« La Russie et la Chine posent un défi majeur à l’ordre international libéral », une conversation avec Klaus Dodds
« Nous accordons souvent plus d'attention aux frontières en tant que résultat, en regardant nos cartes et atlas et en pointant les lignes sur la carte, ce qui ne permet pas de voir à quel point ces lignes sont en réalité dynamiques ». Avec le réchauffement climatique et les concurrences entre grandes puissances, les conflits frontaliers sont appelés à devenir fondamentaux. Nous nous sommes entretenus avec Klaus Dodds pour mieux comprendre les enjeux autour des frontières.
Pourriez-vous revenir sur l’importance que conservent les frontières ? Pourquoi déterminent-elles selon vous « les conflits qui définissent notre avenir » ?
Deux choses me traversaient l’esprit lorsque j’ai commencé à écrire Border Wars. Tout d’abord, j’ai ressenti un « moment générationnel ». Pour quelqu’un qui est né à la fin des années 1960 et qui était un jeune adulte au moment du démantèlement du mur de Berlin en 1989, je pensais qu’à ce stade, les murs et les barrières seraient dépassés. Je vivais dans l’ère de l’après-guerre froide, une période durant laquelle nous avions un sentiment d’optimisme très important, du moins pour ceux d’entre nous qui vivaient en Europe et en Amérique du Nord. Nous avions l’idée que les frontières, dans toutes leurs formes de division et de perturbation, allaient devenir moins importantes dans la vie politique internationale. De nombreuses personnes qui étaient en vie à l’époque ne se souviennent que trop bien de ce sentiment d’optimisme, de l’idée qu’une sorte de nouvel ordre mondial était en train de naître. La « fin de l’histoire », la « fin de la géographie » et le triomphe de la démocratisation et de la mondialisation libérale semblaient être en marche.
Je pense que nous avons été témoins, au cours des 20 ou 30 dernières années, d’un désenchantement croissant à l’égard de l’idée selon laquelle le monde allait devenir moins segmenté ou peut-être que la géographie, tant sur le plan physique que politique, allait perdre de sa pertinence à mesure que des formes de mondialisation économique, politique et culturelle s’imposaient sur le reste de la planète. Nous avons sous-estimé le fait que de nombreuses régions du monde ne partageaient pas notre vision de cet ordre international libéral et que, maintenant, après l’Ukraine, nous sommes confrontés à un monde d’architectures économiques et géopolitiques concurrentes dirigées par la Chine, la Russie et les États-Unis et leurs alliés européens.
L’une des choses que j’ai essayé de faire dans Border Wars est de répondre à une variété de questions, et je n’en retiendrai que deux : l’une concerne la concurrence entre grandes puissances et l’autre le changement climatique. Premièrement, verrons-nous les conflits frontaliers s’aggraver en raison de la concurrence entre grandes puissances et d’un environnement stratégique plus compétitif ? Deuxièmement, en ce qui concerne le changement climatique : la Terre risque de devenir encore plus inhabitable pour un très grand nombre de personnes. Allons-nous donc être confrontés au défi d’un nombre croissant de mouvements irréguliers et de migrations régulières ? Quelles pressions cela exercera-t-il sur les États destinataires pour qu’ils investissent davantage dans la sécurité des frontières et agissent de manière toujours plus violente au nom de la protection de ces frontières ? L’Union européenne a déployé des efforts considérables pour externaliser la sécurité des frontières à des pays tiers.
Je pense qu’il est tout à fait clair, et ce d’autant plus avec les événements actuels, que la Russie et la Chine posent un défi bien plus grand à l’ordre international libéral, enraciné dans la charte des Nations unies d’après 1945. Cela ne veut pas dire, soit dit en passant, que les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont toujours été les champions de l’ordre, des valeurs, des normes et des règles (comme le révèlent les événements en Afghanistan, en Irak, en Libye et au Yémen), mais il s’agit simplement de dire que nous sommes de plus en plus confrontés à une concurrence intersystémique, qui devient plus manifeste.
Vous insistez sur le fait que les frontières ne sont pas statiques, que la fabrique de frontière doit être comprise comme une activité. Qu’est-ce que cela signifie ?
Je pense que, comme beaucoup le comprendront, pour ceux qui travaillent dans le domaine des études critiques sur les frontières et de la recherche sur les frontières dans le monde entier, il y a une distinction fondamentale et très utile à faire entre la frontière en tant que processus et la frontière en tant que résultat. Je pense que ce que le livre essaie de montrer, c’est que nous accordons souvent plus d’attention aux frontières en tant que résultat, en regardant nos cartes et atlas et en pointant les lignes sur la carte, ce qui ne permet pas de voir à quel point ces lignes sur la carte sont dynamiques lorsqu’il s’agit de l’expérience sur le terrain.
Mais deuxièmement, en concentrant notre attention sur la frontière en tant que processus hautement dynamique, il s’agit d’examiner les facteurs sociaux, culturels, géopolitiques et environnementaux en jeu qui façonnent les cultures et les activités frontalières.
Pour donner un exemple, si nous nous intéressons à l’observation selon laquelle les rivières et les montagnes ont souvent fait office de « frontières naturelles », l’une des choses sur lesquelles le livre tente d’attirer l’attention est que ces environnements sont, comme le savent bien les géographes physiques, très dynamiques et souvent très changeants. Par conséquent, la géographie de la Terre n’est pas aussi fixe et immuable que nous avons souvent été amenés à le croire. Et je pense que le changement climatique met cela au premier plan de notre conscience collective – les rivières changent, les glaciers reculent, la distinction entre la terre et la mer peut être beaucoup plus floue que nous ne le pensons et, bien sûr, nous sommes confrontés à la perspective que des îles basses par rapport au niveau de la mer soient submergées à l’avenir, ce qui aura bien sûr des conséquences extraordinaires, non seulement pour les personnes qui vivaient dans ces endroits, mais aussi pour les ramifications juridiques et géopolitiques.
Cela peut être illustré par la différence de traitement selon que les réfugiés sont européens ou non. Les frontières, tantôt fermées et tantôt ouvertes, sont ici véritablement dynamiques.
Je pense qu’il est extrêmement important de considérer les frontières comme étant intersectionnelles. En d’autres termes, lorsqu’il s’agit des conséquences des frontières, en particulier pour les communautés humaines, elles sont rarement autre chose que très inégales. Par exemple, il a souvent été souligné que les frontières et les cultures frontalières peuvent être porteuses de qualités racistes et xénophobes très fortes. Nous faisons des distinctions entre ceux que nous souhaitons voir traverser une frontière particulière, ceux à qui nous apportons un soutien humanitaire, ceux que nous mettons par exemple de côté – par le biais de visas ou d’autres types de restrictions frontalières -, ceux que nous disons en fait ne pas vouloir accepter ou que nous obligeons à prendre des moyens encore plus dangereux pour entrer en Europe ou aux États-Unis, en l’occurrence pour les personnes venant du Mexique et de l’Amérique latine. Le désert et la mer deviennent des lieux où des personnes perdent la vie en essayant de franchir les frontières.
Les frontières peuvent également être classistes dans le sens où il est assez courant – l’Union européenne en est la preuve – que des pays disent : vous pouvez bénéficier d’un accès privilégié à l’aide à l’installation si vous investissez X millions d’euros dans notre pays, tandis que pour d’autres, ils ne font pas preuve de la même courtoisie. De même, si vous êtes un travailleur professionnel, il est souvent plus facile de franchir les frontières que si vous ne l’êtes pas.
Il est nécessaire de comprendre que les frontières établissent différents types de communautés avec des capacités très différentes à se déplacer ou à être bloquées par celles-ci. Les frontières ont toujours des conséquences humaines très particulières concernant le passage ou le reflux de certains groupes.
Comment la pandémie a-t-elle affecté les frontières : a-t-elle changé leur nature ?
Je pense que la pandémie a eu une influence considérable sur les régimes frontaliers et l’utilisation des frontières en général. Nous pouvons le constater de deux manières. Tout d’abord, toute une série de pays, dont le Royaume-Uni, ont instauré des mesures de verrouillage dans le cadre d’une tentative délibérée de désocialisation des communautés nationales, afin de stopper les déplacements au-delà des modes d’interaction absolument essentiels, comme les courses dans les supermarchés. Une frontière intérieure s’est établie. En même temps, les « travailleurs de première ligne », comme nous les appelons au Royaume-Uni, doivent continuer à se rendre au travail et à participer en tant que main-d’œuvre essentielle dans des endroits comme les hôpitaux ou les supermarchés.
Le deuxième élément a été la fermeture des frontières au niveau international. Je pense que cela révèle que malgré le fait que pratiquement tous les pays étaient d’accord pour dire qu’une certaine forme de restriction des frontières était nécessaire, ces mêmes pays ont institué leur propre dynamique frontalière très particulière, et ce en fonction de leur attitude envers la pandémie et de leur exposition relative. La Nouvelle-Zélande a sans doute été le pays le plus sévère en termes de fermeture du pays, mais ce que les citoyens du monde entier ont également découvert, c’est que si vous n’étiez pas à votre place pendant la pandémie, vous deviez lutter pour rentrer dans votre pays de résidence ou de citoyenneté.
Tout au long de cette pandémie – et, deux ans après son commencement, elle n’est pas terminée – notre relation aux frontières, qu’elles soient internes ou externes, est devenue beaucoup plus prononcée. Les gens reconnaissent aujourd’hui, peut-être plus que jamais auparavant, que les restrictions frontalières peuvent être appliquées souvent assez rapidement et sévèrement à certaines des personnes les plus privilégiées de cette planète, à savoir les Européens et les Nord-Américains.
L’effet du réchauffement climatique sur les frontières montagneuses est également déterminant : nous voyons ici un exemple de la façon dont les frontières peuvent changer au fil du temps, ce qui n’était pas pris en considération par les traités qui ont établi les frontières au XXe siècle.
Lorsque de nombreuses frontières ont été délimitées et démarquées, en particulier aux XIXe et XXe siècles, il est apparu très clairement que certaines caractéristiques physiques géographiques de la Terre sont difficiles à définir. Dire avec assurance, par exemple, « Voici où commence la France, où commence et où finit l’Espagne » est un véritable défi si nous utilisons une frontière naturelle telle que les Pyrénées comme ligne de démarcation entre ces deux pays. Il est bien sûr possible de se mettre d’accord sur une telle ligne de partage. Mais ce qui a réellement changé la donne depuis une époque récente, en particulier dans les environnements montagneux, c’est qu’avec la disparition de la glace, les glaciers ont reculés, ce qui a provoqué de nouveaux glissements de terrain et des changements assez spectaculaires de certaines caractéristiques physiques telles que les crêtes de montagne et les lignes de partage des eaux. Les points de marquage originaux des frontières internationales sont devenus de plus en plus effilochés ou problématiques, parce qu’on ne sait plus très bien à quelle caractéristique physique on se réfère, surtout lorsqu’on essaie de regarder une carte et de voir des indications supplémentaires.
Les géomètres et les cartographes, déjà au XIXe siècle, reconnaissaient que le travail auquel ils étaient confrontés était difficile et dangereux. Comment délimiter un espace physique qui se trouve en altitude, qui est affecté par des conditions météorologiques sévères, où l’accès est souvent limité, notamment pendant la période hivernale, où il est dangereux de faire voler des avions, des hélicoptères, des ballons à cause des conditions météorologiques extrêmes ? Cela a vraiment été un défi notable.
Il convient également, au cas où l’on penserait qu’il ne s’agit que d’un exercice académique, de se demander pourquoi les régions montagneuses sont si importantes en termes de géopolitique. Les États-nations, leurs élites politiques et leurs armées ont toujours accordé une grande importance stratégique aux terrains élevés. Dans le cas de l’Inde et du Pakistan, pour le glacier du Siachen, nous avons cette extraordinaire impasse en haute altitude où les troupes indiennes et pakistanaises se font face, à 6 000 mètres au-dessus du niveau de la mer, souvent dans les conditions les plus dures, avec des conséquences délétères pour la santé. Aucune des deux parties ne veut reculer car il s’agit d’une partie d’une frontière contestée – la « ligne de contrôle » qui traverse cet espace très élevé et peu peuplé.
Ce que je soutiens dans mon livre, c’est que le changement climatique exacerbe tous ces aspects auxquels je viens de faire allusion. En même temps, un certain esprit de compromis existe également, en particulier dans les Alpes européennes avec cette idée qu’il devrait y avoir une « frontière mobile », une frontière qui se déplace un peu au fil du temps, précisément parce que cet environnement change fondamentalement. Mais notez que la « frontière mobile » ne fonctionne que lorsque les pays concernés ont de bonnes relations les uns avec les autres. Cela ne fonctionne pas lorsque vous êtes en guerre l’un contre l’autre, car chaque mètre concédé à l’autre partie est en quelque sorte considéré comme un abandon. Les cultures frontalières sont également importantes.
Du fait de la disparition potentielle de certains États – comme les Maldives, Tuvalu ou Kiribati – de nouveaux conflits surgiront quant au sort à réserver aux zones économiques exclusives de ces pays. Comment appréhender ces changements considérables ?
C’est un autre domaine dont nous devrions nous préoccuper. Si les montagnes posent un défi particulier aux frontières, en raison de leur caractère hautement dynamique et instable, il faut bien voir, lorsque nous nous intéressons aux îles de faible altitude, que ce soit dans l’océan Indien ou dans l’océan Pacifique, qu’il y a une possibilité que les communautés insulaires soient tout simplement submergées par la montée du niveau de la mer.
Deux choses en découlent. Premièrement, un État tiers devrait accueillir des réfugiés environnementaux. Si nous parlons des Maldives, alors le Sri Lanka pourrait finir par devenir la nation hôte de cette communauté déplacée. Deuxièmement, si le territoire concerné est submergé, est-ce que cela signifie que les Maldives ne sont plus en mesure d’avoir une mer territoriale ou une zone économique exclusive ? Et si la pêche, en particulier, constitue l’épine dorsale de l’économie maldivienne aux côtés du tourisme, qu’advient-il alors de cet espace maritime ?
Le droit international devra élaborer d’urgence une réponse à cette question, car elle n’a pas été envisagée dans le cadre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, négociée dans les années 1970 et au début des années 1980. Nous aurons besoin – je le soupçonne – d’un nouveau modèle de tutelle qui stipule que la zone économique exclusive des Maldives sera préservée comme si les Maldives existaient en tant que communauté habitée et un ou plusieurs États tiers devront aider à surveiller et à patrouiller cette ZEE. Bien entendu, le risque serait que des flottes de pêche lointaines s’installent tout simplement et traitent la ZEE comme s’il s’agissait de la haute mer.
Les conflits liés aux ressources naturelles sont également assez fréquents. Dans votre ouvrage, vous parlez longuement des conflits autour des glaciers et des barrages. Pourquoi ces conflits sont-ils si compliqués ?
Dans les années 1990, il n’était pas rare de lire que la prochaine génération de guerres allait se dérouler autour de l’eau. Le secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, qui était un diplomate égyptien, se référait souvent au Nil en particulier et disait qu’il y avait un réel danger que l’Égypte entre en guerre pour l’eau avec un pays comme l’Éthiopie si elle poursuivait ses ambitieux projets de construction de barrages.
Mais le Nil n’est pas la seule source potentielle de conflit. Par exemple, dans la région de l’Hindou Kouch, qui est bien sûr extrêmement importante pour l’Inde, la Chine et pour d’autres États voisins, le potentiel de conflit est énorme. Il s’agit de la partie la plus peuplée de la planète et ses systèmes fluviaux, en particulier au printemps, fournissent de l’eau essentielle non seulement à l’agriculture mais aussi aux villes, dans toute l’Asie centrale, du Sud et de l’Est. L’Inde et la Chine ont des différends frontaliers permanents et, en 2020, les deux parties se sont affrontées dans un conflit assez court et vicieux où l’Inde a accusé la Chine d’essayer par opportunisme d’occuper et de voler un peu plus de territoire sur cette ligne frontalière contestée.
La question de l’eau est cruciale, et ce d’autant plus avec le recul des glaciers. Par exemple, si nous continuons à perdre une partie de plus en plus importante du monde glaciaire, cela signifie que l’approvisionnement en eau diminue également. Nous pourrions être confrontés à la perspective non seulement d’une aggravation des circonstances dans ces territoires hautement disputés et stratégiquement vitaux, mais aussi d’une diminution, au fil du temps, de la quantité d’eau dont les pays ont pu profiter, en raison notamment de la hausse des températures.
Enfin, il ne faut pas oublier que l’Inde et la Chine ne sont pas les seuls acteurs et que le Népal et le Pakistan ont également leurs propres différends territoriaux le long de cette zone montagneuse. Si ce discours sur les guerres de l’eau pouvait sembler un peu prématuré dans les années 1990, il ne l’est plus autant aujourd’hui, 30 ans plus tard.
Nous sommes confrontés à un paradoxe. Certaines parties de la Terre, en raison de l’élévation du niveau des mers et des océans, auront simplement trop d’eau tandis que d’autres parties n’auront pas assez d’eau douce. Nous devons prendre ce problème très au sérieux, car la population mondiale devrait se stabiliser à environ 10 milliards d’habitants d’ici 2050. On s’attend à une augmentation de 2 milliards au cours des 30 prochaines années, dont une grande partie en Afrique, en Asie et en Amérique latine.
Que nous apprend le conflit actuel en Ukraine sur les frontières ? Est-il représentatif des nouvelles guerres frontalières dont vous parlez ou est-ce une relique du passé ?
D’un côté, le conflit ukrainien semble rappeler certains conflits antérieurs que nous avons connus, qui concernent souvent des États-nations cherchant à récupérer ce qu’ils considèrent comme des territoires perdus, des territoires qui, s’ils ne sont pas ramenés dans le giron de l’État existant, sont considérés comme incomplets. Nous appelons cela le revanchisme et, dans le cas de la Russie de Poutine, cela prend un caractère brutal. Un exemple à plus petite échelle serait le cas de l’Argentine, qui considère les îles Malouines comme un territoire perdu – pris illégalement par les Britanniques au XIXe siècle.
Le cas de l’Ukraine se distingue néanmoins de celui de l’Argentine en 1982 en raison de son ampleur et de sa brutalité. Il convient de rappeler qu’en 1994, des garanties ont été données à l’Ukraine par la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni quant à son intégrité territoriale en échange de l’abandon des armes nucléaires par le pays – et tout cela vient d’être mis en pièces. Mais je pense que nous sommes également confrontés à un projet géopolitique de la part de la Russie de Poutine, qui est implacablement expansionniste. Ce qui est particulièrement choquant dans ce conflit, c’est l’ampleur et la portée de la désinformation. Par exemple, les troupes russes pensent clairement qu’elles libèrent leurs frères et sœurs ukrainiens d’un régime fasciste nazi à Kiev, au lieu d’occuper illégalement un État souverain ayant un sens très distinct de sa propre identité nationale et culturelle.
L’instrumentalisation des citoyens étrangers est souvent utilisée lors de conflits frontaliers. C’était le cas pour le conflit entre la Chine et la Russie avec les fleuves Ussuri et Amur, et maintenant avec le Donbass, où les russophones sont utilisés pour justifier l’annexion.
Lorsque des pays franchissent des frontières de cette manière violente et dépossédante, nous devrions toujours examiner attentivement le type de justifications que les agresseurs ont tendance à mobiliser. Pour utiliser un parallèle, lorsque l’Argentine a envahi les Malouines en avril 1982, les soldats argentins pensaient qu’ils libéraient les citoyens hispanophones du contrôle britannique. Ils ont été absolument choqués de découvrir que c’était un pays anglophone qui ne voulait pas être « sauvé » par les forces argentines.
Ce que nous voyons en Ukraine est similaire, et Poutine a utilisé l’idée d’une plus grande communauté russophone comme une excuse pour présenter l’invasion comme une sorte d’humanitarisme. On entre en Ukraine pour sauver des citoyens russes qui vivent de l’autre côté de la frontière.
L’autre élément très présent dans le nationalisme agressif est l’idée que les pays vont retrouver leur gloire passée – ce qu’on appelle l’âge d’or du nationalisme. Pour reprendre les mots prononcés par Poutine en 2007, la dissolution de l’Union soviétique a été une catastrophe géopolitique, la violation de la frontière étant justifiée dans le sens où la frontière elle-même est considérée comme illégitime. L’annexion de la Crimée, l’unification de la Russie et de l’Ukraine sont justifiables parce que cette frontière n’aurait pas dû exister en premier lieu. L’éradication de la frontière et la minimisation de l’autodétermination et de l’identité nationale ukrainiennes font partie intégrante de ce récit intéressé. La frontière est jugée insignifiante.
Que nous apprend le No Man’s Land sur le droit international et ses failles ?
Les No Man’s lands ont deux effets. Premièrement, ils peuvent révéler la force d’un ordre international, juridique et politique, précisément là où nous trouvons des exemples de tutelle collaborative ou des sortes d’arrangements de partage communautaire qui reconnaissent qu’aucun État seul ou groupe d’États n’a de souveraineté exclusive. L’exemple le plus impressionnant est probablement le traité de l’Antarctique de 1959 qui visait à démilitariser un continent entier, à entourer l’océan et à promouvoir la science et la diplomatie comme mécanisme de gouvernance.
Les caractéristiques les moins attrayantes des No Man’s lands sont celles où ils sont délibérément cultivés et/ou où ils sont utilisés pour en tirer profit afin de faire valoir un agenda géopolitique agressif. Par exemple, des pays peuvent chercher à concevoir, à promouvoir ou à soutenir un No Man’s land précisément parce qu’ils veulent alors en tirer parti pour étendre leur emprise sur un lieu ou une région. Nous l’avons vu dans l’approche russe de la Géorgie. L’Ossétie du Sud est transformée en No Man’s Land, puis en Somebody’s Land.
Les accords sur les No Man’s lands, comme les océans ou l’Antarctique, sont très importants car ils sont à la fois des espaces fragiles sur le plan environnemental et des espaces où l’exploitation des ressources est menacée.
Comment qualifieriez-vous l’Antarctique ? Est-ce un No Man’s land ou une terre aux frontières non reconnues ?
L’Antarctique a toujours été fascinant pour moi. C’est une région du monde que j’étudie depuis plus de 25 ans et que j’ai visitée cinq fois.
Je pense qu’il est important de souligner que l’Antarctique peut être les deux. Il peut être un No Man’s land, il peut être un bien commun mondial, mais il peut aussi être un espace très délimité. Sept États pensent qu’une partie de l’Antarctique leur appartient et agissent comme s’ils appartenaient effectivement à des territoires nationaux particuliers. Le traité de l’Antarctique peut alors être considéré comme une forme de gouvernance qui cherche à arbitrer entre ces perceptions concurrentes du continent gelé : no man’s land / espace délimité.
Pour compliquer encore les choses, il y a aussi une grande partie de l’Antarctique qui n’a jamais été revendiquée par un État-nation. Sept États pensent qu’une partie de l’Antarctique est à eux, puis toutes les grandes puissances – les États-Unis, la Russie et la Chine – rejettent ces sept revendications et la Russie et les États-Unis ont fait une revendication historique pour faire valoir leurs propres ambitions territoriales sur le continent antarctique au moment de leur choix.
Je pense que c’est la raison pour laquelle j’ai fait référence à l’Antarctique dans les deux chapitres, parce que je voulais simplement montrer que ces espaces peuvent avoir une apparence très différente selon la perspective que l’on adopte.
Qu’en est-il de l’espace ? Les prochaines guerres frontalières se dérouleront-elles dans ou autour de l’espace ?
Le chapitre sur l’espace extra-atmosphérique était l’occasion de spéculer sur ce qui pourrait encore se produire. Je voulais simplement souligner qu’il existe incontestablement une concurrence stratégique dans l’espace, mais que l’espace lui-même devient également un environnement opérationnel plus complexe, ce qui est très différent de la fin des années 1960, lorsque Apollo 11 a atterri sur la surface de la Lune et que seuls les États-Unis et la Russie étaient de véritables puissances spatiales.
50 ans plus tard, ce n’est manifestement plus le cas et il est tout à fait juste de dire que l’environnement opérationnel est plus complexe, notamment parce que des acteurs tels que Elon Musk sont impliqués, mais aussi parce qu’il existe une autre grande puissance spatiale qui a ses propres ambitions sur la Lune et plus généralement dans l’espace : la Chine.
Je pense qu’il est également important de garder à l’esprit que même si nous nous concentrons sur ces environnements physiques en dehors de l’environnement terrestre, nous examinons également les implications de l’espace pour la vie sur terre. Les frontières peuvent être violées par des moyens numériques et il est possible d’interférer avec l’infrastructure critique d’un pays en concentrant son énergie sur l’interruption, par exemple, des systèmes de communication par satellite, des systèmes d’exploitation GPS, etc. Nous avons déjà commencé à observer une certaine concurrence stratégique. On s’est beaucoup intéressé au potentiel de ressources que l’espace peut encore receler – de l’exploitation d’astéroïdes à la tentative d’exploitation de la lune, par exemple. J’attire également l’attention du lecteur sur la possibilité que le type de conflit et de concurrence en matière de territoires et de ressources que nous observons sur Terre puisse être transféré au-delà de la Terre.
Qu’en est-il des acteurs privés : nous avons beaucoup parlé des États, mais les entreprises ou les individus peuvent être des acteurs des frontières et des guerres de frontières. Pouvez-vous revenir sur leur rôle ?
C’est une question très importante. Lorsque nous parlons de conflits frontaliers et de violence frontalière, nous ne parlons pas seulement des gouvernements nationaux et des États-nations : c’est bien plus complexe que cela. Lorsque nous parlons de franchissement de frontières ou de mouvements irréguliers de personnes, nous apprenons rapidement que nous devons parler des groupes criminels, des réseaux de passeurs, des organisations humanitaires qui cherchent à offrir un soutien aux réfugiés et aux migrants dans le monde entier.
Nous reconnaissons qu’il existe des économies frontalières qui révèlent la main de nombreux acteurs. Lorsqu’il s’agit d’espaces frontaliers contestés, le rôle des entreprises est souvent extrêmement important. Par exemple, si vous avez une frontière maritime contestée avec un État voisin, une chose que les parties font parfois, c’est qu’elles encouragent les sociétés commerciales à mener des activités d’exploitation : il peut s’agir de pétrole et de gaz, d’exploration et de forage, de pêche, de tourisme, précisément parce qu’elles veulent établir un bilan des affaires et des activités dans cet espace contesté, ou qu’elles veulent voir cette frontière violée ou ignorée.
Cela peut être une source de tension considérable, comme c’est le cas entre le Venezuela et le Guyana, notamment par l’exploration pétrolière et gazière offshore. Il est également vrai de dire que la société civile peut jouer un rôle énorme, tout comme les organisations environnementales, pour attirer l’attention sur la violence ou les violations des frontières.
Le rôle des militaires dans la facilitation des violations potentielles des frontières ou dans le contrôle et la sécurité des frontières est également considérable. Certaines de ces armées peuvent aussi être aidées sans relâche par des entrepreneurs militaires privés ou, par exemple, par des organisations paramilitaires. Enfin, bien sûr, il existe toute une série d’autres acteurs, des terroristes aux cartels de la drogue, qui jouent leur rôle en façonnant et en influençant les économies frontalières, les transactions frontalières et la violence frontalière. Les frontières et le bornage impliquent un kaléidoscope de personnages et d’intérêts.
Les pays déploient de plus en plus de technologies pour protéger leurs frontières. Les informations – sur les passagers, les touristes… – revêtent donc une importance stratégique. S’agit-il d’un nouveau champ de compétition ou voit-on émerger une coopération afin de préserver la sécurité internationale ?
Je pense que le rôle du numérique et des technologies dites « intelligentes » est à prendre au sérieux. Tout d’abord, nous constatons une augmentation des investissements dans ces technologies intelligentes, en particulier dans les zones frontalières très sensibles. Le meilleur exemple est probablement la frontière américano-mexicaine, où des investissements considérables ont été réalisés dans la technologie des drones, la surveillance, les infrastructures et la collecte d’informations en temps réel qui permettent aux agents de la patrouille frontalière d’intercepter les migrants irréguliers partout où ils le peuvent. Il s’agit d’une caractéristique très importante de nombreuses régions frontalières, et pas seulement des États-Unis et du Mexique : nous avons également vu l’Inde et le Pakistan investir davantage dans ce type de pratiques numériques.
La deuxième chose qu’il est important de mentionner, et que nous observons depuis un certain temps, est que dans des domaines comme le secteur de l’aviation, les frontières intelligentes et les technologies de collecte de données sont de plus en plus utilisées pour partager des informations sur les passagers et leurs mouvements, impliquant les compagnies aériennes, le gouvernement national, les autorités frontalières et douanières concernées. Bien entendu, de nombreuses personnes ont déjà expérimenté l’obligation d’enregistrement pour chaque voyage pour lequel, avant de voyager, il faut soumettre des informations préalables sur les passagers. Nous observons une tendance selon laquelle les aéroports, les ports maritimes, les chemins de fer, les voyagistes et même les universités sont de plus en plus sollicités pour jouer le rôle de gardes-frontières virtuels et physiques, recueillir des informations et être prêts à les partager avec d’autres organismes. On peut considérer qu’il s’agit d’une coopération, d’une collaboration en termes de partage d’informations, mais cela signifie également qu’il existe une sorte de complexe mondial de sécurité des frontières dans lequel de plus en plus d’acteurs du monde entier sont entraînés dans le cadre de cette priorité accordée à la collecte et au partage d’informations entre les parties concernées.
Je pense que cette tendance va s’intensifier à l’avenir et que nous devrons tous nous habituer à un examen de plus en plus minutieux chaque fois que nous tenterons de franchir une frontière numérique ou physique.