Jouit du droit de vote […] quiconque habite ici et est âgé de 16 ans révolus, à l’exception des personnes placées sous tutelle pour cause de maladie ou de faiblesse d’esprit. À chaque personne jouissant du droit de vote, il est permis de voter lors de l’assemblée ou aux urnes, et, à partir de l’âge de 18 ans, d’être élu ; de déposer des motions à l’assemblée ; de débattre, d’approuver ou de désapprouver les motions qui y sont présentées. […] L’assemblée est la réunion des habitants du pays jouissant du droit de vote ; elle est l’instance politique suprême […]. Chaque personne jouissant du droit de vote peut y soumettre, seule ou avec d’autres, une motion destinée à être mise à l’ordre du jour, et […] déposer des motions de soutien, d’amendement, de rejet, de report ou de renvoi. […] L’assemblée est en charge des modifications constitutionnelles, […] de l’approbation des traités […], des dépenses importantes […], de l’achat des terres […], de toutes autres décisions qui lui sont présentées par le parlement pour approbation, et de la fixation de l’assiette d’imposition. 1
Cette constitution ne nous vient pas de l’Attique ancienne. Elle ne doit rien aux travaux d’Aristote et de ses épigones de la première modernité. Elle ne figure dans les traités d’aucun illuminista féru d’utopies politiques. La culture politique sur laquelle elle se fonde n’a aucun lien avec le monde hellénique ou avec l’ethos démocratique des Lumières ; elle connaît certes des hommes et des femmes d’État, des historiens et des soldats, mais n’admet guère de théoriciens célèbres ; et elle vante autant son pragmatisme qu’elle chérit sa liberté.
Glaris, canton alpin de quelque quarante mille habitants, « conscient de sa responsabilité devant Dieu, les Hommes et la Confédération suisse » 2, s’est donné cette constitution le 1er mai 1988. La Landsgemeinde, cette « assemblée des habitants du pays » qui rappelle l’ekklesia ancienne, constitue aujourd’hui encore le cœur battant de son système démocratique.
Beaucoup de choses à Glaris semblent d’une étonnante simplicité. La géographie, d’abord : Glaris, avant même d’être un canton, est une Talschaft, c’est-à-dire le territoire d’une vallée. Au sud-ouest, on entre dans cette vallée par le col du Klausen, à 1948 mètres d’altitude ; on descend ensuite brièvement vers l’est et Linthal, commune la plus méridionale du canton ; puis on oblique vers le nord. À Schwanden, gros bourg de deux mille cinq cents âmes, la Linth reçoit les eaux de la Sernf, dont la petite vallée latérale est la seule, avec celle de la Linth, à abriter quelques villages. Un peu plus loin, au pied du gigantesque Vorderglärnisch, dont la silhouette domine de près de deux kilomètres la vallée en contrebas, voilà le chef-lieu : Glaris, paisible cité commerçante qui prête son nom au canton, est, avec ses quelques douze mille habitants, la plus petite capitale cantonale de Suisse. Au-delà encore, à l’ouest, s’ouvre le Klöntal, troisième vallée majeure, plus étroite et plus sauvage ; enfin les eaux de la Linth longent les villages de Näfels, Oberurnen et Niederurnen pour se jeter dans le lac de Walenstadt. Ici s’arrête Glaris.
Au vu de cette structure géographique particulièrement élémentaire, il n’est guère surprenant que l’unité sociale, économique et politique de Glaris ait depuis longtemps constitué une évidence. Avant même la généralisation de la féodalité, les premières communautés de vallée furent mises en place dans le but d’organiser l’exploitation d’un espace économique partagé 3 : la prise en main collective des alpages, de l’entretien des routes ou de la lutte contre les aléas climatiques permettait une plus grande résilience. Or ici, comme dans de nombreuses vallées alpines, un contact direct et rapide n’était possible en toute saison qu’avec un ou deux villages voisins, situés respectivement en amont et en aval de la vallée. La mise en place de réseaux de solidarité organisée, indispensable à la survie dans un environnement alpin souvent ingrat, suivait ainsi un schéma largement dicté par la topographie. Son développement ne pouvait donc que conduire, de proche en proche, à l’unification sociale de la région 4. Plus tard, le caractère naturellement compact de l’ensemble composé de la vallée de la Linth et de ses vallées latérales, qu’il eût été inutile de découper du fait de sa faible densité et de sa relative improductivité, en fit une unité politique commode pour la féodalité. Enfin, la position périphérique de Glaris contribua durablement à éviter son absorption dans une unité plus grande 5.
La vallée de Glaris, terre d’empire dès l’an mil comme le reste de la Suisse orientale actuelle, fut placée à partir de XIIIe siècle sous l’autorité du couvent de Säckingen et de ses baillis de la maison de Habsbourg. Le territoire des possessions conventuelles couvrait alors l’essentiel du territoire actuel du canton, à l’exception de quelques communes du nord ; au sud-ouest, la frontière avec Uri sur l’Urnerboden était déjà fixée. L’autorité féodale jouissait cependant d’un pouvoir tout relatif. L’influence de la nobilité locale était en pratique bien plus décisive que celle de baillis souvents lointains, et les terres étaient le plus souvent cultivées par des paysans libres disposant de leurs propres instances informelles. Cette situation, on l’a dit, avait très tôt encouragé l’émergence d’institutions communales, aux fonctions d’abord économiques (gestion des alpages communs, défrichage), judiciaires (réglement des conflits) et religieuses (paroisses), dont l’autonomie de droit et de fait ne cessa de fait de s’accroître durant tout le Moyen Âge 6. À partir du milieu du XIVe siècle, la féodalité se fissura. Après une brève période sous protectorat de plusieurs autres cantons suisses (1350-1355), Glaris revenu de jure dans le giron habsbourgeois se retourna contre ses anciens baillis, affrontant victorieusement les Autrichiens à Sempach (1386) et à Näfels (1388) et étendant par la suite son territoire vers le nord tout en s’associant toujours plus étroitement à l’Ancienne Confédération. De cette époque d’effervescence politique datent les principaux symboles de l’État glarissois, et notamment la bannière présentant sur fond rouge la figure en pied de Saint Fridolin de Säckingen, missionaire du VIe ou VIIe siècle dont le rôle historique est obscur. En 1395, Glaris racheta finalement ses droits féodaux aux religieuses de Säckingen, s’affranchissant ainsi à la fois de la suzeraineté du couvent et de l’influence politique des Habsbourg 7. Pendant le siècle qui suivit, Glaris devenu d’abord semi-indépendant, puis largement autonome après l’obtention de l’immédiateté impériale en 1415 (c’est-à-dire de son affranchissement par l’empereur de toute suzeraineté hors de celle de l’Empire lui-même), signa une multitude de traités avec les États voisins et s’engagea dans un nombre tout aussi important de conflits armés. Les hommes de la vallée, dont les ressources économiques étaient particulièrement limitées pendant les longs hivers, servaient alors fréquemment comme mercenaires dans les armées européennes.
Les institutions politiques les plus marquantes de Glaris – la Landsgemeinde, assemblée du peuple, et le Landammann, premier magistrat et chef du gouvernement – virent semble-t-il leur rôle se formaliser au cours de ce même XVe siècle 8. Dans la lettre par laquelle il accordait leur liberté aux Glarissois en 1415, le roi Sigismond de Bohème s’adressait ainsi aux chers et fidèles ammann et citoyens assemblés du pays et de la vallée de Glaris 9.
Déjà, le puissant ammann et les « citoyens assemblés » jouaient les premiers rôles dans l’ordre institutionnel local. Pour les raisons ethnographiques et topographiques déjà évoquées, la « vallée » et le « pays » constituaient deux dénominations équivalentes pour un seul et même espace politiquement constitué. Sans attendre les Lumières, l’État centralisé et l’absolutisme, la vallée de Glaris opéra ainsi dès le XVe siècle une transition accélérée d’une féodalité déjà fragile à un régime proto-démocratique et délibératif. Le cadre de cette émancipation fut fourni, non par la théorie de la souveraineté absolue théorisée par Jean Bodin près de deux siècles plus tard, mais bien par le droit du Saint-Empire, selon lequel l’autonomie la plus complète consistait en une subordination directe à l’empereur 10.
Les institutions glarissoises, comme leur genèse et l’époque de leur avènement le suggèrent 11, doivent être comprises avant tout comme des institutions communales ou paroissiales 12. Or, à la fin du Moyen Âge, les institutions communales n’étaient pas encore coulées dans la structure pyramidale de l’État moderne. Existaient côte à côte, avec de nombreux chevauchements, diverses institutions locales dont la vocation pouvait être économique, religieuse, judiciaire ou politique. Un aspect cependant les réunissait : leur caractère « démocratique », ou tout du moins populaire, au sens où une majorité des hommes libres pouvait participer à la conduite des actions de la communauté. Le contrôle étroit exercé par les paroissiens sur leurs propres prêtres conduisit d’ailleurs certains religieux à renoncer à leur charge 13. Le modèle de la démocratie glarissoise est à la fois strictement local, et, du fait de sa vocation d’organisation pragmatique de la vie commune, faiblement idéologisé. Son organisation fonctionnelle multiniveaux et multidimensionnelle perdurera jusque dans la modernité ; seule la réforme communale de 2006 imposa le modèle de la commune unitaire 14 et divisa le pays en trois grandes communes, alors que subsistaient jusqu’alors des entités spécifiques en charge des écoles ou de la gestion de certains biens communaux.
Dans ce schéma largement non-théorique, une seule dimension idéologique claire se distingue : celle de la religion. La Gemeinde, on l’a dit, se confond aux origines avec la paroisse. Lorsque, au XVIe siècle, la Réforme s’imposa à Glaris, dont l’ancien prédicateur Huldrych Zwingli devait devenir le grand réformateur de Zurich, les Glarissois réformés et catholiques se mirent à tenir des Landsgemeinden séparées, et les magistratures cantonales furent pour beaucoup dédoublées. Alors que plus à l’est le canton d’Appenzell, confronté à des divisions similaires, se divisait en deux « demi-cantons » indépendants 15, le projet d’une scission confessionnelle de l’État glarissois, envisagé à la fin du XVIIe siècle, ne fut jamais mis en œuvre. La relative faiblesse démographique des catholiques, majoritaires dans deux communes mais présents dans de nombreuses autres, joua un rôle essentiel dans le maintien de l’unité territoriale : la division de la vallée en deux États à la fois homogènes et viables étant impossible, il s’agissait de concevoir une solution de compromis qui permît la coexistence sur un même territoire de deux communautés désormais bien distinctes. Un régime de confessionnalisme fut donc mis en place de 1683 à 1836, qui voyait des institutions séparées régler les affaires de chaque communauté, notamment au plan judiciaire, alors que les affaires intérieures et extérieures étaient entre les mains d’institutions paritaires 16. Le système politique glarissois, en même temps qu’il se formalisait, se trouvait ainsi considérablement compliqué par la duplication des magistratures et des instances délibérantes ; la vallée connut alors une oligarichisation croissante. En 1798, la Landsgemeinde refusa la constitution que tentait de lui imposer l’occupant français dans le cadre de la République helvétique ; les troupes glarissoises allèrent au combat, en vain ; la Landsgemeinde fut abolie pour un temps. Cinq ans plus tard, pourtant, un régime très proche de celui d’Ancien Régime fut réintroduit sous les auspices du nouveau pouvoir napoléonien. Le confessionnalisme dura encore jusqu’en 1836-1837, date à laquelle la première constitution moderne fut élaborée, supprimant définitivement le confessionalisme et simplifiant l’architecture politique du canton. Une autre réforme constitutionnelle importante eut lieu en 1887, qui introduisit un système très proche de celui actuellement en vigueur.
Nous voilà donc à Glaris, en ce mois de septembre 2021, un peu avant dix heures du matin. Sur la Zaunplatz, la « place de l’enceinte », les citoyens ont franchi les barrières qui délimitent le lieu de l’assemblée. Près de l’entrée, un panonceau indique, en grosses lettres noires : « Entrée réservée aux électeurs et aux jeunes résidant dans le canton de Glaris ». Quelques policiers et militaires – manifestement de jeunes appelés – gardent les issues. Sur la place, une vaste plate-forme de bois elliptique délimite un large anneau, le Ring, au sein duquel sont installés de longs bancs et quelques chaises destinées aux magistrats et aux invités. Au milieu de la place, sous une tribune couverte – la Zaunplatz, elle, ne l’est jamais –, la Landmann s’installe, appuyée sur la Landesschwert, l’immense épée de cérémonie qui représente son autorité. Des enfants, auxquels il est permis d’accompagner leur famille à l’intérieur, jouent au pied de l’estrade qui accueillera bientôt les orateurs. Autour d’eux, sans doute deux à quatre mille personnes 17, soit environ quinze pourcent de l’électorat, de tous âges et de toutes classes sociales confondues 18. Les commerces ouverts, la foule amassée, les costumes de cérémonie font pour le reste régner une ambiance de fête ; la fanfare qui avait accompagné l’entrée du cortège vient de faire silence.
La Landammann dit quelques mots en allemand – son discours officiel. Puis passe au Glarnerdeutsch , le dialecte alémanique de Glaris, au moment d’entamer la séance. « Hochvertruuti, liebi mitlandlüüt… » L’apostrophe cérémonielle, qui reviendra à chaque début de discours, est pour la première fois lancée. Difficile de donner une traduction fidèle de ce « chers compatriotes » dont le premier mot dit la confiance, le deuxième l’amitié, et dont l’usage semble réduit à cette seule occasion. Avant d’entamer le premier Traktandum, la Landammann lit le serment civique :
Nous promettons et jurons de respecter la constitution et les lois de la Confédération et du Canton de Glarus ; de protéger et de préserver l’honneur, l’unité et la force de la patrie, sa liberté, ainsi que la liberté et les droits des hommes ; puisse Dieu nous venir en aide. 19
Et l’assemblée réunie, l’index et le majeur de la main droite dressés, répond : « Je le jure ».
La séance peut commencer.
Les vingt-trois points à l’ordre du jour 20 sont présentés dans le mémorial, épais document de deux volumes et près de trois cent cinquante pages préalablement distribué à la population. Pour chacun des sujets mis au débat, on y trouve une présentation succincte de la proposition mise aux voix, la position du gouvernement et du parlement, les arguments des défenseurs et des opposants, un dossier technique, et enfin les textes intégraux mis en délibération. Un à un, la Landammann égrène les différents sujets. Elle en présente chaque fois le contexte, et appelle à la tribune, pour défendre chaque motion, les parlementaires, membres du gouvernement, activistes ou simples citoyens qui en sont à l’origine.
Enfin, et surtout, la présidente de l’assemblée ouvre le débat. « Ds wort isch frii ! » – « La parole est libre ! » : voilà la seconde devise de cette journée, ou peut-être la première. À la Landsgemeinde, tout citoyen est libre de montrer à la tribune pour défendre son point de vue aussi longtemps qu’il lui plaît. Qu’on ne croie pas cependant que cette liberté conduirait à un débat médiocre ou confus, qu’elle confinerait aux quolibets, à la démagogie ou à l’amateurisme. Dans les faits, l’aisance des orateurs est souvent remarquable, le discours rarement hors de propos. La qualité des discours dépasse celle observée dans certains parlements nationaux, et les orateurs ne sont généralement pas interrompus. Le dialecte glarissois, seule langue d’usage de l’assemblée, se révèle aussi une grande langue politique. Non par sa nature – ni plus propre ni plus impropre qu’un autre à la délibération publique –, mais par sa fonction, par son emploi, par la culture qui en modèle l’usage. Les révolutionnaires français qui occupèrent un temps le pays eurent beau prétendre que les patois étaient un outil de la tyrannie, et le français la seule langue de la liberté : la réalité glarissoise dément sans difficulté l’arrogance jacobine.
La délibération achevée, on passe au vote. Les citoyens en faveur de la motion lèvent, les premiers, leurs cartes d’électeurs devant eux – en un instant, la foule assemblée se colore de rouge vif. Puis les opposants lèvent leurs cartes à leur tour. La Landammann, au jugé, proclame alors le résultat du vote. Si le résultat manque de certitude, l’assemblée est priée de se lever, et le même processus est répété. Lorsque, au terme de ce second vote, la Landammann se trouve toujours dans l’impossibilité de trancher, elle appelle à la tribune les quatre autres membres du gouvernement cantonal. Un troisième vote à lieu, et la présidente, conseillée par ses collègues, annonce le verdict de l’assemblée. Celui ne pourra faire l’objet, selon la constitution cantonale, d’aucune contestation. Jamais aucun décompte précis n’est jamais effectué.
Les forces et les faiblesses de la démocratie d’assemblée sont manifestes. Le vote n’est pas secret, le décompte des suffrages guère précis, le rôle du chef du gouvernement plus important que dans d’autres cantons. La nécessité de passer une journée entière sur la Zaunplatz, quel que soit le temps extérieur et la nature de l’ordre du jour, limite fortement la participation. En échange, les citoyens glarissois disposent d’une plate-forme de délibération directe unique, et peuvent intervenir directement dans le processus législatif. Mais des caractéristiques qui, selon les normes des grandes démocraties représentatives, apparaissent comme des défauts – le vote ouvert, le rôle d’arbitre de la présidence, le décompte imprécis, la longueur des délibérations – sont en réalité intentionnelles, voire désirables, dans la logique du système glarissois. À l’image du référendum ancien des républiques grisonnes 21, la Landsgemeinde fait en effet primer le consensus sur le compromis, la participation sur l’efficacité, et la discussion ouverte et publique sur la protection des opinions privées. L’assemblée, on l’a dit, est d’abord une assemblée communale – c’est donc la commaunauté délibérante, figure centrale de la culture politique glarissoise, dont les décisions doivent être mises en valeur. L’individu n’en est pas pour autant méprisé, ni même subordonné à la dictature d’une volonté générale ou d’un état idéalisé : le droit de participer à l’activité législative, de s’exprimer publiquement et devant l’ensemble du corps politique, confèrent au citoyen glarissois contemporain des droits individuels dont très peu de citoyens au monde disposent. La tenue régulière de votations classiques et les dimensions pléthoriques du parlement cantonal 22. fournissent d’autres canaux d’influence importants à la population, selon des modalités plus classiques. Il serait donc excessif de reprocher à la Landsgemeinde sous sa forme moderne une incompatibilité avec les exigences éthiques de la démocratie libérale.
Il est vrai qu’historiquement, l’État glarissois fut loin de s’inscrire dans une tradition universaliste. Dans la première modernité, les droits politiques étaient perçus, non comme un droit de l’homme, mais bien plutôt comme un privilège de la population du lieu, au point d’apparaître à certains observateurs comme l’expression d’un esprit aristocratique 23. Jusqu’au XIXe siècle, l’acquisition de la citoyenneté, lorsqu’elle était possible, était complexe et coûteuse, et Glaris n’hésita pas à exploiter sur un mode colonial les territoires dont elle avait elle-même acquis la suzeraineté dans diverses confrontations armées 24. La Landsgemeinde, comme d’ailleurs nombre d’institutions représentatives, défendit ainsi volontiers les intérêts particuliers de ses membres. Un schéma similaire se reproduisit avec l’introduction du suffrage universel (par opposition au suffrage masculin) : Glaris fut certes le premier des cinq cantons disposant d’une Landsgemeinde à généraliser le droit de vote ; la décision cantonale n’intervint cependant qu’en 1971, soit bien plus tard que dans la plupart des régions européennes 25.
L’évolution du régime glarissois lors des deux dernières décennies montre pourtant une capacité réelle d’adaptation aux défis contemporains. La fusion communale radicale qui réduisit de 25 à 3 le nombre des communes (2006) et l’introduction du droit de vote à 16 ans (2007) furent toutes deux le résultats de motions déposées à l’assemblée. L’assemblée publique n’est pas par nature synonyme de conservatisme.
Pour comprendre la manière dont la Landsgemeinde contemporaine s’adapte à l’évolution des mentalités, il suffit de revenir en septembre 2021. Le huitième point à l’ordre du jour porte « modification de la loi sur l’énergie ». Le texte soumis par le parlement à l’approbation de l’assemblée vise à adapter la réglementation cantonale sur l’énergie aux recommandations fédérales. Pour ce faire, le texte instaure une obligation de production d’énergie sur site (principalement photovoltaïque) pour toutes les nouvelles constructions, impose une baisse de consommation d’énergies non renouvelables de 10 % lors du remplacement d’anciennes chaudières à combustion, et prévoit pour les bâtiments publics cantonaux un objectif de 80 % de renouvelables d’ici 2050. Sans surprise, ces trois dispositions ont fait l’objet de vives discussions au sein du parlement 26, les critiques arguant notamment de l’inefficacité de la production photovoltaïque dans les régions de montagne et des coûts importants engendrés par la nouvelle réglementation.
Lors de la Landsgemeinde, cinq motions sont défendues : la première, déposée par des opposants au projet, propose de supprimer l’obligation de production d’énergie sur site ; la deuxième entend dispenser les travaux mineurs d’analyse environnementale ; trois autres, déposées respectivement par un représentant d’une association cantonale pro-climat et par deux membres des Verts glarissois, tendent au contraire à durcir la réglementation proposée : il s’agit d’augmenter l’objectif de production de renouvelables à hauteur de 90 % en 2040 ; d’interdire l’installation de nouveaux chauffages fossiles ; et enfin d’imposer un délai d’installation des infrastructures solaires en cas de rénovation.
Une à une, ces motions sont défendues, attaquées, débattues. Une parlementaire et un membre du gouvernement prient l’assemblée d’accepter le projet de loi sans modifications. Puis vient l’heure du vote. Première à être mise aux voix, la motion déposée par les opposants au projet est d’abord largement rejetée. La seconde motion, qui tendait également à affaiblir le texte proposé, subit le même sort. Quand vient le tour de la troisième motion, la foule semble retenir son souffle. L’amendement visant à renforcer les objectifs d’utilisation de renouvelables dans les bâtiments cantonaux n’est certes pas le plus spectaculaire, mais le résultat du vote doit donner le ton ton. Au signal, les mains des citoyens soutenant la motion se lèvent. Puis celles des opposants. La présidente demande à recompter. Chacun se lève, les mêmes gestes se répètent. Toujours le silence. Puis le verdict tombe : la motion est acceptée.
L’assemblée vient, fait courant à Glaris, de mettre en minorité le parlement et le gouvernement cantonaux sur l’initiative d’un simple citoyen.
La motion suivante est mise aux voix. Il s’agit cette fois d’interdire totalement l’usage des combustibles fossiles dans les constructions nouvelles – l’ampleur de la décision est tout autre, qui introduirait dans le droit cantonal une disposition unique en Suisse. Une fois de plus, la majorité ne se dégage qu’après recomptage. Une fois de plus, l’assemblée accepte la motion. Son auteur, Kaj Weibel, âgé de 19 ans, participait à sa première Landsgemeinde. La Landammann qui vient d’annoncer le résultat est pour sa part issue d’un parti 27 ouvertement opposé aux nouvelles dispositions.
Et puisqu’il n’est pas permis d’applaudir, on pousse seulement, parmi les défenseurs de la motion, un soupir de soulagement. La Neue Zürcher Zeitung, le grand quotidien de Zurich, parlera deux jours plus tard du « Miracle de Glaris », notant avec quelque étonnement que les Glarissois s’étaient exprimés contre une loi pro-climat dans une votation fédérale quelques mois plus tôt 28. La prime à la mobilisation propre à la Landsgemeinde semble avoir fait la différence.
La troisième motion écologiste est certes rejetée au troisième recomptage, mais le message est passé : les citoyens glarissois ont renforcé le texte de loi qui leur était proposé ; ils ont introduit des objectifs plus ambitieux pour les bâtiments publics et ont prohibé le recours aux combustibles fossiles dans les nouvelles installations de chauffage. Leur vote a, ce faisant, envoyé un signal clair au reste de la Confédération. Fait révélateur, nombre de jeunes citoyens quittent aussitôt l’enceinte – le neuvième point à l’ordre du jour porte sur des dispositions fiscales.
Ce renforcement final de la loi par l’assemblée est d’autant plus remarquable qu’il n’est que la dernière étape d’un processus de consultation sophistiqué. Lancé sous l’impulsion de prescriptions fédérales, le processus législatif cantonal s’est ouvert par une consultation des organisations politiques, des communes, des associations économiques et environnementales, des entreprises et des administrations cantonales ; arrivé au parlement, le projet a d’abord été discuté en détail au sein de la commission de l’énergie et de l’environnement ; il a ensuite fait l’objet d’un débat en séance plénière ; enfin, il a été soumis à l’assemblée, qui l’a amendé. Du gouvernement aux citoyens en passant par le parlement et ses commissions, les représentants d’intérêts, les communes et la Confédération, l’ensemble des acteurs pertinents ont été impliqués dans la préparation du processus législatif. Grâce à la Landsgemeinde celui-ci s’est achevé par une délibération ouverte, qui a mené à un ajustement des dispositions envisagées. La mobilisation d’une partie de la jeunesse glarissoise et la force de conviction de quelques-uns ont fait le reste de ce « miracle » délibératif.
Ce constat de souplesse, d’efficacité et même d’actualité des institutions glarissoises – y compris, et même surtout, malgré leur caractère faussement anachronique – n’est guère nouveau. À la lecture du récit que fit de la Landsgemeinde, en 1864, un visiteur venu des Grisons voisins, on ne peut qu’observer une surprenante continuité historique :
Cette Landsgemeinde, qui n’est autre que l’ancien Volksthing germanique, n’a rien d’une vieille ruine ou d’une colonne brisée que chaque nuit qui passe risquerait d’abattre ; il s’agit bien au contraire d’une institution étatique et populaire vivante, qui a su par sa durée prouver jusqu’à ce jour sa capacité à exister ; aussi n’a-t-elle pas vieilli, semblant plus que jamais destinée à être reconnue dans sa singularité et à conquérir, au moins sous des formes analogues, le monde qui l’entoure. 29
Et notre auteur de décrire comment dans cette vallée où les filatures de coton avaient transformé les villages, les citoyens de Glaris renforcèrent la loi de protection des ouvriers qui leur était soumise, limitant la durée quotidienne de travail à douze heures, non seulement pour les enfants et les femmes – comme le projet du parlement les y incitait –, mais pour l’ensemble des salariés des fabriques. Déjà l’observateur curieux observait l’habileté des orateurs de toutes conditions, la multitude des dossiers consignés dans le mémorial, l’efficacité des délibérations et l’esprit de délégation ascendante qui caractérisaient le système politique glarissois. Il relevait surtout son caractère fondamentalement démocratique, doublé d’une ouverture au changement qui tranchait avec le conservatisme ardent de certains cantons catholiques aux institutions similaires 30. L’impression d’ensemble, inchangée en cent cinquante ans, est celle-ci : l’assemblée glarissoise apparaît comme un grand parlement à ciel ouvert – la Landsgemeinde pourrait bien être, comme le suggère Lukas Leuzinger, le « plus grand parlement du monde » 31. Ses manières, ses travaux, le matériau et la forme de sa délibération sont ceux d’un parlement, non d’une arène ou d’une réunion publique ; de là le vote à main levée, la liberté laissée à chacun, sans aucune restriction, de déposer une motion et de la défendre, la longueur et la complexité des ordres du jour ; de là sa résistance aux chants des démagogues comme au confort de la délégation. Le régime délibératif glarissois semble ainsi par de nombreux aspects préfigurer la pensée habermassienne, qui mêle en un savant mêlange symboles républicains et communautaires (le serment à la patrie) et reconnaissance des intérêts et des opinions individuels (« la parole est libre »), ces deux pôles se trouvant réconciliés par un processus communicationnel élaboré.
Certes, l’assemblée glarissoise souffre de certains défauts. Quatre sont principalement relevés : l’impossibilité pour certains citoyens (malades, âgés ou travaillant) d’exercer leur droit de vote ; l’absence de secret du suffrage ; l’imprécision due à l’absence de décompte précis des voix ; et la faible participation. En échange, parce qu’elle intègre chacun des membres du corps civique dans le processus parlementaire, la pratique de la Landsgemeinde donne à la politique d’un canton de quarante mille âmes une dimension délibérative qui manque à la plupart des régions ou des municipalités européennes. Certaines des faiblesses évoquées ci-dessus 32 ne sont du reste pas inhérentes à la pratique de l’assemblée.
Glaris, en même temps qu’il en est peut-être la seule véritable émanation contemporaine, constitue ainsi l’exemple par excellence de ce régime que Gengel désignait de « schweizerische Gebirgsdemokratie », c’est-à-dire démocratie montagnarde suisse, et qu’on eût peut-être appelé plus justement « Talschaftsdemokratie », soit démocratie de vallée. Avec son parlement où siège près d’un habitant sur cinq cents, ses nombreuses votations, sa Landsgemeinde, son mémorial et ses complexes processus délibératifs, Glaris apparaît comme la vallée politique par excellence.
Quels sont les traits marquants de cette démocratie de vallée ? Il y d’abord sa conformation géographique, qui influence l’organisation politique de l’espace. Sur un territoire organisé selon un réseau simple composé de segments (les vallées) reliés les uns aux autres en un nombre limité de points (les confluents des cours d’eau) et séparé des espaces voisins par des obstacles naturels (les chaînes montagneuses), les villages situés au bout d’une vallée n’ont qu’un seul voisin, et ceux situés le long de la vallée n’en ont que deux. Poussés par les nécessités économiques, sociales et climatiques, les habitants s’unissent ainsi naturellement selon le seul schéma permettant à chacun de disposer de l’appui indispensable de ses voisins : de proche en proche, la vallée entiere s’unifie. Seuls les « bords » du réseau de vallée, à la proximité des cols (l’Urnerboden) ou de la plaine (près du lac de Walenstadt), voient les alliances entre populations suivre des tracés plus arbitraires. L’organisation géographique détermine ainsi fortement l’organisation politique, tandis que les dimensions de l’espace ainsi unifié restent modestes.
Par ailleurs, l’isolation des lieux, la rudesse du climat et la nature des activités économiques (élevage, commerce) favorisent une forme d’autonomie des communautés de vallée. D’une part, le territoire, montagneux, présente souvent un attrait extractif assez faible pour les seigneurs et les puissances environnants – intérêt seulement compensé, dans certains cas, par la possibilité de contrôler certaines importantes voies transalpines. D’autre part, la cohésion induite au sein des communautés par les conditions climatiques difficiles, l’exploitation commune des pâtures et l’impossibilité d’un contrôle effectif depuis l’extérieur pendant les longs hivers facilite grandement le développement d’une dynamique de gestion autonome. Il en découle assez naturellement une forme d’auto-organisation, structurée par des pratiques de délibération directe et des institutions de type communal sur plusieurs niveaux (voisinage, commune, vallée). La délégation, lorsqu’elle existe, est toujours ascendante, et la délibération est moins intermédiée que dans des communautés plus vastes.
Enfin, la vallée, dont les habitants sont à la fois trop dispersés pour former une unité homogène, trop peu nombreux pour constituer une civilisation à part entière et trop séparés des vallées voisines pour se fondre dans les dynamiques d’un grand espace, s’inscrit dans un continuum de pratiques culturelles, linguistiques et politiques. Tandis que les dialectes et les traditions diffèrent d’un village à l’autre, la vallée politique participe à des jeux d’alliances divers. Elle s’intègre au plan extérieur, tout en conservant une forte diversité au plan intérieur : l’unité de vallée (ici le Glarnerdeutsch, la figure de Fridolin, la Landsgemeinde) est toujours complétée par une unité inférieure (les dialectes de villages, les traditions et les assemblées communales 33) et une unité supérieure (l’espace alémanique, la culture « suisse », le parlement fédéral) 34. Cette position médiane de l’institution cantonale n’est pas que culturelle ; elle aussi géopolitique. Ainsi, à partir du XVe siècle, l’autonomie de Glaris fut effectivement garantie par le double effet de la liberté impériale et de l’inscription de la vallée dans un réseau d’alliances militaires et politiques. La liberté intérieure, cantonale et communale, était alors indissociable de l’appartenance à une communauté d’intérêts plus large 35. Ce modèle subsidiaire, issu du droit du Saint-Empire, était plus fidèle à la réalité de l’autonomité glarissoise que la doctrine de la souveraineté absolue, dont le vocabulaire ne s’imposa que tardivement – et partiellement contre les faits 36. André Holenstein le résume très justement :
L’histoire de Glaris est celle de l’imbrication d’une petite commune avec son environnement géopolitique, proche comme plus éloigné. C’est l’histoire d’une intégration réussie dans un vaste contexte géopolitique et économique, grâce auquel le pays a su étendre à peu de frais sa sphère d’influence et de pouvoir, stabiliser durablement son environnement sécuritaire, et étendre considérablement ses ressources. Grâce à cette imbrication et à cette intégration, le pays a fait plus que compenser un déficit de puissance, réussissant à préserver son autonomie et son indépendance à un degré remarquable. 37
Ces trois traits saillants — territoire compact s’identifiant à une unité socio-géographique simple, tendance à l’autonomie, inscription dans un continuum culturel, linguistique et politique – ne sont bien sûr pas propres à Glaris. À l’échelle de l’Europe, des tendances similaires peuvent s’observer dans les Grisons voisins, dans d’autres cantons de Suisse centrale à la géographie similaire (Nidwald, Obwald, Uri), ou dans des espaces plus lointains (vallée d’Aoste, vallées ladines du Sud-Tyrol, Andorre, Val d’Aran, Pays Basque). Ces caractéristiques se trouvent également combinées, selon d’autres mécanismes, dans des territoires au relief bien différent : un petit État comme le Luxembourg, des cités-États modernes comme Genève ou Hambourg, une région polaire comme la Laponie, des îles ou archipels comme Jersey, Åland ou la Corse – cette derrière par ailleurs marquée par sa double nature montagneuse et insulaire – présentent un profil similaire. Certaines cités de la Grèce ancienne, dont on ignore cependant largement la construction socio-géographique, pourraient également s’en rapprocher. Communauté politique géographiquement concentrée, délibérante, s’inscrivant dans des jeux d’alliances culturelles, religieuses et politiques complexes, si Glaris apparaît aux yeux de l’observateur moderne comme une petite Athènes, c’est aussi, peut-être, parce que la mise en place des deux « cités » glarissoise et athénienne procéda de mécanismes structurellement similaires. Car l’autonomie locale, au contraire de la théorie de la souveraineté, est sans cesse et partout réinventée. Que l’organisation démocratique apparaisse à nombre de nos contemporains devoir par essence s’inscrire dans l’héritage de la pensée grecque ou de celle de l’État westphalien, voilà qui trahit bien davantage les pŕejugés de notre temps qu’une quelconque nécessité politico-historique.
Si elle s’est depuis cent cinquante ans hybridée aux pratiques plus classiques de l’État suisse moderne, la démocratie de vallée glarissoise peut apparaître comme un contre-modèle intéressant aux traditions politiques des grands États-nations européens. Rien de plus dissemblable, en apparence, que l’image d’un vaste État national et unitaire d’une part, et celle d’une communauté de vallée de quelques dizaines de milliers d’habitants de l’autre : les trois caractéristiques de la démocratie de vallée (compacte, autonome et s’inscrivant dans un continuum) s’opposent frontalement à celles d’un État-nation à taille plus qu’humaine, centraliste et homogénéisant, dont le dogme principal reste celui de la souveraineté de l’État. Un doute cependant reste possible : avec ses serments à la patrie et son attachement à la tradition, Glaris, quoique très éloigné du modèle dominant, pourrait-il finalement ne constituer qu’un État-nation en miniature ? Les oppositions que nous avons constatées résultent-elles vraiment de la singularité de la culture politique glarissoise, ou sont-elles la simple conséquence d’une différence d’échelle ? Au vu de l’histoire de Glaris, qui refusa longtemps aux descendants de familles issues de l’immigration ancienne ou récente toute participation à la vie civique, il apparaît tentant de répondre par l’affirmative. La réalité est cependant bien différente.
Au plan sociologique, la nation se caractérise par la présence d’un clivage national-étranger qui, dans un même mouvement, détermine les limites de la société à laquelle participe l’individu, régule son sentiment de solidarité et d’appartenance, et définit les frontières de la communauté politique dont il fait partie. Pour montrer qu’un État-nation (c’est-à-dire un État s’appuyant sur une nation) existe, il faut démontrer que ce clivage est effectif – l’étranger est bien distingué du national – et qu’il se déploie de manière similaire sur les trois dimensions précédentes au sein des frontières de l’État.
Qu’une notion d’étranger ait existé (et existe toujours) à Glaris, voilà qui ne fait guère de doute. Dans une communauté peu nombreuse et peu mobile, la ligne de démarcation qui séparait le national de l’étranger était probablement aisée à tracer : l’étranger était d’abord l’inconnu, celui qui n’était pas du pays, celui qu’on ne connaissait pas. La distinction national-étranger n’avait nul besoin de se fonder sur un autre critère : que le continuum dialectal fût préservé en interne comme en externe, les traditions communales puissantes, et les normes religieuses souvent conflictuelles n’empêchaient pas de distinguer les membres du groupes des non-membres selon ce simple critère de familiarité.
Il est cependant fort difficile d’évaluer en quels termes et dans quelle mesure le clivage national-étranger pouvait être ressenti par la population du dernier Moyen Âge et de la première modernité. Jusqu’au XVIe siècle, les importants mouvements de populations au sein de l’espace alpin ne s’accompagnèrent pas, à Glaris, d’une hausse déraisonnable de la proportion d’habitants dépourvus de droits civiques 38. Par ailleurs, prises dans des dynamiques politiques, culturelles et militaires régionales complexes, faisant face à des frontières changeantes et parfois floues, les vallées alpines d’alors ne pouvaient s’envisager comme des micro-États réellement séparés 39. Ce double état de fait semble suggérer une certaine porosité entre les deux catégories du « national » et de l’« étranger ». Le fait n’est guère surprenant : s’il était fondé principalement sur une notion de familiarité, par opposition à des conceptions ethniques plus rigides, le clivage national-étranger était probablement assez faible, un individu pouvant passer d’une catégorie à l’autre du seul fait de son installation durable.
C’est principalement à partir du XVIIe siècle que le nombre de résidents non-citoyens augmente fortement, et que l’acquisition des droits civiques – le phénomène est en réalité commun à l’ensemble de la Suisse 40 – devient de plus en plus rare et coûteuse. Cette tendance semble, à première vue, de nature à accroître l’importance du clivage entre citoyens et non-citoyens, entre « nationaux » et étrangers, et donc à renforcer un hypothétique sentiment national. Elle s’accompagne toutefois d’un accroissement tout aussi massif des divisions internes au corps politique (catholiques contre protestants) et de l’importance des alliances externes (la Confédération). Le tracé des frontières entre les groupes humains apparaît dès lors de plus en plus flou. Lorsque, au milieu de ces divisions, le nombre des habitants privés de droits civiques continue de s’accroître (près d’un habitant sur cinq est un migrant à la fin du XVIIIe siècle 41), la division entre locaux et étrangers, qui n’est déjà plus qu’un clivage parmi d’autres, commence à prendre un sens résolument différent au plan social et au plan politique. Au XIXe siècle, les Glarissois eux-mêmes sont d’ailleurs nombreux à choisir l’émigration, notamment aux États-Unis. Dès lors, la coïncidence entre clivage politique et clivage socio-identitaire est impossible à maintenir : il faut, ou bien consentir des droits civiques aux « étrangers » (principalement des citoyens de la Confédération) installés sur le territoire, même s’ils s’inscrivent en dehors des structures sociales et familiales traditionnelles de la vallée, ou bien admettre qu’une proportion toujours plus importante des forces vives de la société soit exclue de la vie civique. Le dilemme n’est résolu définivement qu’en 1854, lorsque la Landsgemeinde accorde à tous les Suisses installés dans le canton les mêmes droits civiques que ceux dont disposaient jusque là les seuls Glarissois.
L’hybridation de la tradition de la démocratie de la vallée glarissoise et des principes d’universalité des droits civiques apportés par la démocratie libérale a ainsi consacré définitivement la nature non-nationale du régime. Il semble donc bien permis de conclure, en définitive, que Glaris constitue un contre-modèle à l’État-nation.
L’assemblée ouverte comme remède au gouvernement d’une élite distante ou d’une foule anonyme ; la démocratie de vallée comme contrepoint aux impérialismes et aux souverainismes de tous bords ; un petit État moderne et ouvert sur le monde comme antidote à la nation. Dans une période de grande incertitude sur l’avenir des formes démocratiques contemporaines, la constitution glarissoise pourrait encore longtemps continuer d’inspirer l’Europe.
Sources
- Constitution du Canton de Glarus, articles 56, 57, 58, 61, 65, 69
- Ibid., préambule.
- C’est notamment la fonction de la Markgenossenschaft dans les régions alpines. Voir par exemple Benjamin Barber, The Death of Communal Liberty : A History of Freedom in a Swiss Mountain Canton, Princeton University Press, 1974.
- Seule exception, l’Urnerboden, vaste alpage situé dans la haute-vallée de la Linth jusqu’au col du Klausen, appartient au canton d’Uri. Peu accessible et surtout économiquement inexploitable en hiver, l’Urnerboden n’eut longtemps aucune population permanente, et ne fut donc pas sujet aux mêmes dynamiques de réseau que la basse-vallée. La limite entre Glaris et Uri y fut donc tracée, dès la fin du XIIe siècle, de manière bien plus politique et conventionnelle que géographique.
- Rolf Kamm, König Sigismunds Freiheitsbrief von 1415 in 1415 und die Freiheit. Reichsfreiheit, Unabhängigkeit und Souveränität am Beispiel Glarus, Hier und Jetzt, 2017, p. 11-14.
- Hans Laupper et al., Glarus (Kanton) in Historisches Lexikon der Schweiz (HLS), 2017.
- Ibid.
- Lukas Leuzinger, « Ds Wort isch frii ». Die Glarner Landsgemeinde : Geschichte, Gegenwart und Zukunft, NZZ Libro, 2018, p. 16.
- Rolf Kamm, op. cit., p. 11 ; je souligne.
- Thomas Maissen, Wann wurde Glarus souverän ? — Der reichs- und völkerrechtliche Rahmen in Spätmittelalter und Früher Neuzeit, in 1415 und die Freiheit. Reichsfreiheit, Unabhängigkeit und Souveränität am Beispiel Glarus, Hier und Jetzt, 2017, p. 57-73.
- Les XIVe , XVe et XVIe siècles marquent l’apogée du communalisme en Europe. L’ouvrage de référence est Peter Blickle, Kommunalismus. Skizzen einer gesellschaftlichen Organisation, Oldenburg, 2000, 2 volumes.
- Le même mot – Gemeinde – désigne en allemand la commune et la paroisse. C’est également ce même mot qu’on retrouve dans la deuxième partie du nom de l’assemblée, la Landsgemeinde.
- Hans Laupper, op. cit.
- C’est-à-dire qu’elle supprimera les multiples types de « communes » existantes, entités de droit public disposant de compétences propres.
- Les cantons d’Appenzell-Rhodes-Intérieures et Appenzell-Rhodes-Extérieures, qui perdurent jusqu’aujourd’hui.
- Hans Laupper, op. cit.
- Cela représentante un à deux tiers du nombre de 6000 participants souvent évoqué pour l’ekklesia athénienne.
- Hans-Peter Schaub et Lukas Leuzinger, Die Stimmbeteiligung an der Glarner Landsgemeinde, LeGes-Gesetzgebund und Evaluation, 29:1, 2018.
- Loi sur les formules de serment, Canton de Glaris.
- En 2021, les sujets à traiter étaient particulièrement nombreux en raison de l’annulation de la Landsgemeinde de 2020 dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Le nombre usuel de tractanda est de l’ordre de dix à quinze.
- Benjamin Barber, op. cit., p. 187.
- 60 membres pour 40 000 habitants – ce nombre était de 80 jusqu’en 2010.
- Lukas Leuzinger, op. cit., p. 20.
- André Holenstein, Glarus in der alten Eidgenossenschaft – Betrachtungen und Einsichten aus Sicht der Verflechtungsgeschichte, in 1415 und die Freiheit. Reichsfreiheit, Unabhängigkeit und Souveränität am Beispiel Glarus, Hier und Jetzt, 2017, p. 86.
- Lukas Leuzinger, op. cit., p. 45.
- Memorial für die Landsgemeinde des Kantons Glarus 2021 – Teil 1, Canton de Glaris, 2021.
- L’Union démocratique du centre (UDC), parti national-conservateur.
- Angelika Hardegger, Klimapolitik : Das Wunder von Glarus, Neue Zürcher Zeitung, 2021.
- Florian Gengel, Auf der Glarner Landsgemeinde, Die Gartenlaube, 27, 1864, p. 425-428.
- Notamment celui d’Appenzell-Rhodes-Intérieures, second canton contemporain à avoir conservé sa Landsgemeinde, quoique sous une forme bien plus solenelle, ritualisée et conservatrice qu’à Glaris. Ainsi l’assemblée appenzelloise moderne est-elle encore précédée d’une messe, et marquée par une culture politique nettement moins ouverte.
- Lukas Leuzinger, op. cit., p. 106.
- Ainsi d’un vote secret et précis, envisageable dans le cadre d’une assemblée publique.
- À la Landsgemeinde, le nom du lieu de résidence est toujours cité après le nom de l’orateur. Il s’agit là du nom du village ou de la ville (anciennes communes), et non de celui des nouvelles communes, au nombre de trois seulement, qui les ont remplacées. Traditionnellement, c’est bien le « voisinage » (Nachbarschaft) qui constitue la communauté politique fondamentale.
- André Holenstein, op. cit., p. 87.
- Thomas Maissen, op. cit., p. 65.
- Ibid., p. 67.
- André Holenstein, op. cit., p. 77.
- Hans Laupper, op. cit.
- Rolf Kamm, 1352, 1388, 1415, Glarner Schicksalsjahre ?, in 1415 und die Freiheit. Reichsfreiheit, Unabhängigkeit und Souveränität am Beispiel Glarus, Hier und Jetzt, 2017, p. 35.
- André Holenstein, Hintersassen, in Historisches Lexikon der Schweiz (HLS), 2014.
- André Holenstein, Glarus in der alten Eidgenossenschaft – Betrachtungen und Einsichten aus Sicht der Verflechtungsgeschichte, p.89.