Depuis quelque temps vous travaillez sur le plan théorique, à partir de votre expérience politique multiscalaire, à une manière de créer une intersection entre le social et l’écologie. Pourriez-vous nous expliquer quelle est votre hypothèse de travail ?

Dans ce travail, qui sera réuni dans un ouvrage à paraître au printemps 2022, je suis parti de la question suivante qui me paraît centrale : comment se fait-il que nous faisions si peu  ? Nous savons désormais d’une manière très claire ce qui nous attend. Les rapports du GIEC1 nous disent exactement ce qu’il va se passer si nous n’atteignons pas la neutralité carbone vers 2040-2045, voire 2050. Nous savons exactement ce qu’il faut faire : se libérer des énergies fossiles et arrêter la déforestation. Nous avons même les chiffres : il faut réduire de 6 % par an la consommation de combustibles fossiles entre 2020 et 2030 pour arriver à la neutralité carbone avant 2050. Nous avons par ailleurs les technologies nécessaires pour atteindre ces objectifs, nous savons quels financements sont nécessaires et comment les réunir : alors pourquoi ne le faisons-nous pas ?

Nous ne pourrions que mieux vivre dans un monde sans carbone, plus juste, moins intensif en travail, moins aliénant et plus épanouissant, avec des logements plus confortables, une alimentation de qualité… On a tout à y gagner, pourquoi ne le fait-on pas ? C’est vraiment la question aujourd’hui : comment se fait-il que nous n’enclenchions pas de manière plus radicale une transition que nous savons à la fois possible, indispensable et désirable ?

Pensez-vous que les avancées récentes n’ont aucun effet concret ?

Bien sûr, la cause de la protection de l’environnement – devenue aujourd’hui lutte contre le réchauffement climatique – a progressé, on ne peut pas dire le contraire. On observe la construction d’un régime climatique international, depuis le tout début des conférences des Nations unies dans les années 1950 jusqu’à Stockholm en 1972 et l’accord de Paris en 2015, c’est incontestable. Les mobilisations de jeunes portées par des figures emblématiques comme Greta Thunberg, les luttes environnementales, la consolidation des partis verts… constituent des incarnations de ce mouvement et, dans le même temps, il peine à devenir majoritaire. Surtout, il se fait écraser très facilement par le premier populiste ethno-nationaliste venu qui active quelque chose de beaucoup plus puissant. La question doit se poser surtout à gauche : qu’est-ce qu’il y a dans l’idée d’écologie qui fait que cette lutte ne devient pas hégémonique au sens gramscien du terme ? Je crois – et c’est une hypothèse, de gauche et socialiste je l’assume, un peu jauréssienne si l’on veut – qu’elle a été incapable de se politiser dans les formes que la politique a prises en Europe entre le XIXe et le XXIe siècles, tout en étant incapable de se donner ses propres formes de politisation.

C’est vraiment la question aujourd’hui : comment se fait-il que nous n’enclenchions pas de manière plus radicale une transition que nous savons à la fois possible, indispensable et désirable ?

Paul Magnette

Pensez-vous donc que « l’écologie sans lutte de classe, c’est du jardinage » ?

Je ne suis pas sûr qu’il faille à tout prix fondre l’écologie dans la lutte des classes à l’ancienne, ni dans un clivage gauche-droite classique d’ailleurs. Dans le même temps, je constate que l’écologie a tellement voulu tourner le dos à ce clivage gauche-droite et à la question sociale qu’elle est restée dans un no man’s land politique. C’est un problème de long terme : si vous lisez Le Principe responsabilité de Hans Jonas, vous êtes frappés par sa détestation du marxisme – pourtant il avait un très bon dialogue avec le SPD en Allemagne –  et par la manière dont il renvoie dos-à-dos capitalisme et socialisme2. Les deux frères ennemis sont à ses yeux également responsables, ils sont inscrits dans la même matrice qu’on appelle aujourd’hui extractiviste ou productiviste. Les mouvements écologistes se sont aussi construits de cette manière pour la plupart, en ne se réclamant ni de gauche ni de droite, ce qui a eu pour conséquence de les enfermer durablement dans ce no man’s land. Les discours de l’écologie dite politique d’aujourd’hui demeurent en réalité très peu politiques. Ils peinent à porter une vision du corps social, des dynamiques sociales  ; ils peinent à définir ce qui relève du public, des frontières de la communauté politique, pour le dire dans les termes de Rancière. C’est d’ailleurs une des critiques les plus pertinentes qu’élabore Pierre Charbonnier.

Comment expliquez-vous ce retrait du politique ?

Les mouvements écologistes ont toujours été traversés de deux tentations : la première était de se dire que la conversion à la cause environnementale serait un mouvement spontané, naturel. C’était toute la théorie de la révolution silencieuse, de l’émergence d’une classe moyenne post-matérialiste dans les années 1960 succédant aux classes moyennes matérialistes nées au début du vingtième siècle. L’idée au fond est que la révolution devait se faire toute seule, or ce n’est absolument pas ce qu’il s’est passé. La deuxième tentation était de croire que la peur de la catastrophe produirait une conversion spontanée, et qu’il suffisait de la cultiver pour nous amener à la lucidité et à anticiper la responsabilité, non seulement envers nos contemporains mais aussi envers les générations futures.

D’où le rôle que joue aujourd’hui, au moins au niveau de l’imaginaire politique, l’idée de l’effondrement ?

Oui, la collapsologie et les autres discours du « de toute façon c’est déjà trop tard, préparons-nous donc à la survie » sont particulièrement présents aujourd’hui, dans le monde francophone en particulier. Nous passons donc d’une logique où nous nous sommes crus tout puissants, autorisés à saccager le monde pour assurer notre subsistance puis notre abondance, à une autre logique où, face aux dégâts que nous avons nous-mêmes causés, nombreux se sentent impuissants. On est passés d’un extrême à l’autre, d’un prométhéisme sans bornes à une forme de repli dans l’oasis, comme disait Arendt. Je propose un déplacement. Il faut se rendre compte que l’écologie est politique, qu’il s’agit de choix politiques, et assumer la conflictualité.

On est passés d’un extrême à l’autre, d’un prométhéisme sans bornes à une forme de repli dans l’oasis, comme disait Arendt. Je propose un déplacement. Il faut se rendre compte que l’écologie est politique, qu’il s’agit de choix politiques, et assumer la conflictualité.

Paul Magnette

Pourriez-vous nous donner un exemple ?

Décider du mix énergétique vers lequel on veut évoluer, décider de l’avenir du commerce mondial, de ce que l’on importe et de ce que l’on fabrique nous-mêmes, des écarts de salaire, des composantes de la justice sociale, de la redistribution, de la protection sociale… presque toutes les questions qui structurent la politique aujourd’hui sont intimement liées à l’écologie. Tant qu’on ne politise pas l’écologie, qu’on fait croire qu’on peut fédérer tous les groupes sociaux vers un grand mouvement unanimiste, que 95  % de la population va embrasser la cause écologique spontanément, par raison ou par peur, cela ne marchera pas.

Pensez-vous qu’il faille accompagner un mouvement de polarisation des thèmes écologiques ?

Je dialogue souvent avec Chantal Mouffe, qui est par ailleurs originaire comme moi de Charleroi. Je lis toujours avec beaucoup d’intérêt ses livres, même si je ne la suis pas sur tout, notamment sur sa théorie du populisme de gauche3. Elle pointe une vérité fondamentale quand elle rappelle qu’il n’y a pas de politique sans confrontation, sans polarisation, et que cette polarisation a besoin de trouver un objet, des formes d’incarnation. C’est vraiment l’essence de la politique, on le sait depuis Machiavel. On sait que la politique ne se formalise que de cette manière, en tout cas dans un système pluraliste. On sait aussi que le conflit est indispensable à former des collectifs, à mailler et fédérer des luttes éparses autour de valeurs et d’objectifs partagés, en se désignant un adversaire commun. 

Quelles sont les coordonnées de cette polarisation ?

Il y a plusieurs options selon les différentes cultures politiques. Finalement, la seule vraie réussite d’une inscription de la question environnementale dans une forme de politisation préexistante est ce qu’on appelle le mouvement de lutte contre le « racisme environnemental » aux États-Unis. C’est une réelle réussite puisqu’on a des populations noires, hispaniques, discriminées qui se voient imposer des usines de traitement de déchets très polluantes, et qui se mobilisent en réactivant tout le répertoire d’action du mouvement des droits civiques. Les individus concernés disent que l’ouverture de cette décharge à proximité de leurs domiciles est une forme de racisme, ce qui active une ressource morale et politique très forte chez eux, et qui leur permet de se mobiliser, d’organiser un grand sommet et d’obtenir de Clinton une législation qui oblige à répartir de manière équitable les infrastructures sur le territoire. Il s’agit d’une réussite, mais c’est une réussite très ponctuelle.

À côté de cela, pour lutter par exemple contre l’exploitation des sables bitumineux ou contre les forages en Alaska, l’aspect coutumier des droits des peuples indigènes, leur perception de leur propre place dans la nature, leur rapport au territoire est largement mobilisé. Il s’agit toujours de résister aux nouvelles formes d’extension du capitalisme, il faut que la société dans laquelle cette logique marchande tente de s’étendre résiste au nom de «  ce à quoi nous tenons  » comme le dit Emilie Hache. Cette activation est parfois venue de la discrimination raciale, dans d’autres cas elle s’est activée à partir de l’attachement aux droits et aux privilèges de ce qu’on appelle les « Premières Nations ». Parfois encore d’un attachement à un paysage et à ce qu’il procure de joies sensuelles et esthétiques. 

Et dans le contexte politique européen ?

Je pense que dans notre contexte politique, c’est malgré tout le clivage gauche-droite qui pourrait être activé, parce que c’est celui qui a le plus profondément structuré la politique européenne ces deux derniers siècles. Sans vouloir l’absolutiser, c’est tout de même une forme d’organisation de notre vie politique extrêmement forte, en particulier en France – même ceux qui prétendent le dépasser se définissent par rapport à lui.

Naomi Klein dit – et je trouve que la formule est très juste – que la droite a fait du climato-scepticisme un élément constitutif de son identité, et que la gauche doit faire de la lutte contre le changement climatique un élément de son identité4. Pour intégrer cet enjeu dans la continuité de ses références et de ses répertoires d’action, la gauche, politique et syndicale, intellectuelle et associative, doit convaincre que lutter contre le réchauffement climatique, c’est à chaque fois lutter contre une inégalité – bien que cela ne soit malheureusement pas encore assez documenté. Thomas Piketty et Lucas Chancel ont commencé à travailler là-dessus, et on voit bien qu’il y a une triple inégalité5. Tout d’abord une inégalité de responsabilité ; les plus riches polluent plus que les plus pauvres, au sens large des émissions de gaz à effet de serre. Ensuite, il y a une inégalité d’exposition : les pauvres sont beaucoup plus victimes de la pollution sonore, de la pollution de l’air et de toutes les conséquences en matière de santé, parce qu’ils n’ont pas le choix de leur travail et de leur lieu de vie. Et puis il y a enfin une inégalité d’accès, une pauvreté environnementale : les pauvres bénéficient beaucoup moins de tous les bienfaits d’un environnement sain, d’une proximité avec la nature, d’une alimentation de qualité… Il s’agit donc vraiment d’une triple peine, et je pense qu’en le thématisant comme cela, on peut essayer de mobiliser tous ceux qui auraient intérêt à ce changement vers un monde neutre en carbone. Ceux qui n’ont pas intérêt, ce sont les privilégiés d’aujourd’hui, une petite oligarchie mondiale, dont le pouvoir est exorbitant mais pas invincible. Les 1 % les plus riches du monde émettent autant de gaz à effet de serre que la moitié la moins riche du monde, quand on sait cela, on comprend aisément que la lutte contre les dérèglements climatiques est une question de justice. 

La gauche, politique et syndicale, intellectuelle et associative, doit convaincre que lutter contre le réchauffement climatique, c’est à chaque fois lutter contre une inégalité

Paul Magnette

N’y a-t-il pas une contradiction dans cette construction ? Au fond, aujourd’hui, si l’opposition structurante se trouve autour de l’axe climato-sceptique, la gauche devrait chercher à s’allier avec ce qu’on appelle le capitalisme vert ?

C’est une question importante. Trump a intelligemment manipulé le climato-scepticisme en expliquant aux ouvriers de la Rust Belt que – pour faire court – s’ils ont perdu leurs emplois c’était à cause des éoliennes. Malheureusement c’est le type de raccourcis qui peut très bien fonctionner, surtout lorsque nous avons affaire à des maladresses comme la taxe carbone de Macron, qui provoque naturellement et légitimement le mouvement des Gilets jaunes. Cela diffuse par conséquent l’idée suivante : si l’écologie c’est la taxe carbone, alors l’écologie revient à faire payer une fois de plus ceux qui sont déjà largement les victimes. Il faut inverser cela.

La question de la croissance peut également devenir une source de clivages politiques forts : pensez-vous que la gauche devrait proposer de sortir de la croissance ?

Oui, il faut que la gauche reconnaisse que la croissance n’est pas infinie : cela ne veut pas dire qu’il faille parler de décroissance. Je crois qu’il faudrait avancer sur l’hypothèse de « l‘accroissance », l’absence de croissance, l’état stationnaire, que même Adam Smith imaginait, que Mill et Keynes ont décrit comme une perspective certaine. Il faut prendre conscience que nous sommes assez riches dans nos pays. Le problème n’est plus de produire encore plus de richesses, mais de mieux répartir le patrimoine existant, et de développer d’autres richesses que celles qui passent par la consommation matérielle. 

C’est une question qui se transforme à l’échelle mondiale, l’acroissance n’aura pas le même effet en France ou dans le monde en voie de développement…

Oui, dans d’autres régions du monde, c’est autre chose. Ils doivent pouvoir continuer à se développer, y compris sur le plan strictement matériel. Une partie de la solution viendra de la recherche. Le découplage technologique n’est pas une vérité absolue, mais la technologie est tout de même une partie de la solution. Je pense qu’il ne faut pas non plus sombrer dans une espèce de nostalgie atechnologique. Une étude indique que si nous utilisions les technologies les plus sobres en énergie, rien que cela, nous pourrions faire diminuer de 70 % les émissions de gaz à effet de serre6. Évidemment, c’est un raisonnement très théorique, mais cela veut dire qu’il existe une capacité technologique qui constitue tout de même une partie de la solution. Une grande révolution technologique se profile devant nous, il nous revient de faire changer la mobilité, le chauffage, la production énergétique, de réduire drastiquement la consommation d’énergie, les déplacements. Nous bougeons trop et nous faisons trop bouger les gens et les choses, ce qui a inévitablement des conséquences dans un monde à près de 8 milliards d’humains. Si l’écosocialisme a du sens, c’est ici : c’est un nouveau souffle pour le socialisme. On doit aujourd’hui l’appliquer à ces inégalités environnementales qui ne sont pas encore suffisamment identifiées et suffisamment importantes dans la conscience collective.

En ce sens, quelle est votre lecture de la convergence au niveau de l’Union européenne sur la question – on peut par exemple penser à l’adoption de Fit for 55 ou aux critères verts dans les fonds plans de relance. Comment l’expliquez-vous ? N’y voyez-vous pas l’effet d’une hégémonie verte sur le plan politique ?

Il y a une partie d’influence de la science qui est incontestable. J’ai été ministre du Climat il y a 10 ans, juste avant Copenhague, et je me souviens de ce qui se disait à ce moment-là. Copenhague constitue vraiment une occasion manquée incroyable car à ce moment-là la prise de conscience était déjà élevée, c’est le moment où les rapports du GIEC commençaient à être de plus en plus diffusés, où la conscience du problème était de plus en plus large, où le climato-scepticisme – en tout cas en Europe – diminuait beaucoup, et malgré cela nous ne sommes pas arrivés à prendre un cap significatif. Depuis lors, il y a eu un vrai progrès. J’étais aussi à la Conférence de Paris sur le climat, et on sentait vraiment qu’en 6 ans, entre Copenhague et Paris, il y a eu une diffusion du consensus scientifique autour du fait que le réchauffement climatique est causé par le comportement humain, et qu’il a des conséquences dramatiques pour une très grande partie de la population humaine.

Il y a aussi eu tout simplement toute une série d’événements climatiques de plus en plus flagrants : des sécheresses, des inondations, la multiplication des tornades, des feux de forêt, et le fait qu’on en parle sans arrêt permet la progression de cette conscience du phénomène. C’est notamment le cas dans les pays les plus développés où on ne peut pas dire que les autres problèmes sont résolus, mais où la crise climatique arrive à s’installer dans le débat, et c’est sans doute un élément de prise de conscience.

À côté de cela, je crois tout simplement que c’est un calcul économique de la part de l’Europe, en l’occurrence intelligent, parce que la transition énergétique est inévitable. Même l’Agence internationale de l’énergie et l’OCDE disent désormais qu’il faut sortir des énergies fossiles. Shell se fait condamner par un tribunal néerlandais, Total se fait secouer par ses actionnaires minoritaires… Je crois que c’est une tendance qui va s’inscrire de plus en plus dans les esprits, on va passer à une électrification générale – ce qui ne doit pas conduire à l’impasse sur la politisation de cette question : comment produit-on cette électricité ? – et la pression pour la sortie des énergies fossiles va s’intensifier. Mais tout l’enjeu est qu’elle soit juste.

Si l’écosocialisme a du sens, c’est ici : c’est un nouveau souffle pour le socialisme. On doit aujourd’hui l’appliquer à ces inégalités environnementales qui ne sont pas encore suffisamment identifiées et suffisamment importantes dans la conscience collective.

Paul Magnette

On a l’impression qu’il s’agit d’une course sur le plan mondial, et qui semble avoir une dimension géopolitique.

Oui, et il y a un effet du « first mover » comme on dit. Les Chinois l’ont très bien compris et les Américains commencent à le comprendre : le premier continent qui aura développé toutes les technologies et qui aura réalisé cette révolution énergétique aura pris une longueur d’avance sur les autres, il y a donc un simple réflexe de concurrence et de compétition économique. Si tant d’entreprises, même Total, aujourd’hui se disent vertes, c’est bien sûr un effet de greenwashing, un effet de réputation à court terme, mais c’est aussi tout simplement qu’elle se disent qu’il faut être les premières, qu’ensuite lorsqu’elles auront atteint un progrès technologique on fixera des standards à leur niveau, ce qui écrasera toutes les autres, et elles les absorberont comme le capitalisme l’a toujours fait, consolidant ainsi leur position sur le marché. Bill Gates ne s’intéresse pas à la question pour des raisons philanthropiques, il s’y intéresse parce qu’il y a des intérêts économiques colossaux derrière cette question.

Une alliance stratégique avec le capitalisme vert serait-elle pour vous envisageable  ?

Je ne crois pas en la conversion altruiste des entreprises. La responsabilité sociale d’une entreprise, disait le néo-libéral Milton Friedman, qui avait le mérite de la franchise, c’est de faire plus de profits. Le capitalisme deviendra vert quand cela sera rentable, pas avant. Par ailleurs, la tâche du politique est d’assurer que les effets distributifs soient justes, et c’est là tout le problème : on peut tendre vers un monde neutre en carbone mais qui soit encore aussi injuste qu’aujourd’hui, voire même un monde dans lequel les inégalités s’aggravent. 

Vous ne pensez donc pas qu’il soit possible d’effectuer la transition sans changer de structure sociale ?

En effet. Je ne crois pas qu’on y arrivera sans revoir très profondément le système d’inégalités qui régit nos sociétés. La technologie a un rôle à jouer, mais elle ne règlera pas tous les problèmes. Certains veulent faire de la géo-ingénierie, diffuser des substances dans la stratosphère pour refléter les rayons du soleil, des minerais de fer dans le fond des océans pour favoriser la création d’algues et capter le carbone. Ce sont des rêves, ou plutôt des cauchemars technologiques. Ce fantasme technologique est puissant parce qu’il permet de faire croire qu’on peut réussir la transition sans changer notre structure sociale, sans confrontations donc. Or l’humanité entre dans une lutte de subsistance essentielle, dans certaines régions du monde la question de la survie se posera rapidement.

La lutte pour la survie ne peut pas être purement individuelle, elle doit devenir l’objet de la démocratie. On voit déjà, et c’est très flagrant, des riches californiens qui constituent des brigades de pompiers privés, des services à eux. Les plus riches s’en sortiront toujours. De l’autre côté, les plus pauvres ne s’en sortiront pas sans une transformation. Lucas Chancel considère que 50 % de la population française se trouve déjà aux objectifs 2030 en terme de production carbone  : si on individualise les productions carbone on constate que la moitié de la population n’émet pas plus de carbone que ce que tout le monde devrait émettre. Le problème est vraiment dans les catégories sociales à revenu élevés. Il y a une corrélation extrêmement forte entre le niveau de revenu et le niveau de consommation énergétique : plus on est riche, plus on consomme d’énergie car on possède des plus grosses voitures, des maisons plus grandes, plus d’équipement électroménager, on part plus en voyage… La corrélation est de 1 à 10 même à l’intérieur des pays européens, entre le premier décile et le dernier décile, de 1 à 40 entre les 1 % les plus riches et le dernier décile. Dans la partie intermédiaire de la classe moyenne, si on donne le sentiment que l’écologie est punitive, restrictive, qu’elle revient à renoncer, on va forcément la rendre plus impopulaire. Il y a encore beaucoup de changements à faire pour convaincre qu’un autre style de vie procure autant voire plus de plaisirs que le mode de consommation actuel.

Pensez-vous qu’il faille mettre en avant la sobriété pour réussir la transition ?

J’aime beaucoup un mot de Jaurès qui parle de « la vie large ». Nous les socialistes, dit-il, nous ne sommes pas des ascètes, il nous faut la vie large. C’était une réplique à la bourgeoisie qui tentait de décrédibiliser le socialisme en le faisant passer pour une nouvelle forme de jansénisme, comme certains le font aujourd’hui avec l’écologie. Il nous faut proposer une vie large pour le plus grand nombre. Le socialisme, ce n’est pas dire que nous allons tous vivre tous comme des pauvres. Au contraire, c’est permettre au peuple d’accéder à la culture et à l’éducation, aux bienfaits de l’environnement… à tout ce qui rend la vie belle et digne…

Le socialisme, ce n’est pas dire que nous allons tous vivre tous comme des pauvres. Au contraire, c’est permettre au peuple d’accéder à la culture et à l’éducation, aux bienfaits de l’environnement… à tout ce qui rend la vie belle et digne…

Paul Magnette

D’où les limites d’un imaginaire qui évoque des renoncements, un déclassement ou un recul.

Oui, lorsqu’on parle d’austérité, de décroissance, cela ne fait que rendre la cause impopulaire. Chancel le montre : la moitié de la population y est déjà, il ne faut pas dire aux gens qu’ils vont devoir changer leur mode de vie et renoncer à leur confort. Il va simplement y avoir plus de bus, plus de pistes cyclables, de vélos électriques, une alimentation à circuits courts… Il ne faut pas culpabiliser les gens, cela ne sert à rien. La transition écologique est une libération lorsqu’elle s’accompagne d’une transformation sociale.

Il ne faut pas réduire la prospérité, dans les pays riches, nous avons assez de richesses pour que tout le monde mène une « vie large ». Le problème est qu’elles sont juste très mal distribuées. Il faut mettre la question de la distribution au cœur du débat politique.

D’où proposez-vous de partir ?

Nous avons plusieurs perspectives. On ne doit pas se cantonner aux débats sur la transition énergétique mais imbriquer le social et l’environnemental l’un dans l’autre. De ce point de vue il y a beaucoup à apprendre des travaux de Thomas Piketty sur la fiscalité, du débat qui progresse sur le salaire maximal – qui est un débat complexe, mais que je pense que la gauche doit accepter d’ouvrir – de la question de la garantie d’emploi7… Toutes ces thématiques commencent à circuler. Elles s’inscrivent aux États-Unis dans la réflexion qui porte sur le Green deal développé par les élus démocrates d’inspiration socialiste. Il ne s’agit pas juste d’investissement et de transition technologique, la structure même de la société est remise en question. La transformation écologique permet de dépasser cette espèce de course où les riches veulent se distinguer des autres, et où les autres veulent rattraper les riches. Nous pouvons proposer quelque chose d’autre par rapport à cette course sans fin. C’est cela l’enjeu d’un écosocialisme.

Sources
  1. Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
  2. Hans Jonas, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, 2008.
  3. Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.
  4. Naomi Klein, Tout peut changer : capitalisme et changement climatique, Arles, Actes Sud, 2015.
  5. Chancel Lucas, Piketty Thomas, et. al., Rapport sur les inégalités mondiales : 2018, Paris, Éditions du Seuil, 2018.
  6. Jonathan M. Cullen, Julain M. Alwood, Edward Borgstein, «  Reducing Energy Demand : What are the Practical limits ?”, Environmental Science and Technology, 2011, vol. 45, n°4, p. 1711-1718.
  7. Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale : un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Éditions du Seuil, 2011.