Fortement intégrés sur le plan économique, quand il s’agit de politique étrangère, en revanche, les pays membres de l’Union donnent l’impression d’adopter la devise : « seuls quand on peut, ensemble quand on doit ». Toutefois, depuis quelque temps, beaucoup répètent que l’Europe doit faire un saut qualitatif dans sa projection internationale ; en d’autres termes, elle a besoin d’une politique étrangère commune. La présidence Trump, puis le drame afghan et l’« affaire AUKUS », des incidents qu’on pensait pouvoir éviter avec Biden, rendent urgent ce qui pour beaucoup n’était jusqu’à présent que souhaitable.
Si la politique étrangère est avant tout un exercice de souveraineté, aucun pays n’est totalement souverain, mais certains le sont plus que d’autres. L’Union l’est moins que sa taille et son niveau de prospérité ne l’exigent et ne le permettent. La raison en est que les États membres manquent d’une unité politique (l’Union n’étant pas un État) et qu’il existe un déséquilibre entre le potentiel économique et la puissance militaire de l’Union.
Les raisons pour lesquelles cette question a été abordée jusqu’à présent avec une lenteur exaspérante sont bien connues. La Guerre froide a certes été une période de grandes tensions internationales, mais elle avait défini sans controverses les priorités et les objectifs de la politique étrangère de l’Europe occidentale. Le pilier généralement incontesté consistait dans l’alliance avec les États-Unis, avec lesquels nous partagions des valeurs et des intérêts en tant que protecteur bienveillant mais aussi en tant que puissance hégémonique. Bien sûr, il y a eu des désaccords, mais finalement, la priorité de faire face à la menace soviétique a toujours prévalu. Après une brève période d’euphorie illusoire suite à l’effondrement de l’URSS, le monde a connu un nombre croissant de turbulences. La propagation du radicalisme islamique a produit une vague terroriste qui touche de plein fouet l’Occident et a contribué à la déstabilisation du Moyen-Orient, de la Méditerranée et de l’Afrique, provoquant de nouvelles pressions migratoires importantes vers l’Europe. L’idée selon laquelle l’inclusion dans la mondialisation conduirait progressivement la Chine et la Russie à s’intégrer dans le système des démocraties libérales s’est avérée être une illusion. Ce n’est pas seulement l’axe économique qui s’est déplacé de l’Atlantique vers l’Indo-Pacifique, c’est également l’axe des tensions mondiales, sans toutefois abandonner tout à fait l’Europe et le Moyen-Orient. Après un bref intermède « unipolaire » d’hégémonie américaine incontestée, le monde n’est pas devenu multilatéral comme l’espéraient les Européens, mais « multipolaire », c’est-à-dire désordonné et sans règles clairement acceptées par tous.
Porte-drapeau d’un monde multilatéral, pacifique et régi par des règles communes, un monde construit à son image, l’Europe peine à accepter une réalité qui ne correspond pas à ses aspirations. Ayant rêvé d’un monde kantien, nous découvrons qu’il est de plus en plus hobbesien.
L’autre grand facteur de changement concerne nos relations avec les États-Unis. L’unilatéralisme de George W. Bush et l’invasion de l’Irak avaient déjà produit des frictions transatlantiques et des divisions entre Européens, qui se sont ensuite recomposées avec l’arrivée d’Obama. L’immense popularité du nouveau président en Europe a fait oublier son manque d’intérêt initial pour le Vieux Continent et sa volonté de donner la priorité aux nouveaux défis : le Pacifique et la Chine. Beaucoup se sont demandés si la présidence Trump ne représentait pas un tournant radical, par la brutalité avec laquelle il a traité ses alliés, la remise en cause ouverte de l’ordre international si cher à l’Europe et le doute qu’il a semé sur la validité de l’irréversibilité des liens atlantiques. Le traumatisme a été si fort qu’il a même conduit Angela Merkel à déclarer que l’époque où les Européens pouvaient confier entièrement leur sort à leur allié était révolue. Il n’en reste pas moins que la rhétorique trumpienne n’a été suivie que de peu d’actions ; au contraire, la machine gouvernementale américaine n’a jamais cessé d’envoyer des signaux rassurants. L’arrivée de Biden suggérait que les relations pourraient au moins être ramenées dans le courant de la dialectique traditionnelle entre alliés.
Le retrait américain d’Afghanistan, annoncé de longue date mais effectué de manière hâtive, chaotique et sans coordination adéquate avec ses alliés de l’OTAN, a tout remis en question. La réaction est d’autant plus profonde que la crise survient quelques semaines seulement après un sommet du G7 en Cornouailles et un sommet de l’OTAN où une véritable convergence s’était dégagée sur nombre des questions les plus importantes. Le désarroi généralisé en Europe incite aujourd’hui à se poser de nouvelles questions. Et le problème est d’autant plus aigu que les Européens ont été des participants et non de simples spectateurs de l’initiative américaine en Afghanistan. Les victimes européennes de ces dernières années, la tragédie partagée durant le rapatriement chaotique de nos compatriotes et de leurs collaborateurs afghans, ainsi que le risque d’un nouveau flux de migrants vers l’Europe et peut-être même d’une nouvelle vague de terrorisme, transforment une critique compréhensible en un fort ressentiment. De ce point de vue, le principal effet négatif est l’effondrement de la confiance mutuelle, dont on sait qu’elle est un ingrédient indispensable au bon fonctionnement de toute alliance. Le problème est réel car le drame afghan peut alimenter des niveaux d’anti-américanisme et de schadenfreude, de joie malsaine dans l’opinion publique européenne à propos des difficultés de l’allié. Comme si cela ne suffisait pas, nous sommes maintenant confrontés aux retombées de l’annonce de l’alliance entre États-Unis, Australie et Royaume Uni (AUKUS) et de l’annulation du contrat avec la France pour la fourniture de sous-marins.
Un premier message à tirer est, sinon certain, du moins très probable. Il confirme ce que beaucoup disent depuis un certain temps : nous sommes confrontés à une réalité qui, si l’on met de côté la brutalité trumpienne et la gestion tatillonne de la nouvelle administration, exprime un désir de redéfinition des priorités de la politique étrangère américaine et de partiel désengagement, qui ne trouve pas son origine avec Trump, mais déjà avec Obama et peut-être même avant. Les racines du phénomène, plus encore qu’internationales, sont internes aux États-Unis, et découlent de la polarisation sociale et politique croissante du pays qui a conduit à la fin du consensus bipartisan traditionnel. Un pays qui n’est pas en paix avec lui-même ne peut pas évoluer avec confiance sur la scène internationale. Les conséquences à tirer sont inquiétantes, notamment parce que dans leur relation compliquée avec les États-Unis, la majorité des Européens oscillent constamment entre le ressentiment face à leur propre infériorité et la crainte d’un désengagement de l’allié : nec sine te nec tecum vivere possum, comme l’écrivait Ovide. Pour pouvoir avoir confiance dans son allié, il faut avant tout qu’il soit prévisible. Il est intéressant de noter que, on y reviendra plus tard, les alliés des États-Unis en Asie éprouvent les mêmes difficultés, bien que dans un contexte très différent.
Se risquer à des prédictions n’est pas prudent à ce stade. Une grande puissance mondiale ne se désengage pas facilement. Après les guerres napoléoniennes et plus encore à la fin du XIXe siècle, la Grande-Bretagne a donné des signes répétés qu’elle voulait choisir un « splendide isolement » et se désengager de l’Europe pour se consacrer entièrement à la consolidation de son empire. En fin de compte, elle n’a pu éviter d’être impliquée dans deux guerres mondiales tragiques qui ont commencé comme des conflits européens. Nous pouvons affirmer que c’est précisément l’attention insuffisante portée par les Britanniques aux équilibres européens qui a créé les conditions permettant au nationalisme allemand de devenir incontrôlable. De ces deux guerres européennes résultera la fin de l’empire.
En outre, pour en revenir aux États-Unis d’aujourd’hui, personne – pas même les plus ardents détracteurs de l’interventionnisme – ne demande au pays de se fermer au reste du monde comme l’avait fait la dynastie Ming en Chine. Il s’agit plutôt d’une redéfinition des priorités, principalement vers la Chine et le Pacifique, mais sans oublier la Russie et l’Europe. Cette redéfinition s’accompagne d’une plus grande conscience des limites de ses propres capacités. Un désengagement plus ou moins total au Moyen-Orient et, de manière moins franche, en Afrique en sont la conséquence inévitable. Toutefois, cette voie s’avérera beaucoup plus compliquée que certains à Washington semblent le croire. D’une part, parce que le Moyen-Orient continuera à contenir la question israélienne, que personne aux États-Unis ne peut ignorer. D’autre part, parce que la « question chinoise » s’étend désormais à l’océan Indien, à l’Afrique et, avec le drame afghan, à l’Asie centrale. Le problème auquel sont confrontés les États-Unis n’est donc pas de savoir dans quelle mesure ils doivent se désengager, mais comment et avec qui. Il a été dit que le chaos afghan est le résultat d’un manque de « patience stratégique ». Les exemples du Japon et de la Corée sont cités pour signifier l’importance de cette vertu ; deux exemples réussis d’une présence américaine massive qui, toutefois, a nécessité un engagement constant et prolongé, y compris militaire. C’est une critique de poids, mais nous pouvons nous demander si les récents échecs apparents des interventions américaines ne relèvent pas davantage d’un manque de stratégie que de « patience ».
Les États-Unis sont actuellement engagés sur deux fronts conceptuels. D’une part, l’administration Biden doit définir une stratégie face à la Chine. Le fait qu’il s’agisse de la question clé des prochaines décennies fait désormais l’objet d’un large consensus qui transcende les barrières partisanes. Toutefois, cela ne suffit pas à constituer un véritable plan d’action. D’autre part, ils doivent se rendre compte que, malgré leur grand succès dans la gestion de la guerre froide, ils n’ont jamais réussi à définir une stratégie permettant de combler le vide créé dans de vastes régions du monde par la fin des empires coloniaux européens, du Vietnam à l’Irak et même en Afghanistan, alors que c’est une fin qu’ils ont eux-mêmes largement contribué à précipiter. Pour éviter qu’une telle déclaration ne devienne une manifestation d’arrogance européenne, il convient de noter que le même manque de profondeur stratégique se retrouve chez nous en Europe dans l’aventure libyenne et dans les difficultés de la France au Sahel.
En substance, l’Amérique doit résoudre une contradiction implicite. D’une part, les responsables américains ont la volonté de définir une politique étrangère centrée sur quelques priorités nationales consensuelles et, d’autre part, ils ont conscience que, pour que le désengagement ne se traduise pas par un isolement, le pays aura besoin d’un réseau d’alliés. Alliés avec lesquels il ne pourra toutefois pas éviter de partager des objectifs et des stratégies. Certains pensent que la solution à ces dilemmes sera facilitée par sa position géographique qui protège l’Amérique de nombreux dangers ; un espoir qui risque de s’avérer être une illusion. Face à ces incertitudes, il n’est pas absurde que les Européens se posent de nombreuses questions. La proposition d’Emmanuel Macron de doter l’Europe d’une « autonomie stratégique » propre est née de ces réflexions.
L’autonomie stratégique : un concept à la recherche d’un contenu
Le problème de l’énoncé d’un slogan sans en préciser le contenu est qu’il risque d’entraîner une grande confusion. Dans ce cas, un concept séduisant au premier abord a rapidement été décliné de diverses manières, qui n’étaient pas forcément compatibles.
La première voie, parfois appelée néo-gaulliste, consiste à définir les ambitions de l’Union en termes d’autonomie par rapport aux États-Unis. Après tout, cette idée n’est pas dépourvue d’une logique cartésienne. Quelle est la principale caractéristique de notre politique étrangère au cours des 70 dernières années ? L’alliance avec les États-Unis dans laquelle nous sommes objectivement dans une position subordonnée. L’autonomie consiste donc à se libérer autant que possible de cette subordination. Cette perspective a été alimentée par le traumatisme causé en Europe par la politique de Trump. Le problème avec ce point de vue est que la distanciation avec l’allié devient facilement une fin en soi, indépendamment des intérêts que nous voulons défendre ou des objectifs que nous voulons poursuivre. Son principal défaut est qu’elle risque paradoxalement de rendre encore plus difficile une entente transatlantique et d’accélérer le désengagement américain que nous prétendons craindre. Si la conséquence était un retrait durable des États-Unis, cela créerait un vide que l’Europe, même si elle en avait la volonté, mettrait beaucoup de temps et de ressources à combler. Il n’est pas du tout certain qu’une plus grande prise de distance par rapport aux États-Unis se traduise par une plus grande volonté d’assumer davantage de responsabilités en Europe. Au contraire, elle risque de réduire le déjà faible appétit pour le risque de la majorité des Européens. Ce n’est pas un hasard si cette version « néo-gaulliste » est aussi celle que les Russes et les Chinois préfèrent. Combien de personnes dans le monde, amis ou adversaires, observant le désastre afghan et les disputes transatlantiques, s’interrogent sur la crédibilité de l’Occident pour faire face à une attaque chinoise toujours possible sur Taïwan, à la prochaine crise au Sahel, ou à la prochaine provocation russe en Ukraine ou dans les pays baltes ?
D’autre part, affirmer que l’Europe ne pourrait en aucun cas aspirer à assurer sa propre défense et à assumer pleinement la poursuite de ses propres intérêts dans le monde est un non-sens. Avec une économie comparable en poids et en taille à celle des États-Unis et de la Chine, et bien plus grande que celle de la Russie, l’Union pourrait matériellement y parvenir. Toutefois, avoir les moyens de ses ambitions ne signifie pas encore avoir la volonté de les réaliser. De plus, cela prendrait du temps, probablement beaucoup de temps. Puisqu’une stratégie à long terme n’est crédible que si les étapes intermédiaires le sont également, il s’ensuit que l’Europe ne peut se passer de son alliance avec les États-Unis, que ce soit dans l’avenir immédiat ou dans le temps long. Cela ne nous empêche pas de faire valoir nos intérêts et nos objectifs avec plus de force vis-à-vis de notre allié. Cela ne nous empêche pas non plus de prendre des mesures pour renforcer nos propres capacités. Cela ne nous empêche pas, enfin, d’assumer une responsabilité directe dans certains cas. Mais cela implique que nous le fassions dans le cadre d’une stratégie qui tienne compte des contraintes et des intérêts de l’alliance. Enfin, le principal défaut de l’approche néo-gaulliste est que, même si elle devenait sans ambiguïté la politique de la France, aucun autre membre de l’Union ne la suivrait sur cette voie.
Il serait peu généreux d’attribuer une telle conception à l’actuel président français. Cependant, il arrive souvent qu’un projet politique, dans ce cas le gaullisme, soit dépassé par l’histoire, mais que son langage continue à circuler même dépourvu de substance. La rhétorique française dans le débat européen et la tendance trop fréquente de Paris à prendre des initiatives unilatérales sans consulter ses partenaires tendent donc à entretenir la suspicion. Comme tous les stéréotypes, celui-ci a la vie dure : le manque de confiance mutuelle dont nous nous plaignons au niveau transatlantique est malheureusement aussi présent chez les Européens. Une leçon que les dirigeants européens négligent souvent est que lorsqu’ils s’expriment, ils ne sont pas seulement entendus par leur propre opinion publique, parfois habituée à une certaine rhétorique, mais aussi par celle des pays voisins et de leurs gouvernements. Tant que la France ne dissipe pas tout malentendu sur ce sujet, il est difficile d’avancer. C’est un véritable problème car, de même qu’on ne peut pas progresser dans le domaine économique sans l’Allemagne, il est difficile d’imaginer que l’on puisse faire quoi que ce soit de sérieux en matière de politique étrangère et de sécurité sans la France. De ce point de vue, le mécontentement qui nous unit face à certains comportements américains représente à la fois une opportunité et un danger. Elle peut faciliter un réveil de l’énergie et de la volonté, mais elle comporte aussi le danger de se traduire par des propositions fantaisistes qui se briseraient rapidement contre la réalité des choses.
Décider que « plus d’Europe » et « plus d’atlantisme » sont des propositions devant être compatibles ne nous permet toutefois pas encore de comprendre la nature de la relation que l’Europe doit établir avec les États-Unis. Il est également crucial de clarifier ce malentendu car, si nous dressons une liste des questions de politique internationale les plus importantes auxquelles l’Union est confrontée, presque toutes impliquent, à un degré certes différent, l’implication américaine ou même une dépendance objective à l’égard de ce que fait notre allié. Rien ne nous oblige à être d’accord sur tout et rien ne nous empêche dans certains cas de faire cavalier seul. Cependant, il y a une grande différence entre une certaine modulation des intérêts et des objectifs, voire une diversification des actions mais dans un cadre stratégique partagé, et l’atlantisme à la carte qui se manifeste dans certaines positions.
Il existe un autre facteur qui nécessite une vision stratégique commune entre l’Europe et les États-Unis. Nous voyons dans la situation actuelle un parallèle troublant avec les années 1930, lorsque les dictatures ont affirmé avec force la supériorité de leurs valeurs, tandis que les démocraties doutaient d’elles-mêmes, ouvrant la voie à la catastrophe. La prise de conscience de la nécessité d’une unité de l’Occident autour de ses valeurs fondatrices est donc une priorité. Joseph de Maistre – un auteur qu’il est peut-être déconseillé de citer parmi les gens de bonnes manières – disait que les guerres sont perdues par manque de volonté avant d’être perdues sur le terrain.
Il existe enfin un paradoxe qui peut sembler désagréable aux partisans orthodoxes de l' »autonomie stratégique ». D’une part, l’expérience nous dit que tout désaccord transatlantique se traduit en division entre Européens. D’autre part, dans certains cas la recherche d’un accord avec les États-Unis peut également favoriser le consensus au sein de l’Union. Par exemple, la proposition américaine d’harmonisation fiscale pour les grandes entreprises pourrait également être la clé pour surmonter la résistance de certains des États membres à faible fiscalité (Pays-Bas, Irlande, Luxembourg, par exemple).
Il existe ensuite une deuxième version de l’autonomie stratégique, que l’on peut appeler le « syndrome suisse » ou « économie plus ». Elle consiste à réaffirmer le lien de sécurité atlantique en comptant sur un engagement américain permanent pour la défense de l’Europe, mais en séparant autant que possible les questions stratégiques et économiques et en essayant de payer le prix minimum en termes d’efforts de défense. Elle consiste surtout à essayer d’extraire le plus d’espace d’autonomie possible dans les relations économiques ; en premier lieu avec la Chine, mais aussi avec la Russie. Ce modèle est particulièrement populaire en Allemagne, pour des raisons économiques certes mais également en raison du pacifisme ancré dans le peuple allemand après les tragédies du siècle dernier. Il n’est pas limité à l’Allemagne et ne manque pas non plus de logique ; après tout, l’Union est faible sur le plan militaire mais forte sur le plan économique et plus dépendante du commerce international que les États-Unis.
Toutefois, cette vision n’est pas susceptible de fonctionner non plus, même si elle peut être attrayante pour certains. D’une certaine manière, on peut y voir l’image miroir de l’approche néo-gaulliste. C’est comme si, après avoir décidé que les questions de sécurité seront de toute façon traitées avec l’allié américain et principalement au sein de l’OTAN, le problème était résolu en nous laissant libres de nous occuper de nos affaires.
Si nous examinons la liste des problèmes prioritaires auxquels l’Europe est confrontée, il n’y en a guère pour lesquels les aspects économiques et sécuritaires sont facilement séparables.
Quelques exemples suffiront. Le premier concerne la question largement débattue des conséquences internationales de la pandémie et de la politique vaccinale. Le second concerne la relation organique qui existe entre les entreprises chinoises et le gouvernement, ce qui pose la question de la sécurité de la technologie qu’elles fournissent. En témoigne la discussion qui s’est développée avec les États-Unis et au sein de l’Europe sur la participation des entreprises chinoises au développement des réseaux 5G. Si le calcul était purement économique, il faudrait prendre acte du fait qu’à l’heure actuelle, les entreprises européennes (Nokia et Ericsson) sont en retard par rapport aux entreprises chinoises et il faudrait prendre les mesures nécessaires pour combler l’écart mais sans exclure Huawei du marché, du moins pour l’instant. Les Américains posent un autre problème : celui de la sécurité des réseaux et du danger que représente l’étroite relation entre les entreprises et l’État chinois. Le débat est encore ouvert, notamment parce qu’il reste de nombreux aspects techniques à clarifier, mais après une résistance initiale, les gouvernements européens s’alignent progressivement sur la position américaine. Un troisième exemple est celui du contrôle des vagues migratoires, question qui affecte l’équilibre politique interne de certains pays européens et qui nécessite une révision de notre politique africaine.
Enfin, il y a la question des droits de l’homme. Cette question fait depuis longtemps partie de la politique étrangère des démocraties qui, cependant, oscillant entre l’idéalisme et la realpolitik, n’ont jamais développé une doctrine crédible sur la manière de concilier intérêts et idéaux ; la question toujours controversée des exportations d’armes illustre bien ce dilemme. D’autre part, une grande partie de l’opinion publique européenne demande que l’on accorde plus de poids aux facteurs éthiques dans les choix de politique étrangère. Le résultat est inévitablement une combinaison de pragmatisme et d’hypocrisie. Cet exercice d’équilibre précaire devient de plus en plus difficile en raison de l’attitude de la Chine. Jusqu’à récemment, les violations flagrantes des droits de l’homme par des opposants ou même des alliés provoquaient des critiques verbales qui restaient généralement sans conséquences majeures. “Die gedanken sind frei”, les pensées sont libres, comme l’affirme une vieille chanson libertaire allemande. Récemment, la Chine (mais aussi la Russie) a décidé de réagir avec une extrême brutalité aux seules déclarations. C’est ce que l’on constate actuellement dans les dossiers du Xinjiang et de Hong Kong ; les autorités chinoises, en frappant de sanctions des membres éminents des institutions européennes, ne pouvaient ignorer que leur action allait de fait compromettre la ratification de l’accord d’investissement controversé (CAI) conclu à la fin de l’année dernière. L’explication accréditée est que cette réaction est utile à la sollicitation du nationalisme chinois, à la rédemption définitive des humiliations du « siècle du colonialisme occidental » et pour corroborer la thèse des démocraties corrompues, hypocrites, décadentes et donc impuissantes. La réaction chinoise concerne désormais aussi les entreprises privées occidentales, qui sont menacées de boycott si elles répondent aux exigences de leur propre opinion publique. Un tel comportement rend de facto impossible le fait de séparer les questions commerciales des autres. L’opinion publique européenne, à qui l’on a répété que nous étions » le gentil géant « , ne pourrait pas comprendre ; et ce d’autant plus à l’heure où Biden décide de revenir à une politique de défense des valeurs démocratiques après quatre ans de Trumpisme.
La définition d’une stratégie doit répondre à quatre questions : quoi, pourquoi, comment et avec qui. Trop souvent nous, les Européens, nous concentrons sur les deux premiers points, en négligeant le « comment et avec qui », dont dépendent largement les chances de réussite. L’autonomie stratégique a donc beaucoup de chemin à faire avant de devenir une politique partagée par les Européens et crédible aux yeux du reste du monde.
Parlons toujours d’économie
Les considérations ci-dessus ne nous dispensent pas d’entamer l’examen de questions concrètes relevant de la politique économique et commerciale, ne serait-ce que parce que c’est le domaine où l’Union est déjà présente sur la scène internationale. Tout en continuant à défendre le système multilatéral, l’Union a dû prendre acte de la crise de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui dure depuis une décennie, et a donc multiplié son réseau d’accords commerciaux bilatéraux. C’était aussi une réponse au virage résolument protectionniste de Trump. La liste des accords négociés et conclus est longue. Il est important de noter que, mis à part le cas encore controversé du Mercosur, ils couvrent une grande partie de l’Asie, et plus récemment le Japon ; des négociations sont en cours avec l’Australie et, surtout, avec l’Inde. Le réseau d’accords en cours d’élaboration avec les pays de l’Indo-Pacifique revêt une importance qui va au-delà de sa valeur commerciale. Elle peut servir de base au développement d’une approche plus géopolitique avec des pays qui joueront un rôle clé dans la confrontation entre la Chine et les États-Unis.
Cette intense activité de négociation ne doit pas nous faire oublier qu’une partie de notre opinion publique est également touchée par une réticence croissante à l’égard de la mondialisation. Cela pose un délicat problème de crédibilité pour l’Union. Malgré certaines décisions très positives de la Cour de justice, la complexité de nombreux accords commerciaux dits de « nouvelle génération » va au-delà de la compétence exclusive de l’Union en matière commerciale et nécessite également la ratification des parlements nationaux. Il s’agit d’accords dont le contenu dépasse le terrain traditionnel de la politique commerciale pour inclure des questions politiquement sensibles telles que la protection de la propriété intellectuelle, les règles sociales, environnementales ou de sécurité des produits. Une certaine réaction antimondialiste, qui devient souvent le vecteur d’impulsions protectionnistes, a créé une situation dans laquelle la ratification nationale est devenue problématique pour certains pays ; un cas emblématique est celui de l’accord CETA avec le Canada, qui est par ailleurs unanimement considéré comme très avantageux pour l’Europe. En conséquence, nous sommes contraints à des ratifications provisoires et donc précaires et, pour les nouveaux accords, à une distinction claire entre ce qui ne peut être négocié que par l’Union et ce qui nécessite une ratification nationale.
L’Europe a été l’un des principaux bénéficiaires de la mondialisation, mais celle-ci a laissé deux questions importantes non résolues. La première, qui concerne les effets sociaux sur certaines catégories et régions, dépasse le cadre de cette analyse. La seconde est le fait que nous sommes en retard face aux États-Unis et maintenant également face à la Chine dans la révolution technologique en cours. Ce retard est, pour autant, parfois exagéré. Dans de nombreux domaines, tels que la pharmacie, les biotechnologies ou les énergies renouvelables, l’Europe occupe toujours une position d’excellence. Cependant, le retard pris dans le domaine des technologies numériques est important ; il devrait être une source de préoccupation car elles sont destinées à définir le fonctionnement de l’économie et de la société dans les années à venir, tant dans le domaine civil que militaire.
Une attitude complaisante peut conduire à penser qu’en fin de compte, tout ce qui importe est que les technologies pénètrent dans le tissu économique et social et que nous soyons capables de les comprendre et de les maîtriser ; qu’il importe peu que nous soyons également présents dans la conception et la production. C’est une grave erreur, car contrôler une technologie signifie aussi avoir une influence majeure sur la définition des règles de son utilisation. L’Europe, qui a inventé la révolution industrielle et qui, grâce à elle, a fixé les règles de l’économie mondiale pendant longtemps, devrait en être consciente. Il est donc logique que l’Union soit aujourd’hui confrontée au problème de la réactivation des instruments de politique industrielle, y compris le renforcement de son marché intérieur, afin de rattraper le terrain perdu.
Ce qui nous intéresse ici, ce sont les aspects extérieurs de la course au rattrapage. Il faut tout de suite dire que les problèmes que nous rencontrons avec les États-Unis et la Chine ne sont pas symétriques. Avec les premiers, nous partageons un haut degré d’intégration et des valeurs fondamentales. La plupart des entreprises qui mènent la révolution numérique sont aujourd’hui américaines, et ce serait faire preuve d’une ambition qui frise la folie que de se donner pour objectif de les supplanter. Il s’agit donc de rééquilibrer une relation aujourd’hui trop déséquilibrée, en s’appuyant sur les forces en présence ; mais surtout, il s’agit de travailler ensemble pour établir les nouvelles règles d’un monde que la révolution numérique est appelée à transformer profondément. La Chine, quant à elle, n’est pas une économie de marché, et ce même si elle en présente aujourd’hui certaines caractéristiques ; le lien entre l’État et ses grandes entreprises est fort et destiné à s’accroître. Même en laissant de côté les aspects stratégiques, la concurrence avec la Chine pose donc des problèmes tout à fait différents de celle avec les entreprises américaines. À l’instar des États-Unis, mais avec un décalage dans le temps, l’Union revoit également son attitude à cet égard. En moins de deux ans, la Chine est passée du statut de « partenaire stratégique » à celui de « rival systémique ».
Le processus est en cours depuis quelques années maintenant. L’Union a commencé par un renforcement des procédures antidumping et d’autres instruments de défense commerciale. En outre, des procédures ont été introduites, actuellement largement déléguées aux États membres, pour examiner les investissements étrangers afin d’identifier ceux qui peuvent éventuellement poser des problèmes stratégiques. Nous sommes encore loin de l’effet dissuasif de la législation américaine CFIUS, mais c’est un début. La Commission revoit également les critères d’examen des projets de fusion d’entreprises ; si elle ne se lasse pas de déclarer que l’objectif n’est pas d’encourager la création de » champions européens « , il s’agit néanmoins de mieux prendre en compte les nouvelles conditions de la concurrence internationale. En outre, la Commission a élaboré des propositions visant à pouvoir utiliser ses pouvoirs en matière de protection de la concurrence pour contrer également les pratiques de subventionnement jugées abusives des entreprises étrangères qui concurrencent les entreprises européennes sur leur continent ou sur des marchés tiers. Ces propositions, qui visent toute forme de menace, proviennent en fait en premier lieu de la Chine. Tout ceci n’est pour l’instant qu’une politique embryonnaire ; il faut préciser beaucoup de choses, s’assurer de leur efficacité et de leur compatibilité avec les règles de l’OMC ; il faut surtout vérifier le consensus des États membres. Enfin, l’attitude générale des Européens à l’égard de l’initiative chinoise « Belt and Road » est passée d’un intérêt bienveillant à une réticence ouverte. Même s’il existe encore des différences importantes entre les États membres, la direction prise est claire et représente un changement significatif par rapport au passé. Ce ne sont pas seulement les « suspects habituels », comme la France, mais presque tous les pays membres qui sont intervenus de diverses manières pour soulever la question de la Chine et du retard technologique de l’Europe.
D’un point de vue stratégique, le problème le plus important est celui des chaînes d’approvisionnement en matières premières et en composants de presque tous les biens que nous produisons et consommons. L’effet le plus important de la mondialisation au cours des dernières décennies a peut-être été leur allongement et leur diversification. Il est désormais presque impossible d’identifier un bien qui a été entièrement produit en un seul endroit. Les chaînes d’approvisionnement représentent aujourd’hui un réseau impossible à démanteler et sont en quelque sorte la preuve que la mondialisation est appelée à durer. Cependant, la pandémie a entraîné une forte prise de conscience que ces chaînes de production, dans leur prolongement, sont également devenues fragiles et vulnérables. Le cas le plus évident est celui des composants nécessaires à la production de certains médicaments et autres produits de santé essentiels ; il suffit de se rappeler la panique qui a régné au début de l’épidémie au sujet des masques de protection et des ventilateurs. La pandémie a également eu des effets indirects. Le déclin de l’activité économique dans certains pays asiatiques (pas seulement la Chine) a entraîné une rupture de l’approvisionnement en composants essentiels pour l’industrie automobile tels que les microprocesseurs.
La plupart de ces chaînes d’approvisionnement sont contrôlées par des entreprises multinationales ou en dépendent. Un mouvement d’ajustement induit par le marché est donc en cours pour les rendre plus résistantes et si nécessaire les raccourcir. Dans certains cas, cependant, la fragilité des chaînes d’approvisionnement peut créer des phénomènes de dépendance stratégique qui requièrent l’attention des pouvoirs publics. La Commission européenne a réalisé une série d’études approfondies qui lui ont permis d’identifier un peu plus d’une centaine de produits, matières premières ou technologies critiques pour l’économie européenne. La plupart d’entre eux sont des produits ou des matières premières liés à la santé, à l’énergie et à l’économie numérique. La solution n’est pas nécessairement, et même rarement, de rapatrier la production en Europe. Au contraire, il est nécessaire de diversifier les sources vers des pays plus fiables, ou de développer des produits et des technologies de remplacement. C’est une pente glissante sur laquelle le nationalisme et le protectionnisme sont toujours à l’affût. Un fait demeure important pour cette analyse : nous sommes dépendants de la Chine pour environ la moitié des produits et technologies identifiés comme critiques dans l’analyse de la Commission. Pour certains de ces produits, la forte dépendance vis-à-vis de la Chine concerne également les États-Unis.
Dans ce cadre, la conclusion d’un accord d’investissement entre l’Union européenne et la Chine (CAI), dont beaucoup ont pu dire qu’il était précipité, a été une surprise. Tout d’abord, il faut dire qu’après la détérioration du climat politique due au désaccord déjà mentionné sur la question des droits de l’homme et aux sanctions chinoises étendues aux membres du Parlement européen, la ratification de l’accord est pour l’instant exclue ; on ne voit pas non plus comment il pourrait être débloqué sans que le prestige d’une des deux puissances en souffre.
Le domaine le plus important de l’action internationale de l’Union est la réglementation. Depuis la révolution industrielle, de nombreux pays européens ont développé une grande capacité à élaborer des normes techniques pour assurer l’interopérabilité des produits. Cette activité s’est ensuite développée en direction de la sécurité, ou d’autres intérêts collectifs tels que l’environnement et la santé. L’excellence atteinte dans ce domaine par certains pays européens, notamment l’Allemagne, le Royaume-Uni et dans une certaine mesure la France, a fait de nombreuses normes européennes des modèles mondiaux, même après que la suprématie industrielle soit passée aux États-Unis, qui, aujourd’hui encore, ont du mal à comprendre la valeur stratégique des normes internationales. En outre, l’”économie sociale de marché » européenne se caractérise par le fait qu’elle est, pour le meilleur ou pour le pire, plus réglementée que l’économie américaine. L’une des plus grandes réussites de l’Europe dans la construction du marché unique a été précisément l’unification des règles, qui est ensuite devenue la clé pour accéder à un marché de 500 millions de consommateurs, le plus grand du monde.
L’Union transfère de plus en plus ses valeurs dans les règles qu’elle produit. Ce phénomène, que nous avons appelé l’ “effet Bruxelles”, a fait de l’Union une puissance réglementaire capable d’imposer nombre de ses règles au-delà des frontières. Cela a notamment été la source de nombreuses frictions avec les États-Unis ; l’affaire de la viande aux hormones en est un exemple bien connu. L’Union s’est désormais fixée deux nouvelles priorités : la transition numérique pour rattraper son retard, et la transition climatique pour s’imposer comme le leader mondial de la lutte contre le réchauffement climatique. En substance, l’Union élabore dans ces domaines une législation toujours plus avancée qui correspond à ses valeurs sociales, humanistes et démocratiques. Forte du succès mondial certain de la législation européenne sur la vie privée (RGPD), la Commission produit en effet une série de propositions très ambitieuses dans le domaine de l’environnement, de la régulation du marché numérique et de l’intelligence artificielle.
Cependant, comme nous l’avons déjà mentionné, l’Union est fortement intégrée au marché mondial. Les nouveaux horizons de réglementation dans lesquels nous nous aventurons sont bien plus complexes et controversés que les domaines dans lesquels les règles européennes se sont imposées par le passé. L’attractivité de notre grand marché est encore forte, mais elle n’est pas suffisante. D’une manière ou d’une autre, nous devrons convaincre le reste du monde, ou du moins la partie qui compte, d’adopter des règles compatibles avec les nôtres, ou nous devrons en tirer les conséquences pour la compétitivité de notre économie. Après tout, les défis sont communs. Tous les pays seront appelés à trouver un équilibre entre les exigences de la croissance et celles de la précaution, entendue au sens large de la défense des valeurs sociales ou environnementales. L’Europe choisit clairement de donner la priorité à la précaution. Tout cela est bien beau, mais nous risquons de construire un système qui nous protégera contre les effets indésirables de technologies que nous ne possédons pas, au nom d’une transition que nous n’aurons pas les moyens de financer. Croire que nous pouvons décider de nos propres règles et les imposer ensuite au reste du monde est donc, dans certains cas, une illusion. Un raisonnement similaire peut être fait pour certaines mesures fiscales telles que la taxe web ou la taxe carbone aux frontières, qui sont à l’étude pour compenser les coûts imposés à certaines de nos industries par des réglementations environnementales plus strictes. Des mesures européennes unilatérales peuvent être lancées, mais elles seront difficiles à mettre en œuvre dans la pratique. Le cas de la taxe aux frontières sur le carbone est emblématique. La Commission s’efforcera de formuler une proposition qui soit compatible avec les règles de l’OMC. Toutefois, il est inévitable qu’elle suscite une réaction hostile de la part d’un grand nombre de partenaires commerciaux, à commencer par la Russie et la Chine, mais aussi d’autres pays plus proches de nous.
Dans ces domaines, l’Europe ne part nullement d’une position de faiblesse, mais il existe un besoin évident de négociation internationale et, avant tout, de convergence avec les États-Unis. Tout d’abord, parce qu’ils partagent certaines de nos valeurs, mais aussi parce qu’au moins certaines des technologies que nous voulons réglementer sont entre les mains d’entreprises américaines. La Chine, en revanche, fait face à ces défis sur la base de valeurs complètement différentes et partiellement incompatibles. Que l’on soit ou non un amoureux de la démocratie n’a normalement aucune influence sur la manière dont on définit les paramètres de sécurité d’une voiture. Elle sera, en revanche, décisive pour réglementer l’internet ou l’intelligence artificielle. La collaboration transatlantique pour tenter de définir les nouvelles règles dans des domaines essentiels pour l’avenir de l’économie mondiale est probablement le seul moyen d’empêcher la Chine de devenir le véritable régulateur de l’avenir, à mesure que le centre de gravité économique se déplace vers l’Asie. Avec Biden, nous avons une fenêtre d’opportunité ; il est important de l’exploiter.
L’une des différences les plus frappantes par rapport à la guerre froide est que le poids de l’URSS dans l’économie mondiale était pratiquement nul. En revanche, celui de la Chine est non seulement en pleine croissance, mais son économie est fortement intégrée aux autres pays asiatiques en particulier, mais aussi à l’Europe et aux États-Unis. Le cas des chaînes de production mentionnées précédemment en est l’exemple le plus évident. Pour cette raison, une stratégie visant à découpler nos économies de celle de la Chine serait irréaliste et infructueuse. Premièrement, le coût serait énorme. En outre, la plupart des pays asiatiques, y compris ceux qui s’inquiètent le plus de l’expansionnisme chinois, ne nous suivraient pas. Il est maintenant clair que la tentative brutale de guerre commerciale tentée par Trump a essentiellement échoué. En outre, en partie grâce au fait que l’économie chinoise s’est rapidement remise des effets de la pandémie, le commerce entre la Chine et le reste du monde, y compris avec l’Union et les États-Unis, a recommencé à augmenter à un rythme rapide.
Il existe une autre grande différence avec la période de la Guerre froide. En Europe, la perception commune de la menace et le manque de poids économique de l’adversaire potentiel avaient créé les conditions d’une alliance solide et durable qui nous a finalement permis de l’emporter. Dans ce cas, cependant, il y a deux Asies. Il y a l' »Asie économique ». Elle est fortement interdépendante en son sein et est,de même, très dépendante de la Chine. Le commerce croît fortement, les divers flux d’investissement sont importants, quelle qu’en soit la direction, et les chaînes de production sont fortement intégrées, même avec des pays comme Taïwan, qui devrait a priori être aussi réticent que possible à l’égard de la Chine. Cette interdépendance de l' »Asie économique » se manifeste par une série d’institutions communes et un réseau d’accords commerciaux ; la Chine en fait partie dans certains cas mais pas dans d’autres. L’une des plus graves erreurs de Trump a été d’abandonner le Partenariat transpacifique (TPP), qui regroupait de nombreux pays asiatiques autour des États-Unis, précisément pour contenir la Chine. Ensuite, il y a l' »Asie géopolitique », sur laquelle je reviendrai plus loin, beaucoup plus fragmentée et où il n’y a aucune perspective d’alliance homogène comme celle qui faisait face à l’URSS.
Face à cette situation objective, qui touche une partie importante du commerce international, nous assistons pourtant à un phénomène qui va dans le sens inverse. La confrontation entre la Chine, les États-Unis et, de plus en plus, l’Europe, est essentiellement centrée sur la technologie, considérée à juste titre comme la clé de la suprématie mondiale. Les États-Unis sont clairement déterminés à maintenir la suprématie technologique dont ils jouissent depuis plusieurs décennies. L’Europe, quant à elle, veut rattraper une partie du terrain perdu. En ce qui concerne la Chine, sa stratégie économique se définit désormais comme celle de la « double circulation ». D’une part, cela signifie continuer à participer pleinement à l’économie mondiale ; nous avons tous en mémoire les discours de Xi Jinping à Davos en janvier 2021 en faveur du multilatéralisme. Mais d’un autre côté, la Chine est déterminée à développer son autonomie dans les domaines qu’elle considère comme stratégiques. Dans de nombreux documents officiels, le manque de participation à la révolution scientifique et industrielle est cité comme la raison pour laquelle la Chine a perdu au profit de l’Occident la position prééminente qu’elle avait occupée jusqu’à l’aube de l’ère moderne ; la conséquence en a été le « siècle d’humiliation » au cours duquel le pays s’est retrouvé à la merci des puissances occidentales. Conformément à l’idéologie nationaliste qui prévaut à Pékin, la suprématie technologique est devenue l’instrument de la vengeance.
La manière de concilier ces deux mouvements telluriques – interdépendance difficilement démantelable et compétition pour la suprématie technologique – qui semblent aller dans des directions opposées, sera le principal problème de l’économie mondiale dans les années à venir. Lors de récentes réunions à Cornwall et à Bruxelles, les États-Unis et l’Union européenne ont exprimé leur volonté de travailler ensemble pour contrer le défi technologique chinois. Il reste à voir si les intentions seront suivies d’actes.
Un découplage avec la Chine, même limité à la technologie, aura également des répercussions importantes sur l’ensemble de l’économie numérique, à commencer par la gestion d’internet. Outre les frictions liées au contrôle de la technologie, il existe des facteurs plus politiques liés à la circulation de l’information, à la désinformation et à la mésinformation en tant qu’instruments d’agression, au problème susmentionné de la défense des droits de l’homme et à l’utilisation de la technologie à des fins d’espionnage et de subversion. Bien que de nombreuses personnes, en Europe mais pas seulement, souhaitent continuer à séparer les intérêts et les valeurs dans les relations économiques, cela risque de devenir de plus en plus difficile. Rien ne garantit que l’unité substantielle de l’internet telle que nous l’avons connue puisse perdurer ; après tout, en Chine, en Russie, mais aussi dans d’autres pays, les barrages et les contrôles continuent de se multiplier.
Retour à la géopolitique
Le premier intérêt stratégique de l’Union est la stabilisation et la sécurité de ses frontières. La question qui se pose d’emblée est alors celle des Balkans occidentaux. Après l’effondrement de la Yougoslavie dans les années 1990, ils ont été le théâtre d’un conflit ethnique féroce, le premier en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui se complaisent dans un manichéisme facile sur l’inutilité des interventions militaires occidentales feraient bien de se rappeler que si le conflit a dégénéré dans les horreurs que nous connaissons, ce n’est pas à cause de l’intervention, mais au contraire à cause de l’indécision et des divisions des Européens. L’Europe a réalisé tardivement et en grande partie sous la pression américaine qu’elle devait intervenir. Quand elle l’a fait, son engagement a d’abord été totalement insuffisant ; le massacre de Srebrenica de juillet 1995 est là pour nous le rappeler. En grande partie grâce à l’intervention occidentale, la situation actuelle, bien que loin d’être parfaite, est essentiellement stable.
Il s’agit maintenant de décider des prochaines étapes et, surtout, d’aborder sérieusement la question de l’élargissement. À cet égard, nous pouvons comprendre ceux qui expriment une grande réticence. L’expérience que nous avons eue avec certains pays d’Europe de l’Est, bien que positive d’un point de vue économique, a conduit aux problèmes politiques graves et bien connus. La vérité est que si ce n’était qu’une question d’économie, l’élargissement ne serait pas nécessaire. Nos relations économiques avec la Turquie se sont développées de manière mutuellement satisfaisante, même à une époque où l’adhésion était une perspective lointaine. La raison pour laquelle l’adhésion des pays des Balkans occidentaux (Serbie, Bosnie, Monténégro, Albanie, Kosovo, Macédoine) est importante pour nous est avant tout géopolitique. Nous devons à tout prix empêcher ces pays de tomber dans l’orbite de la Russie. Le souvenir d’une tentative de coup d’État fomentée par la Russie au Monténégro, au moment où l’entrée du pays dans l’OTAN était discutée, est encore vif. En outre, cela reste la principale raison pour défendre l’élargissement déjà réalisé à l’Est, malgré les graves problèmes qu’il a causés. Dans les Balkans, la tâche est encore plus difficile car les conflits ethniques résiduels et les obstacles à la transition vers la démocratie et l’État de droit sont encore plus nombreux. Cependant, il faut trouver une stratégie, nécessairement à long terme mais crédible.
Les difficultés que nous avons rencontrées à l’Est, l’échec de l’adhésion de la Turquie et les problèmes que nous venons d’évoquer avec les Balkans, auraient dû guérir l’Union de la boulimie d’élargissement qui en a fait pendant un temps le seul instrument disponible de sa politique étrangère. Même les impératifs géopolitiques qui jouent en faveur de l’intégration des Balkans occidentaux ont leurs limites lorsque certains États membres invoquent une perspective d’adhésion, même lointaine, pour l’Ukraine et la Géorgie. Il s’agirait de mesures irréfléchies qui compromettraient définitivement toute perspective de détente avec la Russie. Au contraire, il est important que l’Europe et les États-Unis continuent à soutenir plus activement qu’ils ne le font la stabilisation et le renforcement des institutions de ces deux pays et à décourager les tentatives de déstabilisation russes.
L’autre frontière que l’Union doit stabiliser est la frontière sud avec l’Afrique. Il est incontestable que l’Europe a besoin d’une nouvelle politique africaine. L’instabilité dans de grandes parties du continent s’accroît de jour en jour, de même que la pénétration chinoise ainsi que russe. Tout ceci a des conséquences importantes sur l’immigration et l’approvisionnement d’un certain nombre de matières premières. Cependant, une telle discussion nous mènerait très loin. Il est préférable de se concentrer sur ce qui est le plus urgent.
Il y a deux questions en Afrique du Nord qui sont d’une importance vitale pour l’Europe : la Libye et le Sahel. Ils sont liés par l’interconnexion entre la gestion des flux migratoires en provenance d’Afrique subsaharienne, la propagation du radicalisme et du terrorisme islamique et le contrôle d’énormes ressources en hydrocarbures. La Libye est peut-être le plus grave échec européen, plus encore qu’occidental, de ces derniers temps. Elle est imputable d’abord à des décisions françaises tragiquement erronées et ensuite à l’incapacité des deux pays les plus concernés, la France et l’Italie, à établir une stratégie commune, condition préalable à une politique européenne. Il en a résulté une guerre civile dans le pays, une augmentation des flux migratoires, une perturbation des approvisionnements en hydrocarbures et une pénétration accrue du terrorisme islamique dans le Sahel. Une stabilité précaire n’a été atteinte que récemment avec l’intervention de deux puissances extérieures à la zone, la Russie et la Turquie, toutes deux hostiles aux intérêts européens. Pour réparer ces très graves erreurs, il faudra du temps, de la patience et une cohésion franco-italienne retrouvée. Au Sahel, la définition d’une stratégie concerne d’abord la France, mais c’est aussi, désormais, la responsabilité de l’ensemble de l’Europe. Il reste à voir quelles leçons nous pourrons tirer de l’échec dans le lointain Afghanistan que nous venons de quitter, afin de mieux aborder le problème de l’Afghanistan à notre porte. Il s’agit d’une question à propos de laquelle nous pouvons demander de l’aide aux Américains, mais que nous devons, dans une large mesure, régler nous-mêmes.
L’autre question importante en Méditerranée est celle de la Turquie. L’éloignement de la perspective d’adhésion, que toutes les personnes sensées considèrent désormais comme acquis, nous a en fait laissés sans politique claire en ce qui concerne ce pays. Un certain nombre de comportements font de la Turquie une puissance presque hostile : agression contre les intérêts légitimes de deux États membres en Méditerranée orientale (Grèce et Chypre), intervention en Libye, actions de déstabilisation au Moyen-Orient et recours systématique au chantage pour contrôler les flux migratoires en provenance de Syrie. À cela s’ajoutent la forte involution autoritaire du régime et l’accentuation des composantes islamistes ; peut-être plus grave encore, une ingérence croissante dans la vie des communautés musulmanes (pas seulement d’origine turque) en Europe, y compris l’encouragement du radicalisme dans les mosquées. Face à ces problèmes, la Turquie reste un partenaire économique important et un accord sur le contrôle des flux migratoires est dans notre intérêt. La dimension bilatérale n’est pas la seule. La Turquie est un membre de l’OTAN, mais ces derniers temps, elle s’est aussi ostensiblement rapprochée de la Russie dans ses achats d’armes et agit au Moyen-Orient d’une manière qui n’est pas coordonnée avec les intérêts occidentaux. Elle se définit ainsi toujours comme une défenseure des Frères musulmans et des mouvements islamistes les plus extrêmes, dont le Hamas. Nous avons donc un intérêt commun évident avec les États-Unis.
La nécessaire remise en question par l’Europe et les États-Unis de leur politique à l’égard de la Turquie ne peut se fonder que sur un constat : la fin irréversible de l’évolution vers une » Turquie européenne « , qui a toujours été plus illusoire que réelle et inspirée par une mauvaise interprétation de ce que voulait Atatürk. Même si un jour la page de l’autoritarisme et des ambitions néo-ottomanes d’Erdogan se refermait, le pays aura tout de même pris sa propre voie indépendante. Une nouvelle politique occidentale qui veut maintenir la Turquie aussi proche que possible de l’OTAN et de l’Europe devra tenir compte de cette Turquie réelle et non de celle imaginaire. S’il est important de clarifier les ambiguïtés existantes dans le comportement européen et de renforcer la coordination avec les États-Unis, le levier le plus efficace à notre disposition est économique et financier. Comme c’est souvent le cas avec les autocrates, l’aventurisme d’Erdogan en matière de politique étrangère l’a poussé à s’exposer bien au-delà des capacités réelles de son pays. L’économie de la Turquie est assez moderne et productive, et fortement intégrée à la nôtre. Erdogan n’a pu maintenir le consensus qu’en garantissant à de larges secteurs de la population, surtout en Anatolie, un développement économique rapide. Ces derniers temps, son imprudence et sa gestion irresponsable de la politique monétaire ont entraîné une explosion des dépenses publiques, le retour de l’inflation et la spirale des dévaluations monétaires qui caractérisaient des époques qui semblaient dépassées. L’économie turque n’a pas la capacité structurelle de s’enfermer dans le nationalisme et ne peut progresser à long terme sans l’injection de capitaux, de technologies et d’investissements européens.
La question du rôle de l’Union au Moyen-Orient et dans le conflit israélo-palestinien est particulièrement difficile à aborder. Dans ce cas notre attitude est conditionnée par des facteurs émotionnels et en même temps par une impuissance objective. D’une part, la nature du conflit a fait des États-Unis, avec, dans une moindre mesure, la Russie (anciennement l’URSS), les seules puissances capables d’influencer les événements. Au fil des années, les États-Unis, poussés par un fort consensus interne, ont assumé le rôle de principal protecteur d’Israël et donc de seul pays capable d’influencer sa politique. D’autre part, la naissance d’Israël est le résultat de la Shoah, le grand crime européen du siècle dernier ; l’instabilité chronique du Moyen-Orient est également l’héritage du condominium anglo-français qui a suivi l’effondrement de l’Empire ottoman. Il n’est donc pas surprenant que la position européenne, toujours conditionnée par différentes sensibilités et émotions, soit difficile à définir. Dans ces conditions, la contribution européenne a toujours été d’agir en contrepoint des initiatives américaines, en les soutenant également par des interventions financières importantes, mais à partir d’une position plus équidistante et plus sensible au problème palestinien. Un rôle qui peut être utile lorsque les conditions du dialogue sont favorables, comme cela a parfois été le cas pour l’activité du « Quartet » qui comprend, outre l’Union, les États-Unis, la Russie et l’ONU. Elle l’est beaucoup moins lorsque, comme c’est le cas actuellement, les armes parlent et les positions ne sont pas conciliables. Les obstacles croissants, voire la disparition, de l’hypothèse d’une paix à « deux États », qui a longtemps été la bannière de l’Europe, nous placent dans une position particulièrement difficile. Au Moyen-Orient, toutefois, l’Union conserve un rôle diplomatique important dans la tentative de M. Biden de renouer des contacts avec l’Iran.
La question russe
L’autre question importante dans notre voisinage est la Russie. La détérioration des relations au cours des dernières années n’a pas besoin d’être détaillée. Entre les assassinats d’opposants sur le territoire européen, la désinformation constante sur les réseaux sociaux, l’ingérence dans les campagnes électorales en Europe et en Amérique, les cyberattaques contre des installations publiques et privées dans divers pays européens et les fréquentes provocations militaires à l’égard des pays baltes, la liste est longue. Avant tout, il y a eu les agressions, d’abord contre la Géorgie, puis contre l’Ukraine avec l’annexion unilatérale de la Crimée et l’alimentation d’une guerre civile qui dure toujours.
La question spontanée est : que veut la Russie ? La réponse n’est finalement pas très difficile à trouver. Son incapacité à évoluer vers une démocratie libérale de type occidental est l’une des grandes désillusions de l’après-guerre froide, ainsi qu’une leçon pour ceux qui pensent que la démocratie et l’économie de marché peuvent être facilement exportées vers des pays presque totalement dépourvus de cette mémoire historique. La propagande russe rend les erreurs occidentales responsables du revirement décidé par Poutine. Qu’il y ait eu des erreurs est plus que probable. Toutefois, comme cela arrive toujours dans les grands pays, le moteur de l’évolution a été interne. Arrivé au pouvoir, Poutine a décidé que pour stabiliser une nation en proie au chaos, il était nécessaire de puiser dans les racines de l’histoire russe et de recourir à trois mots magiques qui en font partie : Autocratie, Nationalisme et Orthodoxie. Il a réussi à fédérer une grande partie du pays autour de ces mots, mais le détachement de l’Occident était le prix à payer, inévitablement. Le nationalisme, c’est aussi tenter par tous les moyens de reconstituer une sphère d’influence dans ce qui fut l’empire soviétique, dont l’effondrement a été qualifié par Poutine de « plus grand malheur du XXe siècle ». Avec son attrait économique, idéologique et aussi politique, l’Union est nécessairement un adversaire. L’élargissement de l’OTAN et de l’Union vers l’est pour inclure les pays baltes a été une pilule très dure à avaler. La perte de l’Ukraine et de la Géorgie serait insupportable. Les ambitions de Poutine ne se limitent pas à l’Europe. En exploitant certaines erreurs américaines et européennes, il a rétabli des positions d’influence en Syrie et maintenant en Libye.
Si la Russie s’est ouverte au reste du monde, son poids économique, hormis l’énergie, reste marginal. Son PIB est inférieur à celui de l’Italie, le pays a une population en déclin, une économie stagnante et est technologiquement en retard. En définitive, la véritable faiblesse de Poutine réside dans la contradiction entre le besoin de modernisation, qui nécessiterait un lien fort avec l’Occident et surtout avec l’Europe, et le piège nationaliste dans lequel il s’est mis. L’un des facteurs qui consolident son pouvoir est le réseau d’oligarques proches du Kremlin qui contrôlent une grande partie de l’économie à condition d’être absolument loyaux envers le dirigeant ; ce n’est certainement pas un système propice à la modernisation. Les sanctions adoptées à la suite de l’annexion illégale de la Crimée ne sont pas particulièrement étendues, mais elles contribuent à priver la Russie de ressources qui lui seraient très utiles. Le chantage à l’exportation de gaz, qui est parfois mentionné, peut avoir une certaine importance à court terme, mais à long terme c’est une arme émoussée. Après tout, au fur et à mesure que notre transition climatique se précise, la Russie aura besoin d’exporter du gaz plus que nous n’aurons besoin d’en importer. C’est pourquoi il est important de trouver une solution rapide au problème du gazoduc Nordstream 2, qui complique les relations au sein de l’Union et entre l’Union et les États-Unis. Son importance stratégique, tant d’un point de vue positif que négatif, est en fait moins importante qu’on ne le croit. Il ne devrait pas être impossible, et il devrait également être dans l’intérêt de l’Allemagne, de trouver une solution de compromis qui contienne des clauses sur la réversibilité des contrats et préserve les intérêts de pays tels que les États baltes, la Pologne et l’Ukraine qui risquent d’être lésés. Après trop d’hésitations, c’est la voie qu’emprunte le gouvernement allemand.
La faiblesse économique ne doit cependant pas faire oublier que la Russie conserve une force militaire considérable, tant nucléaire que conventionnelle, renforcée et modernisée par Poutine après les preuves médiocres apportées lors de l’attaque de la Géorgie. Elle dispose, de plus, d’une diplomatie expérimentée et dynamique, également héritée de l’URSS, capable d’initiatives sans scrupules qui prennent souvent les Européens et les Américains par surprise. Ses succès en Syrie et, plus généralement, au Moyen-Orient en sont la preuve. Une préoccupation répandue est que le désaccord avec l’Europe et l’Occident pourrait conduire la Russie à une alliance stable avec la Chine. Les deux pays ont en effet des points communs. Ce sont toutes deux des autocraties déterminées à contester la suprématie de l’Occident et convaincues de son déclin imparable. Cela a récemment conduit à un rapprochement visible entre eux, qui s’est traduit par des votes conjoints aux Nations unies et même quelques manœuvres militaires conjointes dans le Pacifique. Les tactiques adoptées dans la confrontation avec l’Occident sont également similaires. Conscients qu’au moins pour le moment, l’Occident est plus fort, ni la Chine ni la Russie ne donnent l’impression de chercher un conflit ouvert. Il s’agit plutôt d’une provocation constante et d’une friction agressive, destinées à tester la volonté de résistance et de réaction des Européens et des Américains ; l’objectif, au-delà des gains marginaux qui peuvent être réalisés, est plutôt de montrer aux opinions publiques de le leurs propres pays et à celles des pays émergents où se trouve l’avenir.
Beaucoup ont noté le récent parallélisme entre l’augmentation de la pression militaire russe en Ukraine et la pression chinoise sur Taïwan. Les récents événements en Afghanistan offrent à la Russie et à la Chine une grande opportunité d’influencer le pays et de profiter de la défaite de l’Occident, mais les exposent au risque d’importer l’instabilité. Toutefois, les intérêts des deux pays en Asie centrale sont potentiellement divergents. Rien n’indique jusqu’à présent que les conditions d’une véritable alliance existent. Dans une telle perspective, la Russie serait sans doute le partenaire le plus faible. Sur le plan économique également, à part le gaz russe, ils n’ont pas grand-chose à s’offrir mutuellement ; les complémentarités mutuelles en matière de technologie sont par exemple limitées. En outre, la convergence se manifeste par des actions parallèles hostiles à l’Occident, mais pas par des actes clairs de soutien mutuel. La Chine n’a jamais approuvé l’annexion de la Crimée et il en va de même pour la Russie en ce qui concerne l’expansionnisme chinois en mer de Chine. La relation russo-chinoise doit donc être suivie de près, mais le danger n’est certainement pas tel que nous devions faire des concessions à l’une ou à l’autre qui seraient sans réelle contrepartie.
La sensibilité des pays de l’Union à l’égard de la question russe est nécessairement variable ; elle ne peut pas être la même selon que l’on se trouve à Lisbonne, à Tallinn ou à Varsovie. Cela a entraîné des incertitudes et des frictions périodiques. La dernière en date est la récente initiative franco-allemande visant à proposer la reprise des rencontres au sommet entre Poutine et l’Union, sans préparation et sans en expliquer les objectifs. Toutefois, l’existence de ces frictions ne doit pas masquer l’unité substantielle que l’Union a maintenue depuis la crise ukrainienne. De plus, avec l’OTAN, nous avons réagi aux provocations envers les pays baltes. Cette unité substantielle a été obtenue avant tout grâce à l’action de synthèse d’Angela Merkel, qui a su surmonter les résistances internes et maintenir ouvert le dialogue avec Poutine tout en consolidant une ligne ferme au sein de la communauté européenne. Certains diront que les résultats sont maigres. Certes, Poutine ne s’est pas retiré de la Crimée, le problème ukrainien n’est pas résolu et sa popularité à l’intérieur du pays est toujours forte, même si elle est moindre que par le passé. Sommes-nous pourtant sûrs qu’il s’agissait véritablement de nos objectifs ? En particulier, pensions-nous que nous pourrions espérer provoquer un changement de régime en Russie ? Comme à l’époque de la guerre froide, bien que dans des conditions très différentes, la nôtre est une opération de dissuasion. Il s’agit de convaincre la Russie que l’agression ne paie pas et que nous ferons ce qui est nécessaire pour protéger nos frontières ; une opération qui devrait également inclure la Méditerranée.
Est-il possible de fixer des objectifs plus ambitieux ? On entend périodiquement parler d’une remise à zéro des relations avec la Russie : la recherche d’une forme d’accord global qui pourrait réduire les tensions. Ce serait bien, mais il n’y a aucune base pour cela. Nous ne pouvons pas donner à Poutine ce qu’il veut : la reconnaissance d’une sphère d’influence. Il ne peut pas nous donner ce que nous souhaiterions : une cessation des actes agressifs, car sa base nationaliste considérerait cela comme une manifestation de faiblesse. En outre, aucune des deux parties ne pourrait avoir la certitude que les engagements seraient tenus. Si un accord global avec la Russie n’est pas envisageable, le dialogue doit au contraire se poursuivre, afin de trouver, dans la mesure du possible, des points de consensus sur des questions spécifiques d’intérêt commun. Un exemple est clairement l’effort conjoint pour renouer les fils des négociations entre les États-Unis et l’Iran. Enfin, l’implication des États-Unis est essentielle dans cette affaire pour un certain nombre de raisons, notamment le fait que sans eux, même un accord entre Européens devient plus difficile. Il faut toutefois tenir compte de l’inévitable asymétrie qui en découle. Cette asymétrie est non seulement politique et militaire, en faveur des États-Unis, mais aussi économique et commerciale, puisque les intérêts européens en Russie sont clairement supérieurs à cet égard. Peu d’autres questions comme celle de la Russie nécessitent donc la recherche d’une synthèse entre la quête d’autonomie européenne et la cohésion du lien atlantique.
Retour à la Chine, ou plutôt à l’Indopacifique
La « question chinoise » définira le restant de ce siècle, comme la « question allemande » avait défini la première moitié du siècle dernier. En déduire qu’il nous faut une « politique chinoise » est donc vrai mais en partie trompeur. En fait, pour traiter le problème de la Chine, il est également nécessaire d’élaborer une politique pour l’indopacifique. Depuis un certain temps déjà, les États-Unis consacrent beaucoup d’énergie à en discuter. Comme toutes les grandes questions, pour être la base d’une politique efficace, le consensus doit être large et tel qu’il puisse résister aux alternances électorales dans le temps ; pour le moment, ce consensus n’est que partiel. Tout d’abord, il existe un accord sur le fait que si la Chine est le principal défi stratégique du pays, cela ne signifie pas qu’il faille oublier l’Europe comme certains le craignent. La principale raison pour laquelle les États-Unis nous demandent un effort de défense plus important n’est pas de rééquilibrer la charge, mais de pouvoir consacrer davantage de ressources américaines à l’Asie sans affaiblir la défense de l’Europe. En outre, il y a accord sur toutes les raisons (dont certaines ont déjà été mentionnées) pour lesquelles le problème de la Chine ne ressemble pas à la Guerre froide avec l’URSS. Enfin, malgré l’intempérance de Trump, la confrontation économique est, comme nous l’avons vu, axée sur la technologie. Pour le reste, beaucoup reste à définir sur le plan stratégique, politique et militaire.
J’ai parlé plus tôt de l' »Asie économique ». Il y a ensuite « l’Asie stratégique ». C’est peut-être là que réside la plus grande différence avec la confrontation que nous avons eue avec l’URSS. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe occidentale était un ensemble de nations unies par un désir de réconciliation après des siècles de guerres sanglantes et par le projet de construire ensemble des démocraties stables. L’intégration européenne est le couronnement de cette volonté. Rejoindre l’alliance avec les États-Unis pour résister à la menace soviétique en était le complément naturel. Rien de tout cela ne se passe en Asie. Presque tous les pays de la région craignent l’expansion de la Chine, avec laquelle beaucoup ont également des différends territoriaux, mais leurs relations avec les États-Unis sont compliquées et d’intensité variable. Ils souhaitent tous une présence américaine dans la région, mais sans nécessairement aller jusqu’à une alliance militaire. Il y a des alliés de longue date, comme l’Australie ou la Corée, et des anciens ennemis avec lesquels la réconciliation est récente, comme le Vietnam. Enfin, les pays de l’Indo-Pacifique sont entre eux loin de la réconciliation qui a été réalisée en Europe. Les vieilles rivalités ethniques et politiques sont encore vivaces, notamment en ce qui concerne l’impérialisme japonais du siècle dernier ; les crises périodiques avec la Corée en témoignent. Rien de tel que la réconciliation franco-allemande n’a eu lieu en Asie. L’Amérique y joue donc un jeu beaucoup plus complexe qu’en Europe.
La première question qui vient à l’esprit de tous est de savoir quels sont les objectifs de la politique chinoise. Il est certain que la Chine a définitivement abandonné non seulement l’isolement traditionnel de l’ère impériale, mais aussi la concentration exclusive sur le développement interne qui a caractérisé la première phase du post-maoïsme et les réformes de Deng. La confrontation avec l’Occident n’est pas idéologique comme c’était le cas avec l’URSS. Son moteur est le nationalisme, qui repose sur la conviction du déclin du modèle occidental et de la supériorité du modèle chinois spécifique que le parti est en train de construire, sans toutefois chercher à le proposer ou à l’imposer aux autres pays comme le faisait l’URSS. Ce même nationalisme se nourrit de l’envie de sortir du « siècle de l’humiliation » et rétablir la puissance chinoise dans le monde. Outre la pénétration économique, l’exploitation du sentiment anti-occidental est la principale arme de la puissance douce chinoise. Dans un groupe de pays émergents où la mémoire historique du passé colonial est encore vive, le message a un certain attrait. Il existe des phénomènes qui peuvent paraître surprenants. Alors que de nombreux pays occidentaux se sont mobilisés contre la répression des Ouïghours du Xinjiang, la passivité de la quasi-totalité des pays à majorité musulmane est difficile à comprendre. Il existe également de nombreux cas d’expulsion de réfugiés vers la Chine.
Toutefois, si les États-Unis n’ont pas en Asie une alliance comparable à celle de l’Europe, le réseau américain est plus étendu et plus solide que le réseau chinois. La Chine n’a pas d’alliés, et fondamentalement, à l’exception du Pakistan, de la Corée du Nord et peut-être du Cambodge, pas d’amis non plus ; seulement des pays qui établissent des liens économiques par intérêt et tentent d’éviter à la fois les conflits et une trop grande proximité. La « Nouvelle route de la soie » (BRI), qui s’accompagne d’investissements colossaux, est donc perçue avec une faveur qui tend toutefois à s’estomper lorsque les aspects négatifs apparaissent : crainte de tomber dans le « piège de la dette », phénomènes de corruption, mauvaise qualité des travaux financés, arrogance et souvent racisme des fonctionnaires chinois chargés de l’exécution. Plus récemment, la Chine a accentué la brutalité et le nationalisme avec lesquels elle réagit à tout comportement des pays étrangers qui peut être considéré, même de loin, comme hostile ; on l’a appelée la diplomatie du guerrier loup, d’après le titre d’un film d’action très populaire en Chine, qui est loin de la diplomatie tranquille, conciliante et discrète inaugurée à l’époque de Deng. On disait autrefois que « l’Allemagne fonde sa diplomatie sur la force, tandis que l’Italie fonde sa force sur la diplomatie ». Incapable de rassembler de nombreux alliés ou même de nombreux amis, mais efficace pour se faire de nouveaux ennemis, la Chine semble ne réussir ni l’un ni l’autre.
Il n’en reste pas moins que le pays est incontestablement sur la voie de l’expansion, sur les plans économique, politique et militaire. Même s’il est difficile de faire une évaluation précise sur la base des données disponibles, les estimations généralement fiables de l’IISS, dans son Strategic Balance annuel, à Londres indiquent un développement impressionnant de son potentiel militaire, nucléaire, des nouvelles cybernétiques, spatiales et conventionnelles au cours des dernières décennies. La Chine a également développé une flotte en haute mer et a commencé à établir des bases militaires en Afrique ; des navires chinois ont d’ailleurs été vus en Méditerranée. Le potentiel militaire chinois est donc impossible à définir comme défensif. Pour l’instant, cela se traduit par une pression croissante sur ses voisins et sur la mer de Chine, qui est désormais considérée comme « sa chose », ainsi que sur l’Inde.
Se demander quel est l’objectif final de la Chine n’a pas beaucoup de sens. Aucun des grands empires dont nous avons la mémoire, qu’il s’agisse des empires romain ou britannique ou de l’actuelle hégémonie américaine, n’a été le résultat d’un dessein préétabli ; ils ont plutôt été le fruit d’une logique expansive alimentée par un ensemble de circonstances favorables. Certains comparent le comportement actuel de la Chine à celui de l’Allemagne wilhelminienne à la fin du XIXe siècle. Sur la base des chiffres, le déséquilibre entre le potentiel militaire américain et chinois est encore immense. Toutefois, il s’agit encore d’une évaluation partielle. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure les nouvelles technologies, qui n’ont été jusqu’à présent que très peu testées sur le terrain, peuvent modifier l’équilibre stratégique sur un théâtre particulier comme la mer de Chine.
Dans ces conditions, la stratégie des États-Unis et de l’Occident n’est pas facile à définir. En substance, il s’agit de concilier trois exigences. La première, qui a été évoquée, consiste à gérer au mieux le découplage technologique.
La deuxième est d’être crédible pour dissuader l’expansionnisme chinois. Comme nous avons pu le constater avec la Russie, mais de manière beaucoup plus efficace, la Chine semble mettre en œuvre une stratégie consistant à éviter un conflit ouvert, mais également à maintenir la pression par des provocations limitées mais constantes. Tout cela en parallèle et en coordination constante avec la stratégie économique déjà mentionnée. L’objectif est de tester la résistance des voisins et surtout la détermination des Américains à continuer à jouer un rôle dans le Pacifique. Dans ces conditions, les États-Unis doivent éviter que la confrontation ne dégénère en un affrontement ouvert qui aurait des conséquences désastreuses, le « piège de Thucydide », mais aussi rassurer les pays de la zone sur le sérieux de leur engagement. En substance, il s’agit à nouveau d’un jeu de dissuasion, mais dans des conditions plus compliquées que celles qui se sont présentées avec l’URSS. On écrit beaucoup ces jours-ci sur les effets que le drame afghan aura sur la crédibilité de la stratégie américaine en Asie. Les conditions humiliantes dans lesquelles s’est déroulé le retrait érodent inévitablement le prestige américain. C’est certainement la conclusion potentiellement dangereuse que les Chinois en tirent. Il est possible, mais moins certain, que les « alliés » fassent également une analyse similaire ; certains pourraient conclure que le retrait d’Afghanistan renforce l’engagement en Asie.
La troisième exigence est de donner une structure plus cohérente et plus stable au réseau complexe d’alliances et de relations que les États-Unis entretiennent dans la région. Certains sont des alliés bilatéraux, comme la Corée ou les Philippines. Une alliance plus complexe (QUAD) est en cours de formation avec le Japon, l’Inde et l’Australie. Il y a maintenant AUKUS, sur lequel je reviendrai. Avec d’autres pays, les relations sont variées, parfois chargées de souvenirs difficiles, comme dans le cas du Vietnam. Une complication est que, contrairement à l’Europe, les relations des États-Unis avec les pays de la région manquent de ciment idéologique ; l’Asie est loin d’être le continent de la démocratie.
Outre la complexité des relations avec des « alliés » qui ne le sont pas vraiment, ou peut-être précisément à cause de cela, les États-Unis doivent être en mesure d’établir au moins tacitement avec la Chine des « règles du jeu » afin d’éviter que des malentendus mutuels ne conduisent à des accidents irréparables. Cela a été fait à l’époque de l’URSS et a permis d’éviter un certain nombre de catastrophes.
Le cas de Taïwan est probablement le plus délicat et aussi le plus dangereux. Ce qui est probablement le centre névralgique d’où pourrait naître un éventuel conflit est actuellement le domaine du « non-dit ». Lors de la normalisation des relations avec l’Occident, Pékin a obtenu la reconnaissance du principe de l’appartenance de Taïwan à la Chine, mais s’est engagé tacitement à ne pas exercer sa souveraineté. Les États-Unis n’ont pas conclu d’alliance formelle avec Taïwan, mais garantissent officieusement son intégrité. Entre-temps, cependant, Taïwan a cessé d’être une petite île refuge d’exilés pour devenir une démocratie fonctionnelle et même une puissance économique, ayant des liens économiques importants avec le continent. Lorsque l’optimisme était encore à la mode, on aurait pu penser que l’expérience de Hong Kong pouvait être reproduite à Taïwan : une Chine, deux systèmes. La répression à Hong Kong a tragiquement anéanti cette perspective. La situation à Taïwan est donc précaire. Un peu comme Berlin pendant la guerre froide, mais en pire : très difficile à défendre en cas d’attaque, mais un test fondamental pour la crédibilité américaine. Biden hésite à rendre l’engagement américain clair et sans équivoque afin de ne pas donner à la Chine un prétexte à l’escalade. Peu de personnes à Washington pensent qu’une invasion soit probable de sitôt, mais la plupart sont convaincues que Xi est aussi captif de ses promesses de réunir l’île avec la mère patrie avant la fin de son mandat ; celui-ci est désormais sans échéance, mais Xi a néanmoins 68 ans. Pour l’heure, il est plausible qu’il continue, comme il le fait déjà, à accroître progressivement la pression politique, économique et militaire sur Taïwan, mais l’avenir demeure incertain. La question n’est pas « si », mais « quand ».
Si ce tableau peut sembler sombre, il y a aussi le revers de la médaille. Comme on a pu l’écrire, « la Chine ne mesure pas trois mètres de haut ». Malgré ses succès, le pays connaît de nombreux problèmes. Internes, d’abord et avant tout. Le déclin démographique, qui n’est pas réversible pour l’instant, limitera les possibilités de croissance dans les prochaines décennies et affaiblira le filet de sécurité sociale traditionnel fourni par la famille. Même si le consensus national est encore très élevé, il existe des problèmes structurels majeurs et de nouvelles tensions sociales qui s’aggraveront lorsque la population vieillissante devra compter avec l’absence de protection sociale adéquate. Le modèle de développement économique et industriel a bien fonctionné jusqu’à présent, mais il existe certains problèmes typiques de la tentative de concilier capitalisme et dirigisme dans une économie qui veut entrer dans une phase de fort développement technologique.
Lorsque le succès conduit à l’internationalisation d’une entreprise, il y a inévitablement un conflit entre le désir du parti de garder le contrôle et la stratégie de l’entreprise elle-même ; la disgrâce de Jack Ma, fondateur d’Alibaba, en est l’épisode le plus connu, mais pas le seul.
L’énorme pouvoir acquis par les grandes entreprises multinationales de l’économie numérique pose un problème à tous les gouvernements. La différence est qu’en occident, nous nous efforçons d’intervenir pour garantir la concurrence et le respect des règles démocratiques, tandis que pour des autocraties l’objectif est de rétablir le contrôle du pouvoir politique. Il est difficile de croire que ceci soit sans effet sur le dynamisme et la capacité d’innovation des entreprises chinoises.
Il existe également de grandes lacunes dans le développement technologique, par exemple en matière d’intelligence artificielle. Certaines d’entre elles sont dues au faible développement de la recherche fondamentale, où l’excellence occidentale reste incontestée. Cela pose notamment le délicat problème des liens qui s’établissent entre les entreprises d’État chinoises et les prestigieuses universités américaines et européennes. Il faut enfin rappeler la bulle immobilière mal gérée par un système financier inefficace, dont la crise actuelle d’Evergrande est un exemple éclatant. Il est donc loin d’être certain que la politique de « double circulation » inaugurée par Xi Jinping parviendra à mener la Chine à la suprématie technologique.
La compétition à la fois économique et géopolitique qui s’est instaurée entre les États-Unis et la Chine ne doit pas faire oublier qu’il y a également des cas d’intérêt commun. Les deux exemples les plus évidents sont la lutte contre le terrorisme international et le changement climatique. Il faut donc veiller à ce que la confrontation n’empêche pas le dialogue.
Et qu’en est-il de l’Europe dans tout cela ? La réponse la plus courante est qu’elle est divisée. À première vue, c’est vrai, mais la réalité est plus complexe et varie selon que l’on regarde l’image ou le film. Dans l’évolution de la position européenne, on peut distinguer trois phases, qui ne sont pas fondamentalement différentes de ce qui s’est passé aux États-Unis. Le premier était l’optimisme, avec l’explosion des relations économiques et commerciales qui en a résulté, suivi d’une désillusion. Le second était l’apparition de risques inhérents à l’intensification des relations économiques et aux distorsions de la concurrence. Le troisième est la prise de conscience de l’existence de risques stratégiques. Compte tenu de l’asymétrie entre l’Europe et les États-Unis, il n’est pas surprenant que le processus américain, qui n’est pour autant pas encore achevé, ait été plus rapide que le nôtre. L’Union, en partie pour des raisons institutionnelles sur lesquelles je reviendrai dans un instant, est un convoi dont le désordre apparent cache parfois le mouvement. Les attitudes ont beaucoup changé ces dernières années. Il existe aujourd’hui un consensus assez large sur l’analyse des relations économiques et les conséquences à en tirer. Il est toutefois plus complexe de surmonter le réflexe d’éviter autant que possible la dimension sécuritaire. Cette étape devra également être franchie, même si la maturation dans des pays comme l’Allemagne, qui ont des intérêts économiques importants en Chine, est nécessairement lente.
Ce processus de lente convergence entre Européens et Américains en attendant que la stratégie américaine se précise a été déstabilisé par la création d’AUKUS (l’alliance entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume Uni) et par l’annulation du contrat de fourniture de sous-marins français à l’Australie. L’épisode appelle à deux lectures importantes et difficiles à concilier. En premier lieu il s’agit, dans la forme et sur le fond, d’une entorse grave aux règles qui doivent exister entre alliés. Ceci est d’autant plus important que la France peut légitimement revendiquer le rôle de puissance du Pacifique du fait des territoires qu’elle y détient ainsi que de sa présence militaire limitée mais réelle.
La réaction française est donc justifiée. Elle a par ailleurs été accompagnée par de nombreuses expressions de solidarité d’autres pays européens ainsi que de la Commission.
La deuxième lecture est plus complexe. AUKUS représente un pas supplémentaire dans la construction de ce réseau d’alliance que les USA cherchent à construire comme éléments de dissuasion de la menace chinoise. C’est un pas important à cause du poids et de la position géographique de l’Australie. Il s’agit toutefois de voir comment réagiront les autres pays intéressés. Certains, comme le Japon, ont réagi favorablement ; d’autres, comme l’Indonésie, d’une façon plus mitigée. Un rôle crucial sera celui du Quad, l’alliance non formalisée qui regroupe, outre les USA et l’Australie, le Japon et l’Inde. Le chemin entrepris par les États-Unis n’est pas dépourvu de difficultés ; des mesures de caractère militaire sont nécessaires, mais elles doivent être intégrées dans une stratégie d’ensemble. Toutefois, la voie est tracée. Une erreur d’analyse qu’on voit dans la presse européenne et dans certaines déclarations politiques, est d’interpréter tout cela comme une manifestation de solidarité anglo- saxonne. C’est le cas des trois pays réunis dans AUKUS, mais la logique de la stratégie américaine va nécessairement au-delà de « l’Anglosphère ».
Si la France a raison d’être offensée, il faut toutefois admettre qu’une présence géographique ne constitue pas encore une stratégie ; une politique d’exportation d’armements ne l’est pas non plus. Or se questionner sur la stratégie de la France dans le Pacifique est légitime. Veut-elle se poser en médiateur entre les États-Unis et la Chine ? Pense-t-elle à déployer une stratégie parallèle et inévitablement concurrente à celle des États-Unis, avec d’autres alliés ? Et si oui, lesquels ? Tout ceci n’a pas beaucoup de sens, d’autant plus que les analyses françaises sur la menace chinoise rejoignent en grande partie celles d’outre Atlantique. L’intérêt de la France est donc d’être un acteur important dans le cadre d’une stratégie occidentale. Ne pas l’avoir compris est une erreur grave que Biden aurait dû éviter. Mais la France est également coupable d’avoir fait planer un certain flou artistique sur le sens de ses objectifs dans le Pacifique. Maintenant, et malgré les signaux de détente entre Biden et Macron, tout devient plus difficile et il faut espérer que tout soit fait pour remettre les relations sur les rails.
Et l’Europe dans tout cela ? La plupart des membres de l’Union a manifesté une solidarité à l’égard de la France et à cette occasion a évoqué le concept d’autonomie stratégique. En vérité ce beau consensus cache toutes les ambiguïtés dont j’ai déjà parlé. Une motivation de la réaction des autres Européens est la crainte que le manque de respect manifesté à l’égard de la France fasse partie d’un manque d’intérêt vers l’Europe et vers l’OTAN, ce qui est l’obsession de beaucoup d’entre eux. La solidarité à l’égard de la France a d’ailleurs été accompagnée par l’invitation à ne pas augmenter la tension. Par exemple, beaucoup d’Européens se sont opposés à la demande française d’annuler la première réunion du dialogue sur la technologie et le commerce qui avait été décidé lors du voyage de Biden en Europe.
En vérité, si la stratégie de la France dans l’Indo-Pacifique est ambiguë, celle de beaucoup d’autres pays et notamment de l’Allemagne, semble encore fondée sur l’illusion de pouvoir gérer des relations économiques compliquées avec la Chine sans devoir se préoccuper des implications géopolitiques. C’est comme s’il existait deux occidents. L’un est centré sur l’Europe et structuré autour de l’OTAN. L’autre est centré sur l’Asie et fait l’objet d’une politique américaine dans laquelle l’implication des Européens ne peut être que marginale. Tout ceci est irréaliste. Si sa contribution à la sécurité militaire de l’Indo-Pacifique ne peut être que modeste, l’Europe ne pourra néanmoins pas éviter d’être rattrapée par les tensions asiatiques et par d’autres conséquences de l’expansion de la Chine.
Beaucoup d’Européens, quand il s’agit d’Indo-Pacifique, vivent dans une situation de déni. Le cas de Taiwan est à cet égard exemplaire, avec la réticence même de se poser la question de l’avenir d’un régime démocratique et d’une économie prospère qui compte 25 millions d’habitant ; pour la mémoire, presque la moitié plus de ceux que comptait la Tchécoslovaquie en 1938. Par coïncidence, la Commission a publié un rapport très attendu sur la stratégie de l’Union dans l’Indo-Pacifique le jour même de l’annonce de l‘alliance AUKUS. Il s’agit d’un texte intéressant qui exprime clairement et parfois avec force les objectifs européens en matière de multilatéralisme, de changement climatique et de respect des droits de l’homme, mais qui devient flou dès qu’il s’agit d’aborder les questions de sécurité liées aux comportements de la Chine. Tout comme les États-Unis, dans la définition de sa politique chinoise l’Union jongle avec trois mots : coopération, compétition, rivalité mais ne s’efforce d’être précise que sur les deux premiers.
Ce comportement européen encourage, encore plus que les ambiguïtés françaises, l’aspect le plus inquiétant des fautes commises par Biden : traiter l’Europe comme si elle n’était qu’un puissance régionale.
Défense
Dire que la défense est le point faible de l’Union est une affirmation presque banale. Comme on l’a déjà dit, il n’y a aucune raison matérielle pour que l’Europe ne dispose pas d’un potentiel militaire à la hauteur de ses ambitions. Le problème réside dans le caractère embryonnaire de sa politique étrangère, dans le manque de légitimité politique de ses institutions et dans les profondes différences qui existent encore dans la perception de l’importance de la question par l’opinion publique ; différences qui sont encore l’héritage des effets traumatisants de deux guerres mondiales. Tout cela est compliqué par les doutes encore non résolus sur la relation entre le développement d’une capacité de défense européenne et l’OTAN. Dans l’attente de progrès sur ces fronts, et avec des pays dont les ressources sont largement engagées dans un processus complexe de transformation économique et sociale, les ambitions ne peuvent être que limitées et inspirées par un grand pragmatisme. Parler aujourd’hui d’une « armée européenne » est irréaliste et dénué de sens. Au contraire, il y a beaucoup de choses urgentes qui peuvent être faites dans ce domaine.
Le désastre afghan accroît la nécessité, qui existe depuis un certain temps, pour l’OTAN de redéfinir sa stratégie. Dans les nouvelles conditions, l’opération sera très difficile si, dans le même temps, l’Europe ne clarifie pas ses objectifs. En ce sens, concevoir l’autonomie stratégique implique de se débarrasser de la crainte que le développement du « pilier européen » n’affaiblisse l’OTAN et l’Alliance atlantique. Toutefois, surmonter le malentendu néo-gaulliste n’est pas suffisant s’il ne s’accompagne pas d’un réel effort pour construire le pilier européen. Le moment est probablement venu de procéder à ce revirement. Il s’inscrit, entre autres, dans une politique américaine qui veut redéfinir l’étendue de l’engagement direct des États-Unis en donnant plus de sens aux alliances. Des progrès ont été réalisés ces dernières années, notamment sous l’impulsion de la France, mais beaucoup reste à faire.
La définition des priorités européennes sera une opération complexe, mais on est naturellement amené à penser à trois priorités. La première concerne la nécessité d’accroître notre capacité opérationnelle pour le type de missions que les Européens pourraient être amenés à accomplir seuls ou avec une faible participation américaine. Les expériences de la Libye, de l’Afghanistan et aussi du Sahel semblent indiquer de graves lacunes, par exemple en matière de logistique et de communications. La deuxième concerne la révolution technologique en cours dans le domaine militaire, avec l’irruption, outre les drones et la robotique, de l’espace, du cyberespace comme champ de bataille militaire et économique, de l’intelligence artificielle et de la mécanique quantique appliquée aux ordinateurs. Ce sont des innovations sur lesquelles les pays européens sont globalement en retard et qui sont susceptibles d’avoir un effet profond sur l’équilibre stratégique et sur la nature même de la confrontation armée. Nous ne pouvons nous attendre à ce que la solution émerge spontanément de l’OTAN sans un engagement collectif de la composante européenne. La troisième est la nécessité de surmonter la fragmentation du secteur industriel lié à la défense, peut-être l’un de ceux où les réflexes nationalistes sont encore plus forts. Entre-temps, les programmes qui ont été lancés pour renforcer le potentiel de l’Europe en matière de défense ont eu du mal à démarrer et leur financement a été sacrifié. Il est urgent de corriger la situation.
La question des institutions
Une grande partie de l’analyse qui précède vise à montrer que les pays de l’Union ont intérêt à relever la plupart des défis internationaux conjointement ou en coordination avec les États-Unis. Toutefois, l’alliance et la convergence resteraient de la dépendance et de la subordination si l’Union ne pouvait pas exprimer ses intérêts de manière unifiée ; cette situation serait intenable à long terme. Cela nous amène à la dernière difficulté, non négligeable.
Depuis quelques temps, et notamment depuis le traité de Lisbonne, les instruments communs et les institutions dédiées à la politique étrangère et de sécurité ont été renforcés. Toutefois ceci n’a rien de comparable à ce qui se passe dans le domaine économique. En politique étrangère, les États restent largement maîtres du jeu. Il y a plusieurs nœuds à résoudre. Le premier est le pouvoir réduit des institutions communes et leur fragmentation. Trois personnes (le président du Conseil européen, le président de la Commission et le Haut Représentant) se partagent des responsabilités limitées et mal définies. Les clarifier serait déjà un grand pas en avant. Le deuxième problème, plus important, est que les décisions en matière de politique étrangère et de sécurité sont soumises à l’unanimité. L’unanimité est très difficile à obtenir et le prix du consensus est souvent que les positions atteintes manquent de substance.
Il serait donc nécessaire de lever ces deux obstacles. Malheureusement, cela n’est pas possible pour l’instant car, à l’exception de la fusion des postes des deux présidents (Commission et Conseil européen), une révision profonde du traité serait nécessaire. Celle-ci est certes souhaitable, mais impossible dans les circonstances actuelles et dans les délais requis par l’évolution de la situation internationale. Pour évaluer la difficulté réelle, il faut tenir compte de la nature de l’Union européenne, qui n’est pas une fédération. La logique de l’intégration européenne veut que les pouvoirs soient délégués aux institutions uniquement après (et non avant) qu’un consensus général ait été atteint sur les choses à faire en commun et les objectifs à poursuivre. Dans ces cas, la possibilité de voter à la majorité devient la conséquence logique et la condition pour que le consensus puisse se traduire en actes concrets. En d’autres termes, les États membres doivent être convaincus que la possibilité d’un vote à la majorité ne compromettra pas un de leurs intérêts vitaux. Ils doivent également être convaincus que le coût de l’absence d’une politique commune est plus important que le sacrifice de souveraineté qui doit être autorisé. Ce consensus n’est pas encore atteint. Qu’est-ce qui peut l’amener à maturité ? Seulement la pression des événements extérieurs. Afin de contourner l’exigence de l’unanimité dans certains cas, le traité prévoit la pratique de la « coopération renforcée », qui permet à un nombre limité de pays de mettre en œuvre des projets communs, sous réserve de procédures de démarrage assez lourdes. Cela peut être utile dans certains cas. Par exemple, il a été utilisé pour lancer des programmes de défense conjoints (PESCO) qui n’incluent pas tous les États membres. Cependant, elle se prête mal à des questions de politique étrangère plus complexes qui nécessitent des décisions dynamiques et flexibles.
Enfin, l’adoption du vote à la majorité serait certes utile, mais il n’est pas certain qu’elle serait décisive dans la situation actuelle. Le test de l’efficacité des actions économiques de l’Union se mesure à leurs effets sur le marché, sur la croissance et sur l’emploi. Le test des décisions de politique étrangère et de sécurité réside dans la crédibilité que le reste du monde attache à ce que les Européens font et prétendent faire. Trop souvent, ce qui est décidé est réduit à un plus petit dénominateur commun sans réelle efficacité. Certes, la possibilité de voter permettrait de neutraliser les comportements marginaux, tels que ceux observés récemment en Hongrie ou à Chypre. Cependant, ce ne sont pas eux qui empêchent le véritable saut qualitatif dont l’Union a besoin. En réalité, le problème réside toujours dans les différentes perceptions que certains grands pays ont de leurs responsabilités internationales. Ce n’est qu’en construisant de manière pragmatique un consensus sur des questions concrètes que l’on créera les conditions du progrès, y compris le progrès institutionnel.
Cependant, il y a deux conditions pour que ce comportement pragmatique ait un sens. La première est que le consensus tend à rassembler une large majorité, y compris tous les grands pays. La seconde est que la Commission doit toujours être impliquée, ce que le traité ne l’empêche pas de faire. En substance, il s’agit de rechercher l’effet pratique de la « coopération renforcée », mais sans nécessairement se soumettre aux lourdes procédures qui diminueraient son efficacité.
Dans la plupart des situations, le suivi de la position nécessite une activité diplomatique. Pour ces cas, la pratique consistant à déléguer explicitement ou de facto à certains pays la tâche d’agir au nom de l’Union s’est déjà développée. Deux exemples montrent cela. L’un d’eux est la participation de la France, de l’Allemagne, du Royaume-Uni (alors encore membre) et du Haut représentant, ainsi que des États-Unis, de la Russie et de l’Iran, aux négociations qui ont abouti au JCPOA, l’accord sur le nucléaire iranien. Le second est l’initiative prise par la France et l’Allemagne de négocier les accords de Minsk sur la question de l’Ukraine. Tout cela pour dire que pour sortir de l’impasse institutionnelle, il faut faire preuve de pragmatisme et d’imagination. Pour convaincre tout le monde de l’inéluctable nécessité d’une réforme des traités, il est nécessaire de pousser les règles des traités jusqu’à leurs limites, voire au-delà. Enfin, si l’avenir immédiat est au pragmatisme institutionnel, nous voyons mal l’intérêt d’une autre proposition qui circule depuis quelque temps : celle d’un » Conseil européen de sécurité » chargé de préparer les décisions du Conseil européen. En réalité, il existe déjà dans les faits, composé des pays les plus actifs. La formaliser ne servirait qu’à consacrer les divisions.
Autonomie stratégique, ou stratégie de l’ambiguïté ?
Quelques conclusions peuvent être tirées de l’analyse ci-dessus. La première est que les Européens, au lieu de se perdre dans des discussions abstraites, devraient essayer de dégager un consensus sur les problèmes concrets que nous devons résoudre. La deuxième est que la question centrale est la redéfinition (certains diraient la refondation) de notre relation avec les États-Unis au sein de l’OTAN. C’est d’ailleurs seulement dans le cadre d’un nouveau consensus transatlantique que nous pourrons aborder d’une façon réaliste la question épineuse de la compétitivité de l’industrie européenne d’armement, y compris en ce qui concerne les exportations.
La question principale reste la suivante : comment créer un consensus entre Européens qui ne se limite pas à de vagues déclarations, mais qui ait un sens opérationnel ? En ce qui concerne l’autonomie stratégique, nous avons vu que les versions qui circulent ont la caractéristique d’être velléitaires et peu crédibles vers l’extérieur, mais aussi de conduire à la division à l’intérieur. Plus que de trouver une synthèse, il s’agit de les dépasser. Nous tomberions autrement, au lieu de construire une autonomie stratégique, dans le piège d’une stratégie de l’ambiguïté.
Si nous pouvons penser qu’il n’y a pas d’obstacles majeurs à une entente stratégique entre Européens, nous devons également partir de la nature diverse de notre Union. La perception de nos peuples est en premier lieu définie par l’histoire et la géographie. En outre, elle se caractérise par la présence d’un grand nombre de petits pays, qui sont naturellement enclins à envisager les relations internationales essentiellement en termes commerciaux, ou sensibles à une vision principalement moralisante des problèmes. La responsabilité de fournir un leadership et d’initier la construction d’un consensus incombe donc aux grands pays. Cela inclut l’Italie et l’Espagne, qui ne peuvent cependant pas continuer à considérer, tout comme l’Allemagne, la question des dépenses militaires et leur contribution à la défense commune comme secondaire. En outre, quelles que soient les différences que nous pouvons avoir avec la Pologne sur d’autres plans, sa contribution à la définition d’une politique étrangère et de sécurité ne peut être ignorée.
Toutefois, la responsabilité principale incombe aux deux plus grands pays. En premier lieu, l’Allemagne. Contrairement à une idée répandue, il n’est pas vrai qu’elle n’a pas de politique étrangère. En partie pour exorciser le passé, elle a longtemps entretenu à l’intérieur comme à l’extérieur l’image d’un pays pacifiste et concentré exclusivement sur son progrès interne. La réalité est très différente. L’Allemagne ne rechigne pas à exercer à l’intérieur de l’Union un pouvoir considérable. Elle en est en fait devenue le centre de gravité. La même influence s’exerce sur la politique de l’Union à l’est et notamment à l’égard de la Russie. Toutefois, quand il s’agit du reste du monde et notamment de l’Asie, elle entretient le mythe du « géant gentil » concentré sur le commerce ; le tout accompagné par une recherche constante du consensus qui arrive parfois à s’accommoder trop facilement de l’immobilisme. D’où l’image de Vénus au lieu de Mars selon la célèbre définition de Robert Kagan, qu’elle a contribué à étendre à l’Europe entière. Ce qui lui attire également l’accusation de mercantilisme.
La responsabilité revient toutefois surtout à la France, sans laquelle rien n’est possible. Elle a la responsabilité de clarifier de manière définitive et sans ambiguïté la relation entre l’autonomie européenne et le lien atlantique. Elle doit également être pleinement consciente que l’exercice du leadership ne se résume pas à indiquer le chemin et les objectifs ; il implique de renoncer aux initiatives unilatérales et la disponibilité à plier ses propres priorités à l’objectif du consensus entre alliés. Au fond, beaucoup d’Européens reprochent à la France ce que tous ensemble nous reprochons aux États-Unis : de prendre les alliés pour acquis, de ne pas se coordonner avec eux et de ne pas définir les priorités pour tenir compte de leurs intérêts. Une image qui est l’exact opposé de l’obsession pour le consensus qui est reproché à l’Allemagne de Angela Merkel.
Les Européens ne sont pas seuls dans ce jeu. La redéfinition des relations transatlantiques exige une contribution active de l’allié, qui ne peut se limiter à demander un engagement plus important. La demande doit être accompagnée d’un réel effort de coordination et de concertation. Nous, les Européens, savons par expérience que cela exige un effort constant et soutenu qui ne peut se limiter à quelques réunions cordiales de haut niveau. Le début de la présidence Biden avait laissé espérer qu’un cap avait été franchi. Les deux derniers mois, qui ont conduit aux événements afghans et à la crise autour d’AUKUS, ont au contraire ramené l’horloge en arrière ; certainement pas à la fracture que nous connaissions avec Trump, mais à une situation de récrimination et de méfiance qui aurait dû être évitée.
Malgré des préjugés très répandus en Europe et les rêves de Global Britain, le Brexit a affaibli toute l’Europe sur le plan international. La logique et le bon sens devraient nous pousser à collaborer. L’acrimonie qui a accompagné Brexit rend malheureusement la tâche difficile pour le moment.
Enfin, tous les gouvernements et les institutions ont la tâche de proposer une ambition qui puisse être considérée comme crédible par un public déconcerté par des messages contradictoires et le plus souvent pessimistes. Des récents sondages, réalisés par exemple par PEW et par le European Council for Foreign Relations, sont à cet égard inquiétants. S’ils confirment un attachement de la majorité de la population des pays sondés à l’Union ainsi qu’à l’OTAN, ce résultat encourageant est contredit par beaucoup d’autres réponses. La perception d’une menace chinoise ou russe n’est partagée que par une minorité. Si la protection américaine est donnée pour acquise, très peu d’Européens sont prêts à se battre pour défendre leurs alliés ; y compris, ce qui est grave, leurs alliés en Europe. Le déni dont j’ai parlé au sujet de la Chine semble être très enraciné. Si nos gouvernements veulent réveiller la population aux dangers d’un monde conflictuel, ils ont donc un grand travail de pédagogie à accomplir.