Comme l’a récemment soutenu Luuk van Middelaar dans une discussion avec Pierre Manent pour Le Grand Continent, l’Europe a besoin d’un « récit ». Un tel récit, qui relie le présent au passé, selon van Middelaar, est à la fois « le combustible de toute forme d’organisation politique » et aussi une « boussole » dont l’Europe a besoin pour « guider son action sur la scène internationale ». « Sans un récit, écrit-il, vous ne savez pas où vous allez, d’où vous venez, vous n’avez pas de critères pour juger une action où pour décider ce qu’il faut faire. » En d’autres termes, sans récit, l’Europe – expression par laquelle van Middelaar entend vraisemblablement l’Union européenne – manquerait à la fois d’une direction et d’une source d’énergie. 

Il me semble que cet appel plutôt désespéré à un récit est lui-même symptomatique d’un problème en Europe. Après tout, l’Union avait autrefois un récit assez convaincant basé sur l’idée d’un « modèle européen », centré sur l’économie sociale de marché et l’État-providence. Il s’agissait d’un discours fondé sur une offre réelle aux citoyens européens d’une qualité de vie et d’un sens de la solidarité. Il est important de noter toutefois qu’il s’agissait d’une idée de l’Europe et de ce qu’elle représente prenant soin de ne pas la définir par rapport à un Autre. Elle était plutôt fondée sur une relation particulière entre l’État, le marché et les citoyens qui avait produit une croissance économique et une cohésion sociale – en d’autres termes, un modèle civique.

Toutefois, au cours de la dernière décennie, ce modèle a été vidé de sa substance et est devenu moins crédible. Alors que l’Union, conduite par l’Allemagne, s’est débattue avec une série de crises, à commencer par la crise de l’euro en 2010, elle a cherché à devenir de plus en plus « compétitive », ce qui, dans la pratique, s’est traduit par un recours à l’austérité et à des réformes structurelles. Dans ce contexte, on a également assisté à une réaction populiste contre le mode de gouvernance technocratique que représente l’Union. C’est en raison de la perte de crédibilité de ce récit, antérieur, centré sur un modèle socio-économique et le mode de gouvernance de l’Union que les « pro-européens » ont fini par chercher à définir l’Europe en termes culturels – réalisant ce que j’ai proposé d’appeler le tournant civilisationnel du projet européen.

Ce changement peut également être observé dans l’évolution de l’idée, portée notamment par Emmanuel Macron d’une « Europe qui protège ». Lorsqu’il utilise ce terme pour la première fois, après avoir été élu président en 2017, il l’entend largement au sens d’une protection contre les forces du marché. Macron veut réformer la zone euro et créer une Europe plus redistributive – dans un sens, c’est une idée de centre-gauche. Ce n’est qu’après que la chancelière Angela Merkel a rejeté – ou plutôt simplement ignoré – ses propositions de réforme de la zone euro, qu’il réinvente cette idée d’ »Europe qui protège » en lui donnant une coloration culturelle. Sous la pression de l’extrême droite en vue de l’élection présidentielle de l’année prochaine, ce dont il cherche à protéger les citoyens européens semble être aujourd’hui moins le marché que l’islamisme. C’est également dans ce sens qu’il a formulé la nécessité d’une « souveraineté européenne » en termes civilisationnels.

Cet appel plutôt désespéré à un récit est lui-même symptomatique d’un problème en Europe.

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La plupart des « pro-européens » sont aveugles à cette pensée civilisationnelle qui se glisse dans le projet européen – et ce parfois volontairement, car s’ils admettaient son existence, ils devraient critiquer d’autres « pro-européens ». Ce qui distingue van Middelaar des autres, c’est qu’il y adhère activement. Il fait explicitement un « plaidoyer pour faire appel à une histoire plus longue, à une civilisation plus large afin d’ouvrir l’image de soi de l’Europe ». En d’autres termes, il souhaite que l’Europe se considère comme un quasi-État civilisationnel ; van Middelaar ne voit à cet égard aucun problème à raisonner en termes huntingtoniens. Au contraire, il aurait tendance à penser que c’est exactement ce dont l’Europe a besoin.

L’Union comme distillation de l’histoire européenne

Van Middelaar affirme que l’Europe doit redécouvrir son histoire d’avant 1945, dont elle s’est « coupée ». Il envie la façon dont les dirigeants américains, chinois et russes sont capables selon lui de se positionner comme des «  portes-paroles d’une très longue histoire » et d' »incarner simultanément la modernité de leur pays tout en faisant référence à un passé plus long ». Il considère que les dirigeants européens sont incapables de le faire parce qu’ils s’imaginent que l’histoire européenne sur laquelle ils peuvent s’appuyer – c’est-à-dire l’histoire de l’Union elle-même – n’a commencé qu’avec la déclaration Schuman en 1950.

L’argument du rejet par l’Europe de sa propre histoire, que M. van Middelaar avançait également dans un autre article au début de l’année, n’est pas dénué de tout fondement. L’année 1945 est souvent perçue dans l’imaginaire collectif comme une sorte d’ « année zéro » européenne – le moment où l’Europe aurait mis fin à sa désastreuse histoire de conflits pour prendre un nouveau départ. En commençant par la création de la communauté du charbon et de l’acier (CECA), l’histoire nous raconte que les Européens ont transformé les relations internationales en Europe pour rendre impossible la guerre entre les États-nations et en particulier entre la France et l’Allemagne – c’est l’idée de l’Union européenne comme un projet de paix. Cela explique pourquoi de nombreux « pro-européens » pensent que l’Autre de l’Europe d’aujourd’hui, c’est son propre passé – comme l’affirme Mark Leonard.

Cependant, s’il est vrai que les « pro-européens » considèrent le début de l’intégration européenne comme une rupture avec l’histoire de l’Europe d’avant 1945, ils se sont aussi constamment appuyés sur cette histoire, aussi bien à des fins de légitimation qu’avec une fonction de pathos. En particulier, ils invoquent constamment les Lumières, qui seraient à la base des « valeurs européennes » défendues par l’Union, et des figures comme Érasme, dont le nom désigne le programme d’échange d’étudiants financé par l’Union qui a vocation à créer des élites « pro-européennes ». Mais ils invoquent aussi des figures plus problématiques de l’histoire européenne – il suffit de penser par exemple au prix Charlemagne, décerné au nom de l’incarnation d’une vision médiévale de l’identité européenne, synonyme de christianisme et définie par opposition à l’Islam.

Ainsi, affirmer, comme le fait van Middelaar, que « l’Europe s’est coupée de son histoire » est trop simple. Au contraire, les « pro-européens » veulent jouer sur les deux tableaux en ce qui concerne l’histoire du continent – et la manière dont ils « oublient » l’histoire européenne est beaucoup plus spécifique que ce que prétend van Middelaar. Les « pro-européens » veulent effectivement se couper de ce qu’ils considèrent comme les parties les plus sombres de l’histoire européenne, en particulier le nationalisme – et ils voient l’intégration européenne comme une expression de ce rejet. Mais ils voient aussi l’Union comme l’incarnation de ce qu’il y a de bon dans l’histoire européenne, en particulier les idées des Lumières. En d’autres termes, ils imaginent l’Union comme la solution d’une histoire européenne distillée – ou, pour le dire autrement, comme le produit de ses leçons.

L’Europe comme système fermé

L’aspiration à distiller le meilleur de l’histoire européenne n’est pas mauvaise en soi. Toutefois, le problème est que lorsque des « pro-européens » comme van Middelaar tentent de le faire, ils se fondent généralement sur une vision idéalisée et simpliste de l’histoire européenne. En particulier, ils ont tendance à imaginer l’Europe comme un système fermé – en d’autres termes, comme une région qui aurait sa propre histoire autonome, séparée des autres régions. Cela réduit l’histoire européenne à un récit linéaire allant de la Grèce et de la Rome antiques à l’Union européenne en passant par le christianisme et les Lumières. Elle passe sous silence les multiples influences extérieures qui s’exercent sur l’Europe, en particulier celles de l’Afrique et du Moyen-Orient.

Pis, de même que cette approche exclut la présence de la non-Europe au sein de l’Europe, elle exclut également celle de l’Europe dans la non-Europe, c’est-à-dire les interactions des Européens avec le reste du monde au-delà des frontières géographiques de l’Europe. Or la rencontre des Européens avec les populations d’Afrique, d’Asie et des Amériques à partir du XVIe siècle a clairement façonné ce que signifiait « être européen ». C’est notamment à cette époque qu’est apparue une nouvelle version moderne de l’identité européenne, plus raciale que religieuse – en d’autres termes, moins synonyme de christianisme que de blancheur. L’étroite relation entre ces deux termes – « européen » et « blanc » – est bien visible dans le contexte colonial. 

De même que cette approche exclut la présence de la non-Europe au sein de l’Europe, elle exclut également celle de l’Europe dans la non-Europe, c’est-à-dire les interactions des Européens avec le reste du monde au-delà des frontières géographiques de l’Europe.

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L’une des conséquences de cette tendance des « pro-européens » à considérer l’Europe comme un système fermé est la manière dont, depuis le début, le projet européen a été fondé exclusivement sur l’apprentissage des leçons « internes » de l’histoire européenne – c’est-à-dire sur ce que les Européens se sont faits les uns aux autres, et en particulier les siècles de conflits internes au continent qui ont culminé avec la Seconde Guerre mondiale. Le récit officiel de l’Union n’a pour ainsi dire jamais tenté de tirer les leçons « externes » de l’histoire européenne, c’est-à-dire de ce que les Européens ont fait collectivement au reste du monde. À partir du milieu des années soixante, l’Holocauste a également été de plus en plus intégré au récit officiel de l’Union – Tony Judt a même défendu que la mémoire de l’Holocauste était devenue le « billet d’entrée européen contemporain ». Mais le projet européen n’a jamais été informé par la mémoire du colonialisme de la même manière.

Cette tendance à considérer l’Europe comme un système fermé conduit également à un récit déformé des idées universalistes que les « pro-européens » croient défendre et de la manière dont elles ont été propagées dans le reste du monde. La révolution haïtienne en est un bon exemple. Pendant longtemps, elle a été rayée de l’histoire des révolutions atlantiques de la fin du XVIIIe siècle. Pourtant, comme le montre l’historiographie récente, elle a été beaucoup plus proche de la réalisation des aspirations universalistes des Lumières que les révolutions américaine ou française. Ainsi, l’histoire de la diffusion des valeurs européennes modernes fondées sur les Lumières dans le reste du monde doit inclure la manière dont les non-Européens ont lutté contre les Européens au nom de ces valeurs.

Une histoire sérieuse de l’Europe se doit également d’être honnête à propos de l’Union elle-même, en particulier en ce qui concerne la relation entre la phase initiale de l’intégration européenne et la décolonisation. Non seulement ces deux phénomènes ont coïncidé – lorsque le traité de Rome a été signé en 1957, la France était au milieu de sa brutale guerre coloniale en Algérie – mais encore, comme Peo Hansen et Stefan Jonsson l’ont montré, l’intégration européenne a été conçue en partie comme un moyen pour la Belgique et la France de consolider leurs possessions coloniales en Afrique occidentale. En d’autres termes, loin d’être un projet post-colonial, et encore moins anticolonial, l’intégration européenne s’inscrit dans l’histoire du colonialisme européen. Elle est ce que l’on pourrait appeler le « péché originel » de l’Union européenne.

L’histoire de la diffusion des valeurs européennes modernes fondées sur les Lumières dans le reste du monde doit inclure la manière dont les non-Européens ont lutté contre les Européens au nom de ces valeurs.

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Un passé «  utilisable »

Cela nous amène à la question de l’objectif du « récit » que van Middelaar veut développer. S’agit-il d’adopter une attitude plus transparente et plus honnête sur la véritable histoire de l’Europe et de l’Union elle-même ? Ou s’agit-il plutôt de créer des mythes susceptibles de solidifier un « nous » au nom duquel les dirigeants européens pourraient parler, comme semble le suggérer van Middelaar ? La tentative d’instrumentaliser l’histoire et de créer un passé « utilisable » est ce qui a sous-tendu la construction de la nation européenne du XIXe siècle. Ce que van Middelaar semble vouloir faire, c’est reproduire ce projet à l’échelle de l’Union – en d’autres termes, la construction d’une région plutôt que d’une nation – au XXIe siècle. 

L’importance de ces questions identitaires s’explique en partie par le fait que les sociétés européennes comptent désormais beaucoup plus de personnes ayant des origines dans d’autres parties du monde que l’Europe. On pourrait donc penser que l’objectif politique d’un récit européen devrait être d’améliorer la cohésion sociale dans des sociétés désormais multiculturelles. La vision plus complexe de l’histoire européenne que j’ai proposée – une vision dans laquelle l’Europe n’est pas considérée comme un système fermé et où ses interactions, bonnes et mauvaises, avec le reste du monde sont reconnues – contribuerait de fait à cet effort.

Mais ce qui intéresse vraiment M. van Middelaar, c’est autre chose. La raison pour laquelle il pense que l’Europe a tant besoin d’un récit est en réalité plus externe qu’interne. Il veut que les Européens créent une agence européenne pour agir – « agir et […] défendre des intérêts en tant qu’Européens » – dans un monde où l’Europe est de plus en plus menacée. En ce sens, ses arguments sont typiques des débats actuels de la politique étrangère européenne qui se concentrent sur l’« autonomie stratégique », la « souveraineté européenne » et la Handlungsfähigkeit, ou « capacité d’agir » – en d’autres termes, la puissance européenne. Mais si tel est l’objectif de la création d’un récit, la tendance sera inévitablement de simplifier et de déformer l’histoire européenne – en bref, de créer des mythes.

Particularisme et universalisme

Au fond, la question la plus intéressante – mais aussi la plus difficile – soulevée par la discussion entre van Middelaar et Manent concerne la relation entre particularisme et universalisme dans l’idée de l’Europe. Les Européens ont toujours considéré leurs propres idées et valeurs – qui ont pourtant émergé dans des circonstances propres à l’histoire du continent – comme universelles. C’était également la base de l’idée d’une « mission civilisatrice » européenne. Cette mission civilisatrice a été un élément remarquablement continu dans l’histoire de l’idée de l’Europe, même si le contenu de celle-ci a changé au fil du temps, passant d’une mission religieuse à une mission rationaliste, racialisée, puis, dans la période d’après-guerre et post-coloniale, à une mission technocratique. 

De nombreux « pro-européens » ne reconnaissent tout simplement pas de tension entre particularisme et universalisme et soutiennent donc qu’il n’y a aucun problème à considérer les « valeurs européennes » comme des valeurs universelles. Van Middelaar reconnaît que c’est trop facile – par exemple, il reconnaît la façon dont, pendant la période médiévale, « européen » et « chrétien » étaient « presque interchangeables ». Il y a donc ici une sorte de reconnaissance de ce que Paul Gilroy a appelé « la particularité qui se cache sous les prétentions universalistes du projet des Lumières ». La question, cependant, est de savoir comment résoudre cette relation complexe entre particularisme et universalisme dans l’idée de l’Europe – comment « se positionner vis-à-vis de l’universel », pour le dire avec les mots de van Middelaar.

Si les valeurs européennes d’aujourd’hui sont fondées sur les idées des Lumières, comme le prétendent les « pro-européens », le défi consiste à comprendre l’héritage de tels angles morts dans leur propre pensée. 

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L’un des moyens d’y parvenir est d’abandonner purement et simplement toute aspiration à l’universalisme et d’adopter une sorte de relativisme. Certains analystes de la politique étrangère européenne, qui se considèrent comme des réalistes, y font allusion. Ils exhortent les Européens à poursuivre simplement leurs intérêts particuliers – quelle que soit la manière dont ils les définissent – et à abandonner toute aspiration à devenir une « puissance normative » qui refonde la politique internationale à l’image de l’Union. Dans un monde anarchique où l’Europe est de plus en plus menacée, ils affirment que les Européens devraient renoncer à l’idée de faire ce qui est bon pour le monde entier et faire simplement ce qui est bon pour eux. En d’autres termes, ils préconisent une sorte d’européanisme sans vergogne.

Ni Manent ni van Middelaar ne vont aussi loin. Ils semblent tous deux vouloir que les Européens embrassent, ou récupèrent, une sorte de particularisme, mais dans une optique civilisationnelle plutôt que réaliste. Par exemple, van Middelaar veut que les Européens puissent parler de « la particularité de leur mode de vie » comme il pense que les Américains le font et dit qu’ils ne devraient pas « effacer » les origines chrétiennes de ce mode de vie. Mais en même temps, il ne semble pas non plus vouloir renoncer à l’idée d’universalisme européen – il répète que les valeurs énumérées à l’article 2 des traités européens sont des valeurs universelles. On ne voit donc pas très bien comment il concilie particularisme et universalisme.

Au lieu de se replier sur des récits civilisationnels et de créer des mythes sur l’Europe, une meilleure façon de résoudre le dilemme semble plutôt d’adopter une approche davantage critique de l’histoire européenne – et de l’histoire de l’Union elle-même – comme un pas vers un universalisme véritablement universel. Une telle approche suit des générations de penseurs, dont beaucoup sont issus des traditions anti-impérialistes et noires radicales, qui ont cherché non pas à rejeter les aspirations universalistes mais à les réaliser. En particulier, cela implique de s’engager dans l’histoire de l’Europe dans toute sa complexité – y compris ses interactions avec le reste du monde et les façons dont l’Europe n’a pas été à la hauteur de sa rhétorique universaliste.

Cela implique également d’adopter une approche plus critique de l’histoire des Lumières que celle de nombreux « pro-européens » qui invoquent les Lumières mais semblent ignorer les complexités de leur histoire. Comme l’a montré Susan Buck-Morss1, bien que le contraste entre la liberté et l’esclavage soit au cœur de la pensée des Lumières, « les philosophes européens des Lumières se sont élevés contre l’esclavage, sauf lorsqu’il existait littéralement ». Rousseau, par exemple, n’avait rien à dire sur le code noir qui, en Haïti et ailleurs, maintenait les êtres humains dans des chaînes réelles plutôt que métaphoriques. Si les valeurs européennes d’aujourd’hui sont fondées sur les idées des Lumières, comme le prétendent les « pro-européens », le défi consiste à comprendre l’héritage de tels angles morts dans leur propre pensée. 

Sources
  1. Susan Buck-Morss, Hegel, Haiti and Universal History, University of Pittsburgh Press, 2009