Que la joie contre le diable
Monument national de Julia Deck est un livre circulaire dont la fin se referme sur le début. Au fil des pages, l’intrigue qui alternait d’abord les chapitres consacrés d’un côté au château (un « monument national » comme son propriétaire) et de l’autre à la vie de banlieue de personnages vivant au Blanc-Mesnil, se resserre jusqu’à ce que les deux univers se croisent – jusqu'à l'explosion.
En lisant Monument national, cinquième roman de Julia Deck, on ne cesse de se demander où l’on se trouve : c’est comme si se rencontraient les Dix petits nègres, Huit Femmes de François Ozon, La Belle au bois dormant, La Cérémonie de Chabrol, Faites-entrer l’accusé et un roman à clés, le tout dans une écriture aussi drôle que tirée au cordeau. L’enchâssement des récits dignes des meilleurs faits-divers avec l’Ancien régime en toile de fond, ponctué d’éléments inquiétants (un verre d’alcool que l’on entend se briser au loin, des animaux qui meurent de mystérieuses maladies) rendent le récit haletant.
« C’est un grand malheur de voir ce que nous sommes devenus »
Si la romancière joue sur des codes sociaux exacerbés (les châtelains du manoir aux « grilles hérissées de flèches à pointe d’or » contre les barres de banlieue, le milieu du cinéma et du show-biz proche de l’Élysée contre les Gilets jaunes), aucun personnage n’est toutefois à l’abri des réseaux sociaux, de la téléréalité, de la pandémie ni des tragédies de famille et des diverses déchéances de ce bas-monde. Dans ce manoir à l’orée de la forêt de Rambouillet, au fonctionnement aussi hiérarchisé qu’à Buckingham, les enfants n’ont pas le droit de lire de livres (à part Mickey Club), on achète une maison à Trinidad et Tobago pour faire tranquillement dormir son pécule dans des fonds off-shore – mais l’on met ses employés au chômage partiel lorsqu’arrive « une petite toux venue du Hubei », on joue à Candy Crush sur des meubles Louis XVI et on lit l’histoire du petit Grégory avant de s’endormir si on ne regarde pas l’émission de Christophe Hondelatte, on va faire ses courses en Bentley chez Auchan en choisissant l’une des voitures de collection qui dorment dans une réplique du Petit Trianon. Côté Super U du Blanc-Mesnil : si l’on est client, on se radicalise doucement sur des sites véhéments lorsque l’on ne joue pas aux jeux vidéo. Si l’on est caissière, on a l’esprit brouillé par les « bip » à longueur de journée, on fomente des plans amoureux pour s’en sortir. Et si l’on est le gérant de l’hypermarché, on se déclare Gilet jaune et on réclame le rétablissement de l’ISF.
On ne résiste pas à faire le florilège de ces personnages dont il est difficile de dire s’ils sont attachants, hilarants ou pathétiques, dont les histoires sont extraordinaires tant elles sont troublantes de vérité : le vrai « monument national » du livre, Serge Langlois, propriétaire du château (son buste en bronze à l’entrée du manoir sera l’alibi en même temps que l’arme du crime) et ancienne vedette de cinéma ; sa femme Ambre, amie de sa fille Virginia, très active sur les réseaux sociaux et qui adopte un enfant en Asie centrale (une caricature de Laeticia Hallyday ?). À 18 ans, elle a tout juste été élue Miss PACA lorsqu’elle rencontre son mari, alors âgé de 50 ans. À leur service, une ribambelle d’employés : la nurse Anna, le chauffeur Ralph, Madame Eva, l’intendante du domaine qui aime les faits divers et collectionne les figurines en porcelaine, Hélène à la cuisine et Julien à l’entretien du parc. C’est sans doute la narratrice, fille d’Ambre et Serge, qui est la plus touchante : inventive et maline comme le sont les enfants, elle entretient le doute sur l’existence de son frère jumeau, et l’on ne sait plus très bien qui il faut croire.
Au Blanc-Mesnil, le casting n’est pas moins impressionnant : Aminata, superbe caissière du Super U qui cherche à se donner une nouvelle image en s’inspirant des tailleurs pastel de Michelle Obama ; Cendrine Barou et son fils Marvin, sorte d’enfant sauvage que l’on essaie d’éduquer (ou de calmer à coups de médicaments). On comprend dès le départ qu’elle est en cavale et que « toute la France est à sa recherche ». C’est lorsqu’elle pénètre dans le château que tout bascule.
Mais c’est Abdul Belkrim qui fait véritablement le lien entre les deux mondes. Sa trajectoire est pour le moins hilarante tant elle reflète notre époque : il commence danseur de hip-hop et se fait connaître dans le clip du come-back de Mc Solaar (déjà plus ou moins ringard). Il fait ensuite une apparition encore plus remarquée dans un clip de Virginia (la première fille de Serge est chanteuse). Mais lorsque celle-ci part à Los Angeles, il sombre : « après quelques apparitions dans des festivals de hip-hop et une publicité pour une mutuelle visant à diversifier le profil de ses sociétaires, les propositions tarirent complètement ». Fort heureusement, il se reconvertit en coach sportif et devient la coqueluche des magazines féminins. C’est via son amie Sophie de Mézieux, rencontrée au club équestre, qu’Ambre décide de prendre avec lui des cours de yoga. Il vit désormais au manoir et est invité à y convier ses « amis du Blanc-Mesnil » pour une petite sauterie : débarquent Cendrine, Aminata et Mathias Doucet, le gérant gilet jaune. Première fête qui fait se croiser les deux mondes, sans trop d’accrocs. Lorsque la nurse Anna part, Abdul suggère que Cendrine la remplace.
Deuxième moment de rencontre explosive entre les deux mondes : Brigitte et Emmanuel Macron souhaitent rendre hommage à Serge pour l’ensemble de sa carrière à l’occasion de ses 70 ans, en parallèle d’une rétrospective prévue à Cannes mais qui n’aura pas lieu à cause du confinement. À la demande de Brigitte, qui suit Ambre sur Instagram et qui avait eu vent de la première sauterie, on convie à la fête tout le gratin du 93 et notamment Mathias Doucet : quelle plus belle occasion pour que le président serre la main à un Gilet jaune et rencontre « des personnes de la diversité » qu’il n’a plus trop vu depuis l’affaire Benalla ? Quelques jours après cette deuxième fête, relayée partout dans la presse, les drames s’enchaînent, le huis clos s’accentue et l’étau se resserre jusqu’à la fin.
La structure elle-même du roman ne fait qu’accentuer le trouble et l’effet d’enfermement. C’est un livre circulaire dont la fin se referme sur le début. Écho aux polars ou au confinement, redoutablement efficace. Au fil des pages, l’intrigue qui alternait d’abord les chapitres consacrés d’un côté au château (un « monument national » comme son propriétaire) et de l’autre à la vie de banlieue de personnages vivant au Blanc-Mesnil, se resserre ensuite jusqu’à ce que les deux univers se croisent et explosent.
Nomen omen ?
L’onomastique joue son rôle et ne fait que semer d’amusants doutes. Le vrai nom d’Ambre était Adrienne. Quant à Abdul Belkrim, il devient coach sportif adoubé sous le nom d’Abdul Bel. Ce nom clinquant, qui lui vaudra les meilleures pages du magazine Elle, rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, Georges Duroy avait fait à peu près la même chose chez Maupassant en devenant Bel-Ami. Sans parler de la mystérieuse Cendrine : curieuse orthographe qui place l’héroïne dans la lignée des Cendrillon modernes. Notre narratrice quant à elle s’appelle Joséphine, en hommage à la chanson d’un « ami chanteur de son père ». Son frère, lui, connaît plus de mésaventures : baptisé Orlando par sa mère qui y voit un émouvant hommage à Disneyland et à son enfance acidulée, son père, lui, fait secrètement le lien avec le prénom de Virginia (fille issue de son premier mariage). De Disneyland à Virginia Woolf, il n’y a qu’un pas : Orlando aux oubliettes et le frère jumeau sera désormais surnommé Ory. C’est dans ce genre de passages à l’écriture condensée que Julia Deck nous montre tout son talent.
« Contre le diable, il n’y a que la joie », garderons-nous de cette hilarante et cinglante fresque sociale écrite d’une main de maître.