• Après un coup de semonce, le groupe de généraux qui a succédé à Omar El Béchir n’a pas attendu un mois pour en finir avec la troïka qui tentait de gouverner le Soudan. Au crédit de ce gouvernement civil renversé, il faut mentionner la fin du fardeau de la dette externe1 que traînait le pays. C’est à Paris, le 17 mai, qu’Abdallah Hamdok arrive à ce résultat avec le total soutien d’Emmanuel Macron qui entend bien que la France soit aux avant-postes2 de la transition soudanaise. L’AFD et Expertise France tentent de convaincre le ministère des Finances de Khartoum de s’entourer de conseillers français alors que le FMI et la Banque mondiale restent dans l’expectative prudente. 
  • Les Américains ont tenu pour leur part à marquer toute leur contribution au sauvetage financier de l’ancien mouton noir du FMI  : «  Les États-Unis ont joué un rôle essentiel en soutenant la voie du Soudan vers l’allègement de la dette des PPTE, en reconnaissance du travail important que le gouvernement du Soudan a entrepris pour restaurer la stabilité économique. Le Trésor a fourni un financement le même jour d’environ 1,15 milliard de dollars en mars pour aider le Soudan à régler ses arriérés auprès de la Banque mondiale, sans frais pour les contribuables américains, et a co-organisé une table ronde avec le Département d’État pour encourager les créanciers bilatéraux du Soudan à faire avancer les efforts d’allégement de la dette. »3. Mais, le département d’État laisse le Trésor à la manœuvre avec le GOS (Governement of Sudan). 
  • Le ministre des Finances Jibril Ibrahim qui a orchestré l’effacement de la vieille dette soudanaise et l’offensive de charme vers Paris s’est rallié au général Abdel Fattah al-Burhane comme un autre personnage clé des alliés du pouvoir militaire,  le gouverneur du Darfour Minni Minawi. Il avait annoncé la couleur il y a quelques jours. À l’appel de cet ancien chef rebelle nommé4 au gouvernement inclusif de M. Hamdok, les émeutiers campaient sous des dizaines de tentes aux portes du palais présidentiel où siègent les autorités de transition et assurent qu’ils n’en partiront qu’une fois le gouvernement limogé. C’est chose faite, et l’homme qu’affectionnait Paris est un membre de la tribu des Zaghawa5 – dont le membre le plus connu est le défunt maréchal Idriss Déby du Tchad. Le ministre des Finances a eu aussi l’aval des Émirats le 12 octobre.
  • Après s’être inquiété un temps du gain que le gouvernement civil pouvait retirer de l’allègement de la dette extérieure, les services secrets soudanais (Sudanese National Intelligence and Security Service (NISS)) ont compris que ce n’était pas la démocratie mais la stabilité économique qui était la priorité des partenaires extérieurs du Soudan. Par ailleurs, à Paris, il y a quelques jours, les plus hauts responsables de l’agence soudanaise de renseignement ont eu des contacts avec leurs homologues français. 
  • La reprise en main du 25 octobre 2021 est une revanche de la vieille garde du NISS dont le légendaire patron, Salah Abdallah Mohamed Saleh, connu sous le nom de Salah Gosh, ou Gosh tout court, avait été remercié par Kabashi lors des émeutes qui avaient ébranlé le régime autoritaire d’Omar el Béchir. Ce dernier s’était tourné vers l’expérience autoritaire et religieuse de la Malaisie, mais loin du tigre vert asiatique, l’armée et les sécurocrates soudanais avaient phagocyté6 une bonne partie de l’économie, tout comme les forces armées égyptiennes de Sissi.
  • Mais quelle était la clé de la longévité (30 ans) du pouvoir d’Omer el Béchir  ? Une triple alliance de l’armée, de la religion7 et des partis politiques. Cet ancien militaire formé en Égypte et qui s’était battu contre Israël avait laissé le rouge des parements d’uniforme pour le blanc du turban. Au Soudan, cette tenue n’augure pas du pacifisme et renvoie à un des mythes fondateurs de la vision nationale. Il s’agit de Muhammad Ahmad, dit ‘le Mahdi’ (1844-1885), homme politique et religieux soudanais qui parvient à vaincre les occupants ottomans et britanniques et à fonder un proto-État qui survivra à sa mort, jusqu’en 1899.
  • Outre ses intérêts matériels, l’élite martiale soudanaise porte cette vision qui constitue ce que l’on pourrait nommer le Soudan vert par référence à l’analyse de Francis Deng8. L’identité du Soudan musulman9 n’est pas encore construite et sa solidification est un enjeu10 face au Sud Soudan dont la définition est religieuse plus que linguistique et culturelle. Le transfert de la plus grande partie de la richesse pétrolière au Sud Soudan a également accru la volonté de la nomenklatura conservatrice de Khartoum de s’appuyer sur les généraux et de ne rien céder à un libéralisme importé ou à des intérêts étrangers qui feraient concurrence au capitalisme local.
  • Les pays du Golfe et l’Égypte se retrouvent en ligne avec ce retour à la polyarchie militaire. Celle-ci via le NISS a des relations étroites avec Washington et Israël. L’opération soudanaise de séduction de la France avait commencé il y a quelques années quand El Béchir et Gosh étaient encore à la manœuvre. Grands groupes économiques et financiers, journalistes rémunérés et hommes politiques ont contribué à la manœuvre. Pourquoi les derniers événements devraient-ils contrarier ce nouveau consensus  ? Cela d’autant plus que le retour à un Soudan fort permet de menacer le grand barrage éthiopien qui fait tant peur aux pays voisins ou dépendants qui ont toujours rejeté les avances d’Addis Abeba pour un accord global.
Sources
  1. “France is Sudan’s second-largest creditor. The majority of Khartoum’s debts are due to late penalties, and Paris’s debt forgiveness is part of Sudan’s complex worldwide diplomatic and economic efforts.” Source : Alain Faujas et alii, “Why and how France’s President Macron ‘cancelled’ 5bn in debt”, The Africa Report, 20 mai 2021.
  2. “The French head of state reiterated that this conference, which he had promised 18 months ago, was intended to “mobilise the international community” in order to “allow the return to the family of nations” of a country whose youth had “spread a message of hope and courage” by overthrowing Omar al-Bashir’s dictatorial regime in 2019.” Source :  Ibid.
  3.  https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy0250
  4. Il est le leader du Mouvement pour la justice et l’égalité, qui fait partie du Front révolutionnaire soudanais.
  5. “While they are not very powerful in Sudan, they politically dominate Chad. The president Déby and several former prime ministers of Chad are Zaghawa, as well as many other members of the government. Thus the Chadian Zaghawa are among the richest and most influential people of Chad” Source : Zaghawa in Sudan, Joshua Project.
  6. “One of the most pernicious legacies of this dynamic stems from the fact that various security forces were so often paid in concessions rather than cash. The Sudanese economy is massively distorted by the pervasive presence of military companies and other interests operating on privileged terms throughout a wide variety of industries. Sudan’s peripheries are impoverished by the longstanding practice of official, semi-official, and rebel forces funding themselves (whether with regime authorization or independently) through looting, dubious forms of taxation, profit-sharing with local merchants and control over natural resource extraction and export (licit and illicit). The switch to an exclusively salary- based compensation system is a fraught task further complicated by multiple competing demands – the need to shrink the security forces to an affordable size, the need to expand police services (or come up with alternative local security options) in a difficult-to-police geographic and political context, and the need to avoid alienating current members of the security forces to the point of triggering mutinies and coup attempts.” Sudan’s Political Marketplace in 2021, Public and Political Finance, the Juba Agreement and Contests Over Resources, Jean-Baptiste Gallopin, Eddie Thomas, Sarah Detzner and Alex de Waal, LSE, May 2021.
  7. How Important is Religion ? The Case of the Sudan Peace Negotiations, Endre Stiansen, International Peace Research Institute, Oslo (PRIO), June 2006
  8. GREEN IS THE COLOR OF THE MASTERS, The Legacy of Slavery and the Crisis of National Identity in Modern Sudan, Francis M. Deng
  9. “The core of the Machakos compromise was that the GOS kept Islamic legislation in the Northern States of the Sudan, and the SPLM secured the right of the people of the Southern Sudan, at the end of a six-year interim period, to vote for secession. Thus neither side got all it wanted, even over its key demands. The GOS’s Islamic vision stopped at the borders of the South, and it had to accept the possibility that the country would split in two. The SPLM also gave up its vision for a united Sudan based on secularism and the common heritage–the idea of the New Sudan as formulated by John Garang.” Source : Endre Stiansen, “How Important is Religion ? The Case of the Sudan Peace Negotiations”, International Peace Research Institute,
  10. War of Visions, Conflict of Identities in the Sudan, Francis M. Deng, August 1, 1995