Demandez aux Polonais. En ce moment, ils entendent surtout parler de liberté par les politiciens du parti d’extrême droite Konfederacja. Ils l’ont invoquée lorsque Facebook a bloqué le profil du parti pour cause de désinformation à propos de la pandémie et d’incitation à la haine. Ce sont aussi eux, qui, en raison d’une prétendue attaque des libertés individuelles, s’opposent à l’obligation du port du masque : marchant ostensiblement dans les couloirs du Parlement le nez et la bouche découverts. Une telle attitude suscite de nombreux adeptes à en juger par l’amélioration de la côte du parti : début 2022, un Polonais sur dix voterait pour eux.
La Pologne n’est pas un cas isolé dans la façon dont la liberté est détournée par l’extrême droite. Au contraire : c’est un phénomène commun en période de Covid-19, avec des exemples concrets en France, au Pays-Bas, en Allemagne aussi bien qu’en dehors de l’Europe comme au Brésil ou aux États-Unis. Selon Ivan Krastev et Mark Leonard : « La crise [du Covid-19] semble avoir entraîné un grand changement dans la manière dont les partis politiques se rapportent à la liberté. » En un mot : « beaucoup de partis classiques se sont employés à valider l’action gouvernementale, tandis que de nombreux partis populistes deviennent plus libertaires. »
L’engagement en faveur de la liberté individuelle était déjà un élément important du programme de nombreux partis d’extrême droite en Europe. Cela est mis en avant par leurs noms : le Parti de la liberté en Autriche (FPÖ), ou la Confédération Liberté et Indépendance en Pologne (qui est le nom complet de Konfederacja). Mais dans l’ère pandémique, la question de la liberté a encore gagné en importance au point de devenir une arme clef. Comme le note le Financial Times, certains partis d’extrême droite ne se sont découvert que récemment un enthousiasme particulier pour le libertarianisme – ce qui a fini par les calibrer avec la droite américaine.
Aux Pays-Bas, la pandémie a permis à Thierry Baudet, dirigeant du parti d’extrême-droite Forum pour la démocratie (FvD), de retrouver son élan suite aux mauvais résultats aux élections nationales de l’année dernière. Il est maintenant devenu leader des manifestations contre les vaccinations et les restrictions.
En Allemagne, le parti d’extrême droite AfD a déjà été mis en porte à faux par son opposition à la vaccination et au confinement. Lors des élections fédérales de l’année passée, certains votants se sont détachés du parti, associé au mouvement anti-vax et conspirationniste. Les libéraux du FDP, désormais dans la coalition gouvernementale, en ont quant à eux profité, étant parvenus à articuler une position nuancée.
En France, l’extrême droite est confrontée à la même difficulté que l’AfD. Les électorats de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour sont divisés sur l’obligation du vaccin et préféreraient discuter d’autres sujets – comme l’immigration, la criminalité et la hausse des factures d’énergie – avant l’élection présidentielle de cette année. Emmanuel Macron – qui a déclaré vouloir « emmerder les non-vaccinés » – les oblige à réagir.
Pour désamorcer l’argument de l’extrême droite selon lequel elle serait la seule à pouvoir défendre la liberté, il faut être capable de montrer que sa définition de la liberté est fragmentaire – et en proposer une autre. Cependant, il faudrait le faire d’une manière qui ne soit pas stigmatisante. Tourner en dérision les non-vaccinés, les présentant comme de naïfs adeptes des théories du complot ou des agents étrangers peut être en partie justifié – mais cela suppose à tort que tous les autres ne doutent pas de la signification de la liberté. Elle est également trop défensive, donnant l’impression que le courant dominant manque de bons arguments dans ce débat crucial.
Si la croyance en la priorité de la liberté individuelle prévaut dans les milieux d’extrême droite, le centre du spectre politique devrait se caractériser par une vision de la liberté à travers le prisme de la société tout entière. Il est légitime de restreindre la liberté individuelle si cela sert à « éviter de nuire à autrui », écrivait John Stuart Mill il y a un siècle et demi.
Ce qui manque souvent aux débats politiques actuels est une réaction claire : protéger les autres membres de la société est aussi une question de liberté. Lorsqu’il n’y avait pas la vaccination, nous devions rester chez nous pour limiter la propagation du virus et éviter d’infecter les plus vulnérables. Maintenant que nous disposons de vaccins, les différentes obligations et restrictions visent notamment à éviter que les hôpitaux ne soient inutilement surchargés afin de pouvoir soigner les patients atteints d’autres maladies. En d’autres termes, nous acceptons certaines restrictions pour que nous puissions tous jouir de la liberté dans toute la mesure du possible.
Il y a, évidemment, le risque que certains gouvernements aillent trop loin. Ils peuvent se sentir encouragés par le sentiment général que le rôle de l’État devient désormais plus important. Certains peuvent souhaiter utiliser le contexte de la pandémie pour accroître de manière permanente le contrôle de l’État sur les citoyens – par exemple, par le biais de nouveaux outils de surveillance. Il ne s’agit donc pas seulement de lutter contre le discours libertarien de l’extrême-droite. Il s’agit d’oser avoir une discussion sérieuse à propos de l’impact de la pandémie sur nos libertés et si les politiques menées la protègent de manière adéquate.
Les libéraux, en particulier, pourraient voir la situation actuelle comme une double opportunité. En premier lieu, de se développer politiquement : leurs bons résultats aux élections de l’année dernière en Allemagne et aux Pays-Bas, ou leurs scores prometteurs en Autriche, montrent que c’est possible. Mais c’est aussi l’opportunité d’un changement, attendu depuis longtemps. Les libéraux pourraient se distancer des différentes distorsions du fondamentalisme du marché. Ils pourraient reconstruire la foi populaire en la liberté en s’appuyant sur l’expérience réelle de la pandémie. Enfin, ils pourraient étendre le « domaine de la lutte » en y incluant d’autres questions, jusqu’ici sous-estimées, étroitement liées à la liberté : les droits des femmes et la situation des minorités ethniques et sexuelles, la protection des données et autres droits numériques, ou encore la migration par exemple.
Dans les discussions sur la vaccination et les restrictions dues à la pandémie, les opposants sont bruyants et visibles, mais ils sont en général cantonnés à une minorité.
Cela est illustré dans le sondage que l’ECFR a réalisé dans douze pays de l’Union européenne en mai 2021. Interrogés à propos de leur avis sur les confinements et autres restrictions, seuls 23 % ont déclaré considérer ces mesures comme trop strictes. Et ils étaient plutôt peu nombreux à soupçonner les gouvernements d’agir en fonction de motivations obscures. 58 % pensaient que les restrictions avaient pour but principal de contribuer à limiter la propagation du virus. Seul un répondant sur six (16 %) soupçonnait les gouvernements de profiter de l’occasion pour renforcer leur contrôle sur la société, tandis que les autres (17 %) pensaient que les restrictions servaient à maintenir l’apparence du contrôle de la situation par les personnes au pouvoir.
Depuis, la campagne de vaccination a atteint un niveau impressionnant dans la plupart des États-membres, avec quelques exceptions seulement parmi les membres du bloc de l’Est (Hongrie, Pologne, Bulgarie…). Environ 80 % ou plus des adultes au Portugal, en Espagne, au Danemark, en Italie, en France, aux Pays-Bas et en Suède sont vaccinés contre le Covid-19. Le taux est un peu plus bas en Autriche et Allemagne, où 74 % des adultes ont reçu au moins une dose de vaccin – ce qui a incité le gouvernement de la première à introduire la vaccination obligatoire et celui de la seconde à l’envisager sérieusement. Parmi le quart restant, tous ne sont pas antivax. La majorité de la population est favorable à la vaccination et à certaines restrictions, ou du moins les approuve.
Peu importe comment les gouvernements choisissent de résoudre le difficile dilemme de l’introduction potentielle d’une vaccination obligatoire ou semi-obligatoire, ils ne devraient pas craindre de débattre de cette question en termes de protections nécessaires pour préserver la liberté individuelle. La majorité silencieuse peut désormais s’attendre à ce que quelqu’un lui apporte une perspective différente et plus responsable de la liberté. En négligeant ou en ignorant cette demande, le centre du spectre politique laisse ce concept complexe à la merci des libertariens – et leur donne une chance de gagner la bataille cruciale des récits.