statistica Neerlandica, 55(2), 2001. La fiabilité empirique de cette méthode a été montrée dans André Klima et al., Estimation of voter transitions based on ecological inference : An empirical assessment of different approaches, AStA Advances in Statistical Analysis 100.2, 2016.