Bouleversement du monde ou début de l’interrègne ? une conversation avec Michel Duclos

Sommes-nous à la veille d'une nouvelle phase dans les relations internationales ? Que révèle la guerre menée par la Russie en Ukraine à propos de l'Union européenne ? Et quel rôle pour la France dans ce bouleversement du monde ? Nous en discutons avec Michel Duclos.

Michel Duclos, La France dans le bouleversement du monde, Paris, Éditions de l'Observatoire, «Essais», 2021, 320 pages, ISBN 1032919027

Dans votre livre, vous identifiez à plusieurs reprises ce qui pourrait être une erreur d’Emmanuel Macron : avoir cru que le dialogue avec Vladimir Poutine était possible et que la France pouvait y jouer un rôle central sans nécessairement se concerter avec le reste des Européens. La séquence qui a précédé l’invasion de l’Ukraine confirme-t-elle cette analyse ? 

Emmanuel Macron est l’homme d’une vision. C’est ainsi que, comme vous, j’ai pu parler d’une « doctrine Macron ». Cette dernière a des aspects saisissants de pertinence et d’actualité. L’axe européen y occupe une place très importante, défini principalement en termes industriels et technologiques, mais aussi en termes de défense, dans un moment marqué d’une part par la montée en puissance des autoritaires et des populistes, et d’autre part par un certain retrait américain des affaires du monde. Cet axe est complété par la volonté de renouveler le multilatéralisme et par une politique africaine assez originale dans sa volonté de renouvellement. Il comporte aussi un prolongement indopacifique.

Si tous ces éléments de la doctrine Macron sont assez personnels et neufs, il y a d’autres éléments qui, à l’inverse, paraissent repris du monde d’avant. C’est notamment le cas de la notion de la France comme puissance d’équilibre – qui en pratique se traduit par une propension à une attitude de cavalier seul et aux coups d’éclat ; c’est cette inspiration qui a conduit le président à un certain nombre d’échecs ou de déboires, notamment dans la gestion des crises en Syrie, en Libye et en Iran.

Il a par ailleurs adhéré à une idée en vigueur dans le monde d’avant sur un autre point saillant, qui est le dialogue avec la Russie. Le président a repris à son compte le récit dominant dans la classe politique française. Ce dernier consiste – ou consistait – à dire que si les Russes se conduisent mal, c’est parce que nous, Occidentaux, les y avons conduits. Ce serait largement les péchés occidentaux qui expliqueraient le comportement agressif russe. Ce récit a pour inconvénient d’occulter ce qui a été l’évolution de Poutine depuis un certain nombre d’années – depuis 2004, 2007 ou 2008, peu importe l’échéance – mais en tout cas, pour moi, depuis 2011-2012, : lors de l’hiver 2011-2012 Poutine a fait le choix délibéré de la confrontation avec l’Ouest. Après la Géorgie, l’annexion de la Crimée et l’intervention en Syrie, il est à mes yeux impossible de dire que nous maltraitons les Russes, et qu’il faut tenir compte de leur sentiment d’humiliation. Cette actualisation de la perception de la Russie n’a jamais été faite par la classe politique française.

Nous avons donc continué à raisonner comme si nous pouvions calmer un dirigeant russe offensé en lui proposant des négociations sur la sécurité en Europe. C’était une autre contradiction du discours : clairement, depuis un certain nombre d’années, le rapport de force en Europe s’était retourné en faveur des Russes , lesquels continuaient à s’armer alors que nous nous désarmions. Il était alors un peu curieux de penser qu’ils avaient une préoccupation de sécurité ; c’est nous qui aurions dû avoir une telle préoccupation.

Je ne voudrais donc pas singulariser le président Macron, qui a été la victime du récit ayant cours dans la classe politique française. Dans la façon dont il a procédé, il a été, c’est vrai, la victime de ses propres erreurs : s’il avait fait Brégançon en ayant consulté les partenaires européens, cela aurait eu une tout autre portée, sa démarche aurait eu beaucoup plus de poids, de crédibilité. Le fait d’avoir voulu établir avec Moscou des canaux de communications n’est évidemment pas critiquable mais souhaitable, et nécessaire ; le choix d’ une forme d’exercice solitaire du pouvoir et d’éclat dans le style était cependant, à mon sens, contre productif.

Après la Géorgie, l’annexion de la Crimée et l’intervention en Syrie, il est à mes yeux impossible de dire que nous maltraitons les Russes, et qu’il faut tenir compte de leur sentiment d’humiliation.

michel duclos

Dans la dernière phase cependant, M. Macron a corrigé les défauts de sa méthode : c’est en porte-parole des Européens qu’il est allé à Moscou et qu’il continue de parler à Poutine, en bonne intelligence avec Washington. Grâce à sa très bonne coordination avec les Européens et les Américains, il n’a été critiqué par personne et a replacé la France dans l’axe central de la politique européenne.

Je voudrais dire aussi que nous avons assisté, dans les deux dernières années, à quelque chose que personne n’avait vraiment anticipé et que j’appelle la « dérive à la Milošević » de Poutine. Ce n’est pas que ce dernier révèle son vrai visage – nous savions depuis toujours qu’il avait un comportement très brutal –, mais ce qui est caractéristique du syndrome Milošević, c’est d’être emporté par une passion ethno-nationaliste conduisant à ignorer tout calcul coût-avantage, en tout cas à se livrer à un aventurisme presque sans limite. On est très loin de l’idée qui avait cours, à savoir : la Russie, quels que soient ses aspects rugueux, ne constitue plus une menace stratégique.

Cette crise a pour vertu de rappeler l’importance du métier de diplomate, depuis quelque temps relégué au second rang au profit d’une hyper-présidentialisation des prises de parole et des négociations diplomatiques. La succession des présidents, ministres des Affaires étrangères et Secrétaires d’État était-elle la meilleure stratégie à adopter ?

Les contacts d’homme d’État à homme d’État sont nécessaires. L’entretien de 6h d’Emmanuel Macron avec Vladimir Poutine était utile pour mieux comprendre l’état d’esprit de ce dernier. Dans le même temps, le paradoxe est que nous, Français, – et ce n’est pas une innovation de la part de Macron – n’avons pas pris conscience que, dans le monde actuel, nous avons plus besoin des diplomates que jamais.

Certains États émergents ont compris qu’il fallait étoffer leur service diplomatique. Au contraire, nous avons eu plutôt tendance, depuis la chute du Mur, à considérer que nous avions moins besoin des diplomates. Je crois en réalité que ces derniers sont encore plus nécessaires qu’auparavant car plus le monde est compliqué et plus nous sommes saturés d’informations, plus nous avons besoin de gens de métier, fiables, pouvant faire des analyses et des propositions fondées sur un long entraînement. Accessoirement, lorsque vous êtes en poste, vous vivez avec la société et les élites locales. Si vous faites bien votre métier, vous avez un sens de ce qu’ils pensent vraiment. Lorsque deux chefs d’État se rencontrent, ils ne se disent pas ce qu’ils pensent réellement : ils sont dans un jeu de rôle.

C’est une idée qui est revenue avec la rencontre entre Poutine et Macron : le président français aurait été bercé d’illusions alors que Poutine ne faisait que jouer un rôle.

Être diplomate, c’est entre autres choses savoir discerner la vérité du mensonge. Cela demande un long entraînement ! Le rapport à la vérité diffère d’un pays à l’autre. Même les Américains et les Anglo-Saxons cherchent, dans les rapports que nous avons avec eux, à nous faire croire certaines choses. A plus forte raison s’agissant d’interlocuteurs plus éloignés de nous. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons réellement besoin de gens de métier pour décrypter quels sont les vrais messages.

Votre livre entend fournir un éclairage dans une période troublée et difficile à comprendre. Alors que nous approchons des élections, rarement le consensus en politique étrangère n’a semblé aussi fort sur un sujet qui a pourtant longtemps et profondément divisé la classe politique française. Le rassemblement derrière l’héroïsme de Zelensky et la condamnation de la Russie n’a-t-il pas dissipé, d’un grand coup, la complexité du monde ? N’y a-t-il pas un risque que le débat sur la politique étrangère n’ait pas lieu ?

Ce qui est très frappant est que les candidats pro-Poutine ont naturellement condamné l’intervention, mais sont dans le déni quant aux conséquences de celle-ci. Ils continuent à dire qu’il faut sortir de l’OTAN, être non-aligné (dans le cas de Jean-Luc Mélenchon), s’éloigner des Américains, rendre à la France son indépendance… Ils n’ont en réalité pas adapté leur logiciel. Madame Pécresse n’a jamais été pro-Poutine, c’est autre chose, et nous allons voir si elle va, dans les prochaines semaines, adopter une orientation politique adaptée à la nouvelle ère dans laquelle nous sommes entrés avec la guerre en Ukraine.

Le paradoxe d’Emmanuel Macron est que la guerre en Ukraine le ramène dans une position centrale en Europe et dans la relation transatlantique alors que sa grande initiative russe de 2019 et sa critique de la mort cérébrale de l’OTAN l’avaient éloigné du courant central en Europe, et avaient accru la défiance des Américains à son égard. Dans la crise ukrainienne, personne ne peut nous reprocher les tentatives de dialogue avec Poutine, et il est tout à fait sur la même ligne que les Européens à propos des sanctions ou des mesures de défense à prendre. Emmanuel Macron n’a pas été le premier interlocuteur de Poutine – la discussion a d’abord été lancée avec Biden –, et c’est lorsque le président russe a compris qu’il n’obtiendrait rien de Biden qu’il a accepté de discuter avec Emmanuel Macron et Olaf Scholz, probablement avec la volonté de diviser Américains et Européens. Le président français et le chancelier allemand ont quant à eux tenu la partition mise au point entre Européens et Américains.

Les candidats pro-Poutine ont naturellement condamné l’intervention, mais sont dans le déni quant aux conséquences de celle-ci.

michel duclos

Plus même, les décisions historiques prises par l’Union européenne – notamment le transfert d’armes à l’Ukraine – et le revirement non moins historique des Allemands sur les questions de défense donnent corps à cette Europe géopolitique qu’Emmanuel Macron appelait de ses vœux.

Extraordinaire ironie de l’histoire : de même que la crise du Covid a conduit les Allemands à accepter un degré d’intégration européenne qu’ils avaient refusé lorsque Macron leur avait proposé, l’affaire ukrainienne conduit maintenant les Européens à prendre au sérieux cette idée d’Europe géopolitique ou d’Europe puissance mise en avant par Macron. Face à cela, les forces politiques responsables dans l’opposition seront-elles capables de faire l’ajustement politique nécessaire ?

Par ailleurs, vous déploriez récemment1 le « manque de vision » des candidats à l’élection présidentielle française. Pensez-vous qu’un pays qui a la volonté d’être un grand acteur stratégique se doit d’entretenir « une certaine vision » de ce qu’il doit incarner à l’international ?

Je crédite Macron d’avoir une doctrine, mais celle-ci mérite d’être actualisée, par exemple sur la Chine. En 2017, la Chine n’avait pas la même importance qu’aujourd’hui – importance qui lui a été conférée par le Covid. Il va de soi que sa vision doit aussi être actualisée sur la Russie. Au-delà, une des leçons que l’on peut tirer du quinquennat qui vient de s’achever est la suivante : le président actuel a une vision ; Il est capable de remarquables coups diplomatiques et d’actions tactiques, mais il manquait entre les deux une stratégie. C’est ce manque de stratégie qui l’a amené, sur la Russie et sur l’OTAN, à adopter des attitudes contradictoires avec sa volonté de faire émerger l’Europe comme puissance géopolitique.

Dans les années qui viennent, un défi pour la France est de mettre en place une véritable stratégie, comme les Britanniques ont essayé de le faire avec l’Integrated Review qui place – même si je ne suis pas sûr qu’ils y aient réussi – dans un seul prisme les différents aspects de l’action extérieure, allant de la force armée à la diplomatie en passant par le développement, l’influence, et également la puissance technologique.

J’ai écrit ce livre car j’aurais aimé que les candidats parlent de stratégie. La France ne peut que très rarement agir seule. Elle peut rester une puissance d’entraînement si elle dispose d’une capacité diplomatique, si elle est capable de mobiliser, créer des coalitions, non seulement dans le domaine géopolitique mais aussi concernant les enjeux globaux. Ce n’est toutefois pas pour autant que nous devons renoncer à avoir une voix propre. Il n’y a pas de déclassement français ; l’histoire mais aussi la vitalité de ce pays, ce qu’on attend de lui dans le monde, fait qu’il y a encore un message spécifique de la France qui passera si nous arrivons à corriger nos faiblesses.

Quelles sont ces faiblesses ?

Une première réside dans le risque de l’isolement stratégique. Ce problème s’estompe aujourd’hui du fait de la crise ukrainienne. N’oublions pas cependant que dans l’Indopacifique ou même en Afrique nous sommes relativement seuls. Ne perdons pas de vue le handicap que représente pour nous la discorde peu cordiale avec le Royaume-Uni. Une autre faiblesse résulte du décrochage économique avec l’Allemagne, qui s’est encore aggravé. Cela réduit notre capacité de leadership dans l’Union européenne. Une dernière faiblesse est celle liée à la capacité d’influence. L’image de la France en vigueur il y a encore quelques années : la France de la Révolution, des droits de l’homme, de Victor Hugo et du Général de Gaulle… qui nous assurait une bonne réputation de par le monde – même si l’on critiquait les gouvernements du moment – a atteint ses limites. La désoccidentalisation du monde fait que les valeurs universelles, qui sont notre carte d’identité nationale sur la scène internationale, sont contestées ; par ailleurs, des puissances adverses ont développé des stratégies d’influence « dures », qui passent souvent par la manipulation de l’information et le conditionnement des opinions.

Nous nous trouvons, nous Français, devant une forme nouvelle de bataille qu’il faut que nous menions avec rigueur. 

Il n’y a pas de déclassement français ; l’histoire mais aussi la vitalité de ce pays, ce qu’on attendait de lui dans le monde, fait qu’il y a encore un message spécifique de la France qui passera si nous arrivons à corriger nos faiblesses.

michel duclos

Si l’Union européenne s’est imposée comme un interlocuteur de premier ordre, elle semble toujours faire doublon avec ses grandes puissances « motrices », notamment la France et l’Allemagne. Dans un souci d’affirmation de sa puissance géopolitique, l’Union n’aurait-elle pas à gagner à renforcer un service diplomatique européen (le SEAE, structure très récente, n’a été créé qu’en 2010) de manière à pouvoir parler d’une seule voix lorsque les circonstances l’exigent, comme c’est le cas actuellement ?

Il faut ici être très pragmatique. Biden a d’abord parlé avec Poutine et, pour ne pas renouveler les erreurs commises en Afghanistan, il a cette fois-ci consulté les Européens. Dans son premier coup de fil, il n’y avait pas l’Union européenne mais l’Italie, la France, l’Allemagne, la Pologne et le Royaume-Uni. Puis, son administration a compris que lorsque l’on parle de sanctions ou de liens commerciaux avec la Russie, c’est l’Union européenne qui compte. J’ai eu pour ma part une sorte de révélation lorsque j’ai entendu un matin sur BBC4 une interview de l’Ambassadrice des États-Unis auprès de l’OTAN – qui est une proche de Biden – expliquant à des journalistes britanniques stupéfaits que, sur le sujet des sanctions, ce n’est pas avec l’OTAN mais avec l’Union européenne qu’il leur faut travailler. Sous l’effet de l’agression de Poutine, Biden a donné à l’Union une sorte d’accréditation en tant qu’acteur géopolitique.

Or l’une des forces de l’Union européenne est de jouer sur un clavier comportant plusieurs touches, y compris la touche de la diplomatie de ses grands États. Pour Poutine, mais aussi pour Biden, le chancelier Scholz et le président Macron ne sont pas sur le même plan que Mme Von der Leyen. Pour moi, la vraie recette du succès est d’avoir une bonne entente entre les grandes diplomaties et les grandes institutions européennes.

La négociation sur le nucléaire iranien a fait figure de précédent en ce sens.

Vous écrivez à propos de Kaboul dans votre postface : « les “compétiteurs” de l’Amérique ne sont-ils pas incités à tester plus encore la capacité dissuasive américaine, que ce soit à Taïwan ou en Ukraine, par exemple ? » Il y a en fait deux grandes surprises géopolitiques en 2022 : l’invasion de L’Ukraine et la réaction unanime de l’Union européenne et du camp occidental. Est-ce que Poutine n’a pas fait une erreur en considérant que la faiblesse des États-Unis signifiait la faiblesse des Européens ? Est-ce que l’hubris n’est pas désormais du côté des compétiteurs de l’Occident ?

Ma lecture des choses – et je l’avais déjà écrit dans mon livre sur la Syrie – est que depuis un certain nombre d’années, l’Occident a répudié le recours à la force. C’est le cas des États-Unis avec ce que l’on appelle la « fatigue stratégique ». L’opinion américaine ne veut plus envoyer des forces à l’étranger pour des raisons évidentes.

Mais cela a eu deux inconvénients. D’abord, le signal adressé aux adversaires. Ce n’est pas l’effet du hasard si l’annexion de la Crimée a eu lieu après le refus d’Obama de frapper le régime syrien lorsque celui-ci a eu recours à des armes chimiques – alors qu’il allait de soi pour les dirigeants russes qu’Obama devait frapper. La conclusion qu’ils en ont tirée est que les Américains avaient renoncé à opposer la force à la force. Nous assistons à une espèce de répétition : l’invasion de l’Ukraine fait suite de quelques mois au retrait des États-Unis de Kaboul. Plus les Occidentaux reculent, plus ils incitent leurs adversaires à avancer.

Sous l’effet de l’agression de Poutine, Biden a donné à l’Union une sorte d’accréditation en tant qu’acteur géopolitique.

michel duclos

Comme on ne voulait plus recourir à la force, on a multiplié le recours aux sanctions – qui est une arme difficile à manier. Et comme nous avions fait de l’instrument des sanctions une sorte de fétiche, les adversaires se sont adaptés. L’une des erreurs de calcul de Poutine dans l’affaire ukrainienne est qu’il avait anticipé les sanctions et qu’il s’y était préparé – il n’y a qu’à voir les coffres de la Banque centrale russe remplis de devises et leurs achats d’équipements sensibles dans les semaines qui ont précédé l’invasion. Or cette anticipation par Moscou d’inévitables sanctions occidentales nous a contraints à aller encore plus loin dans le déploiement de ces dernières – ce que Moscou n’avait pas prévu.

Pour moi, l’envoi incroyable d’armements aux Ukrainiens est une façon de dire qu’il va falloir mettre fin à ce cycle du refus de l’option militaire.

Vous affirmez que le milieu ou la fin de la décennie 2020 pourrait être le moment d’une entrée en crise du modèle autoritaire, et que pour se préparer à cela il faudra que le libéralisme politique soit renouvelé pour être de nouveau attrayant. Est-ce que ce moment de crise des modèles autoritaires n’est pas en train d’arriver plus tôt que prévu ?

Je dis bien que c’est une hypothèse de travail, pas une prédiction. Mais ce qu’il se passe m’inquiète. L’Occident a depuis des années perdu la bataille de l’opinion mondiale principalement à partir de l’invasion américaine de l’Irak. Tout l’ADN anti-colonisateur, anti-impérialiste, anti-américain est devenu dominant. À partir du moment où ce sont les Russes qui sont devenus les agresseurs et non pas les Américains, les Russes ont réussi l’exploit de rester populaires. L’annexion de la Crimée n’a pas été condamnée par la Chine, l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud. Les Russes ont réussi, au moment de l’annexion de la Crimée, à maintenir le message qu’ils étaient les victimes qu’on avait forcées à se défendre.

Un des enjeux fondamentaux de la crise actuelle est de savoir si les Russes vont continuer à réussir ce coup fantastique d’accréditation de leur récit dans les opinions de l’ancien tiers-monde. Les premières réactions de l’Inde, du Brésil et des Emirats Arabes Unis dans le vote de la résolution du Conseil de Sécurité n’étaient pas rassurantes ; cependant, le vote de la résolution condamnant la Russie à l’Assemblée Générale des Nations unies démontre un début d’isolement. Ajoutons que le président Biden, même s’il a pris, je pense, les bonnes décisions, n’a pas un discours percutant qui puisse mobiliser les opinions occidentales ou convaincre les opinions des pays émergents.

À quel point pensez-vous que cette crise pourrait permettre de diviser l’alliance entre la Chine et la Russie ? Dans votre livre, vous êtes très sceptique quant à l’idée d’un potentiel « découplage » des alliances.

Ce n’est pas là l’analyste conceptuel qui parle mais le diplomate professionnel : j’ai constaté au cours de ma carrière que la meilleure diplomatie du monde à l’époque, celle des Britanniques, n’a jamais réussi à dissocier la France de l’Allemagne. Nous avons nous-même essayé à plusieurs reprises de dissocier Damas de Téhéran : nous n’y sommes jamais parvenus non plus. En fait, des mastodontes comme la Chine et la Russie se déterminent en fonction de ressorts internes. Ils ne se définissent pas en fonction de ce que dit la France, l’Allemagne, l’Italie ou même les États-Unis.

Un des enjeux fondamentaux de la crise actuelle est de savoir si les Russes vont continuer à réussir ce coup fantastique d’accréditation de leur récit dans les opinions de l’ancien tiers-monde.

michel duclos

Dans mon livre, je parle d’une discussion que j’ai eue avec Sergueï Lavrov en marge du Forum de Paris, qui me disait qu’aussi formidable que soit l’action de Macron, cela ne les séparera pas de la Chine. Je nourris un scepticisme de fond, et je me méfie d’ailleurs de tout ce que l’on a raconté sur Kissinger, Nixon, la Chine, l’URSS… Est-ce que cela a vraiment joué le rôle qu’ont orchestré les opérateurs ? C’est pour l’instant la Chine qui fait de la triangulation, pas nous. En outre, à partir du moment où la Russie est entrée en guerre et que l’Occident réagit de manière aussi forte que c’est le cas, la question me semble-t-il se transforme : une Russie très affaiblie dans quelques temps n’aura d’autre choix que de dépendre encore plus de la Chine. Mais est-ce vraiment un atout du point de vue chinois ?

Les relations internationales sont-elles toujours un terrain d’affrontement entre puissances étatiques (pensons à l’asymétrie des efforts fournis pour faire face au changement climatique de certains États par rapport à d’autres), alors que l’on aurait pu penser qu’elles avaient pris fin en 1991 ? En d’autres termes : depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sommes-nous entrés dans une nouvelle ère ?

J’ai souvent entendu les stratèges à Paris affirmer que la Russie n’était plus une menace stratégique après 1991. Pierre Hassner, réfugié roumain, continuait à se méfier des Russes, même lorsqu’ils étaient très faibles. Et il y a eu toute une période durant laquelle les Polonais continuaient à tirer les sonnettes d’alarme quant à la menace russe, comme les Français ont pu le faire à propos de la menace allemande dans l’Entre-deux-guerres. Et comme les Anglo-saxons l’ont fait vis-à-vis de la France dans les années 30, nous disions aux Polonais d’arrêter de s’inquiéter !

Disons-le cependant : même ceux qui n’ont jamais cessé de considérer que les États restaient menaçants, notamment la Russie, n’envisageaient pas une guerre ouverte à ce point. Pourquoi les dirigeants européens unanimes – même les plus indulgents pour Poutine comme Orban – ont-ils fait volteface en quelques jours pour adopter une politique de confrontation très forte avec la Russie et de réarmement de l’Europe ? C’est qu’ils sont saisis par la peur : ils ont pris conscience que si l’on n’arrête pas M. Poutine en Ukraine, celui-ci ne s’arrêtera pas à l’Ukraine ; il continuera en s’en prenant à d’autres États européens ; la menace qu’il fait peser est une menace sur le cœur de l’Europe.

Il me paraît hasardeux de dessiner les contours d’une nouvelle ère alors que la guerre ne fait que commencer. Une chose me paraît claire cependant : les pulsions ethno nationalistes de M. Poutine ont fait ressurgir la peur comme acteur central des décisions du côté occidental. La peur m’apparaît comme la marque de fabrique de l’ère post-agression en Ukraine.

Dans cette situation très inquiétante, un élément d’espoir peut venir d’un accord sur le nucléaire iranien. Un compromis dans les négociations de Vienne laisserait entendre que la raison diplomatique peut encore l’emporter. Et plus généralement que ce grand pays qu’est l’Iran estime encore utile de ne pas se lier exclusivement au camp de l’Est mais de garder des liens avec l’Occident.

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