Le forgeron du futur, Vilis Lācis
Māris Bērziņš signe avec son Forgeron du futur un « docufiction » exhumant Vilis Lācis, personnage controversé de l'histoire lettonne, tristement célèbre pour avoir signé des décrets de déportation dans les années 1940. Dans un style romanesque associant documents historiques et extrapolations fictionnelles, Bērziņš s'enfonce à travers ce roman dans la conscience de son personnage.
Décembre 1953, seul dans sa chambre de l’hôpital du Kremlin à Moscou, Vilis Lācis jette quelques notes sur son journal. Il est rongé par un diabète qui lui cause des douleurs insoutenables dans les jambes et aux pieds, et les médicaments qu’on lui administre dans cet établissement réservé à la nomenklatura soviétique lui semblent d’une piètre efficacité. Son cognac habituel ou tout autre tord-boyau parviendrait mieux à apaiser ce mal, mais aussi tous les autres, pas moins lancinants. Comme bien des hommes de sa génération et de son milieu, Vilis Lācis boit trop, beaucoup trop. Comme eux aussi, physiquement et moralement, c’est un homme qui se consume, une âme perdue.
Vilis Lācis (1904-1966) est l’un des personnages les plus controversés de l’histoire lettone : issu d’un milieu ouvrier modeste, réfugié en Sibérie pendant la Grande Guerre et la Guerre civile russe, il gagne son pain comme manœuvre, marin, docker à son retour en Lettonie. Il surgit sur la scène culturelle à la charnière des années trente comme un phénomène de la littérature commerciale avec des romans d’aventures d’un genre nouveau, naïfs, héroïques et virils, dans le sillage de Jack London. Bel homme, ombrageux, élégant, c’est une véritable vedette sous la dictature d’Ulmanis, lequel dit-on, goûte ses livres. Succès considérable, Le Fils du pêcheur (Zvejnieka dēls) est adapté au cinéma en 1939, et le film est toujours tenu pour un classique.
Snobé par la critique et les écrivains modernistes, mais proche des milieux de gauche, il aurait été, dès 1928, en relation avec les services de renseignement soviétiques très actifs à Riga. Lorsqu’en conséquence du pacte Molotov-Ribbentrop l’Union soviétique s’empare en juin 1940 de la Lettonie, Vychinski, délégué sur place pour dresser le castelet et sélectionner les marionnettes de la farce tragique de l’occupation, lui confie le ministère de l’Intérieur, puis les fonctions de président du Soviet des commissaires du peuple de la SSR de Lettonie. Exfiltré vers Moscou lors de l’offensive allemande de juin 1941, on le réinstalle en Lettonie dès 1946 pour qu’il y exerce les plus hautes fonctions de président du Conseil des ministres de la SSR de Lettonie, mais aussi, de 1954 à 1958, de président du Soviet des nationalités au sein du Soviet suprême de l’Union soviétique — mandat qui fait de lui l’un des visages de l’URSS à l’étranger.
Dans la mémoire contemporaine, Vilis Lācis a beau être celui qui a signé de sa main les décrets de déportation de 1941 et de 1949 qui ont frappé plusieurs dizaines de milliers de personnes, assassinées ou déportées, le pantin de Staline, le collaborateur suprême, il bénéficie d’une certaine mansuétude : ses livres sont réédités, benoîtement étudiés dans les écoles, la mémoire collective a omis de l’excommunier.
Si les publications et travaux de recherche consacrés à Lācis sont relativement nombreux et variés, la tâche de Māris Bērziņš dans le cadre de la série « Es esmu… » (Je suis…) 1, n’en était pas moins délicate, d’autant qu’à ses dires, il n’était, avant de se lancer dans l’écriture de ce livre, ni spécialiste ni même lecteur de Lācis. Pour son Nākotnes kalējs. Vilis Lācis (Le forgeron du futur), Bērziņš a fabriqué une machine romanesque efficace associant, d’une part des documents authentiques reproduits tels quels — extraits du journal de Lācis, fragments de ses œuvres, extraits de lettres, coupures de presse, etc. —, et d’autre part, des extrapolations fictionnelles qui se donnent comme des pièces manquantes de sa production : une version étendue et non censurée de ses écrits intimes et un carnet « d’exercices d’hygiène psychique » rédigés à la demande d’une psychiatre imaginaire, qui sont le prétexte à la résurgence de souvenirs d’enfance.
Ce roman apparaît donc comme un « docufiction » littéraire — une forme qui permet à Bērziņš de plonger dans la conscience de son personnage, d’user pour cela de tous les moyens de la fiction, sans empiéter sur les faits biographiques ou historiques établis. L’ensemble s’appuie sur l’armature chronologique (de 1953 à 1966) du journal intime, lequel donne au roman sa cohérence et son tempo. On suit ainsi, au plus près, les étapes de l’effondrement, de la déchéance d’un homme qui comprend que ce pouvoir qu’il a payé au prix de l’infamie ne lui a même jamais appartenu, et que cette œuvre littéraire, qu’il réécrit sans cesse pour la mouler au plus juste sur les patrons jdanovistes, ne vaut guère plus qu’un divertissement. Le Lācis de Bērziņš en est en partie conscient, se rend malade d’un remords qu’il ignore, il a peur, il boit, souffre et crève. « Ben voilà ! je suis comme une conne de mouche sur un ruban anti-mouches. Encore vivant, mais incapable de bouger comme je veux ».