Chevreuse. Une lecture du dernier Modiano

Chevreuse. Lieu de l’enfance, lieu du roman, lieu du confinement : on ne peut rêver configuration plus modianesque. Le nouveau roman du Prix Nobel de littérature paraît aujourd’hui en librairie.

Patrick Modiano, Chevreuse, Paris, Gallimard, «Blanche», 2021, 176 pages, ISBN 9782072753855, URL http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Chevreuse

Entrer dans un livre de Patrick Modiano, c’est comme entrer dans une maison d’enfance dont on connaît par cœur les pièces, les jeux de lumière, les recoins secrets. On se met alors à chercher quels meubles ont été déplacés, quelles pièces ont changé d’aspect, quelles photos ont disparu, sans savoir très bien si ce que nous croyions connaître est vrai, ou si c’est notre mémoire qui nous fait défaut. Un rêve familier, pour reprendre le titre de Paul Verlaine. 

Chevreuse ne fait pas exception à cette règle. Mieux : il l’érige en intrigue littéraire. Car c’est bien d’une maison d’enfance qu’il est question dans le dernier roman du prix Nobel de littérature 2014. Rue du docteur Kurzenne, à Jouy-en-Josas, ou bien à Chevreuse, selon que l’on décide de croire les «  cartes d’état-major  » ou la carte intime du narrateur modianesque. En évoquant cette adresse, le personnage de Jean Bosmans revient sur les pas du jeune homme qu’il était à vingt ans, l’âge où ce même jeune homme était revenu sur les pas de l’enfant qu’il était à cinq ans.

C’est là que le palimpseste débute. Comme toujours, un lien étroit se tisse entre la vie réelle de Patrick Modiano, qui a vécu dans cette maison avec son frère pendant son enfance, alors que ses parents ne s’occupaient pas vraiment d’eux — une photo glissée parmi les quelques images du début de l’édition Quarto de ses romans l’atteste —, et les vies imaginaires qu’il n’a cessé de construire et d’entrelacer au fil de ses romans. Le personnage principal, cette fois raconté à la troisième personne, s’appelle Jean, comme souvent. On reconnaît des schémas d’intrigue : un hôtel louche sur les premières pentes de Montmartre ; un petit appartement sur les quais de Seine traversé, le soir, par la lumière des bateaux mouches ;  Auteuil 15.28, une ligne téléphonique abandonnée qui sert à un réseau d’individus interlopes à se donner des rendez-vous ; un jeune homme de vingt ans poursuivi par des figures plus âgées, face auxquelles il se sent à la fois vulnérable et invincible ; un enfant qu’on n’écoute pas assez mais qui pourtant voit tout. 

Les situations romanesques, les noms de personnages, les topographies antérieures de l’œuvre forment autant de Souvenirs dormants (c’est déjà un titre de Modiano), que chaque nouveau roman fait remonter à la surface. «  Dans tous les souvenirs d’enfance, il y a une part d’énigme, créée par le regard de l’enfant  lui-même sur ce qui l’entoure.  » Cette phrase, qui s’applique parfaitement à Chevreuse, a pourtant été prononcée par Modiano dans un entretien au sujet de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (2014). Les lecteurs de Remise de peine (1988) reconnaîtront sans doute l’appartement de la rue du Docteur Kurzenne et le nom de Guy (ou Roger  ?) Vincent sonnera comme un écho familier à leurs oreilles. À ceux qui ont lu Dans le café de la jeunesse perdue (2007), la jeune Camille Lucas, dite «  Tête de mort  », rappellera peut-être le personnage attachant de Louki. D’autres références surgiront encore çà ou là, selon les livres qu’on aura lus. 

L’univers romanesque de Patrick Modiano est une toile gigantesque au sein de laquelle peut choisir les fils par lesquels se connectent tel ou tel souvenir, telle ou telle ou telle obsession, telle ou telle invention géniale du romancier, tel ou tel oubli, tel ou tel nom qui revient d’un livre à l’autre, tel ou tel mensonge enfin, car il en faut pour faire un bon roman. 

Cette réverbération à l’infini de toute l’œuvre antérieure dans ce nouvel ouvrage, si elle rappelle ce que nous avions connu en lisant Encre sympathique il y a deux ans, a peut-être atteint ici un nouveau stade, qui appelle un commentaire. 

Lieu de l’enfance, lieu du roman, lieu du confinement :  on ne peut rêver configuration plus modianesque.

Garance Mazelier, Mathieu Roger-Lacan

Chevreuse, a expliqué Modiano, a été écrit pendant le confinement, alors que l’auteur et sa femme Dominique étaient reclus dans une maison de la vallée de Chevreuse (avec leur fille Marie et son époux). Chevreuse est donc le nom littéraire de cet emboîtement de la fiction et du réel, qui combine la situation géographique de l’auteur pendant le confinement, le souvenir de sa petite enfance, et l’univers romanesque déjà écrit, qui a patiemment tissé une géographie nouvelle, où la vallée de Chevreuse devient l’arrière-pays immédiat du Bois de Boulogne, comme si, lorsqu’on se laisse conduire dans le quartier d’Auteuil, on pouvait sans trop d’effort atteindre les confins magiques de ce monde. 

Lieu de l’enfance, lieu du roman, lieu du confinement :  on ne peut rêver configuration plus modianesque. C’est ce qui a donné naissance à Chevreuse, qu’on peut alors relire – tout de suite ou plus tard – sous cette lumière neuve. 

En effet, le roman est construit comme un rêve : fait de répétitions involontaires, de gestes qu’on accomplit sans savoir pourquoi, d’un mélange de hasard et d’hyper-rationalité, d’amours successives et interrompues, de fuites brusques en voiture et de retour à la case départ (c’est le cas d’un chapitre qui se passe à Nice et ne sert presque qu’à cela — revenir à la case départ). Comme un rêve, et même, osons le dire, car nous sommes sans doute nombreux à avoir connu cela au printemps 2020 : comme un rêve de confinement. Personne ne peut dire qu’il a eu des nuits tout à fait normales pendant cette période. Pour celles et ceux d’entre nous qui n’étaient pas réquisitionnés pour travailler dans les commerces essentiels ou les établissements de santé, il est certain que cette situation exceptionnelle a également eu des conséquences sur notre vie onirique. Le dernier livre de Patrick Modiano en est peut-être, à sa manière, un témoignage inconscient.

Partout en Europe, des textes littéraires ont commencé à prendre la crise sanitaire comme objet d’écriture ou comme cadre à leur intrigue. Mais les œuvres qui sauront le mieux restituer l’étrange sentiment collectif qui nous a habités au printemps 2020 ne sont peut-être pas celles qui parleront ouvertement de cette période. En rouvrant les pages de Chevreuse dans cinq, dix ou vingt ans, il est probable que nous pourrons y déceler une trace littéraire, singulière, peut-être involontaire de ce moment à la fois historique et hors du temps que nous avons traversé. «  Un avion glissait en silence dans le bleu du ciel et laissait derrière lui une traînée blanche, mais on ne savait pas s’il s’était perdu, s’il venait du passé ou bien s’il y retournait.  » Comme un long dimanche de confinement.

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