Il serait agréable de penser que le problème de la droite populiste américaine est avant tout le problème d’un seul homme : Donald Trump. Depuis qu’il a obtenu l’investiture républicaine pour la présidence en 2016, Trump n’a pas seulement été le leader du mouvement, mais son idole, son incarnation, son ça écumant et furieux. Il l’a porté à de nouveaux sommets (ou plutôt à de nouveaux tréfonds), et même dans son exil en Floride, il reste aujourd’hui son champion incontesté. Sa présence a été immensément destructrice sur la scène américaine et mondiale. Mais est-il possible que, lorsqu’il quittera enfin la scène (il a 74 ans et il est obèse), le mouvement disparaîtra comme par magie, telle la méchante sorcière du Magicien d’Oz ?

Malheureusement, ce n’est pas le cas. Comme ne le savent que trop bien les observateurs attentifs de la scène politique américaine, Trump a été en premier lieu le produit, et non le créateur de la droite populiste. Il a considérablement amplifié son influence, mais il l’a fait en reprenant fidèlement les messages qu’elle diffusait depuis de nombreuses années. Si Fox News et les « shock jocks » (un animateur radio ou télé politiquement incorrect, ndlr) des talk-shows conservateurs l’ont tant aimé, c’est parce qu’il leur ressemblait beaucoup, ainsi qu’aux hommes blancs dyspeptiques vieillissants qui appellent dans leurs émissions (« Bonjour, c’est Donnie du Queens, et je veux parler du fait qu’Obama est en réalité un musulman communiste du Kenya »).

Comme ne le savent que trop bien les observateurs attentifs de la scène politique américaine, Trump a été en premier lieu le produit, et non le créateur de la droite populiste.

David A. Bell

Aujourd’hui, même s’ils jurent fidélité au leader, une foule de prétendus Trump se positionnent déjà pour la succession, en répétant avec zèle le genre de cascades et de provocations scandaleuses que Trump lui-même a apprises des shock jocks, comme le non-regretté Rush Limbaugh. Certains d’entre eux présentent des signes de folie (la représentante Marjorie Taylor Greene de Géorgie, qui a imputé les incendies de forêt à des « lasers spatiaux juifs »), tandis que d’autres font simplement semblant (le gouverneur Ron DeSantis de Floride, qui a interdit toute mesure de santé publique alors même qu’une nouvelle vague de COVID ravage son État). Mais ils sont tous sûrs que, pour gagner la Maison-Blanche, ils doivent dépasser Trump ; et ils pourraient bien avoir raison.

Mais alors même que ces personnalités tentent de faire en sorte que le trumpisme survive à Trump lui-même, on observe les signes d’une autre évolution, encore plus dangereuse, de la droite populiste américaine. Pour la première fois dans l’histoire américaine, une idéologie véritablement autoritaire émerge et a de fortes chances de prendre le contrôle d’un grand parti politique. Pour l’instant, cette idéologie n’est pleinement embrassée (et comprise) que par un nombre relativement restreint d’intellectuels et de journalistes. Mais tout porte à croire qu’elle aura un attrait significatif pour la grande « base » électorale républicaine, qui a soutenu Trump même à travers deux impeachments et une tentative d’insurrection. Comme le montrent plusieurs sondages, ces électeurs croient sincèrement que les démocrates et les libéraux essaient délibérément de détruire l’Amérique (une ligne poussée par les shock jocks depuis bien avant que Trump n’entre en scène). Ils croient que Joe Biden est un président illégitime dont les partisans ont volé l’élection de 2020. Ils sont également de plus en plus prêts à convenir que, puisque le système politique américain existant les a trahis, il mérite d’être remplacé par quelque chose de différent, quelque chose qui leur permettra de reprendre le contrôle du pays et de lui redonner les valeurs et la « grandeur » qu’il se doit d’incarner, sans tenir compte de ce que souhaite la majorité.

Pour la première fois dans l’histoire américaine, une idéologie véritablement autoritaire émerge et a de fortes chances de prendre le contrôle d’un grand parti politique.

David A. Bell

L’émergence de cette nouvelle idéologie autoritaire n’a pas encore reçu l’attention qu’elle mérite, que ce soit aux États-Unis ou à l’étranger. La raison en est qu’elle est composée de trois éléments distincts, et que les commentateurs n’ont, jusqu’à présent, pas vu comment ces trois éléments s’assemblent pour former un tout homogène. Mais ces dernières semaines, les contours de la doctrine sont devenus de plus en plus évidents.

Le premier élément de l’idéologie est ouvertement, explicitement anti-démocratique. Il repose sur l’idée que les États-Unis n’ont jamais été conçus comme une démocratie, mais plutôt comme une république1. Les nouveaux idéologues — y compris, dans ce cas, un éminent sénateur républicain, Mike Lee de l’Utah — adorent citer les pères fondateurs, en particulier James Madison, sur cette question. À l’époque de la révolution, « démocratie » était encore un mot qui faisait peur dans le monde atlantique. Il était associé à la démocratie directe des cités-États de la Grèce antique et évoquait le chaos causé par le règne de la foule. Madison envisageait les États-Unis comme une république qui contenait les meilleures caractéristiques de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie, pour former une forme de gouvernement équilibrée et stable qui limiterait délibérément l’influence des plébéiens dangereux et indisciplinés. Les historiens ont souligné à plusieurs reprises que, dès les années 1790, aux États-Unis et en France, le concept de « démocratie » a été révisé pour tenir compte de la représentation politique, et qu’au milieu du XIXe siècle, dans la plupart des pays occidentaux, la démocratie et le républicanisme étaient déjà le plus souvent considérés comme des synonymes, non comme des concepts opposés. L’idée de la souveraineté populaire a été pleinement adoptée, et les divers mécanismes « républicains » prévus à l’origine dans la Constitution américaine pour limiter la volonté populaire ont été de plus en plus considérés comme illégitimes. Si, à l’origine, la Constitution avait, par exemple, laissé le choix des sénateurs des États-Unis aux législatures des États, en 1913, le 17ème amendement a rendu obligatoire leur élection directe.

Cependant, pour les nouveaux idéologues autoritaires, l’idée que les États-Unis sont une « république, pas une démocratie » a pris une valeur canonique. Celle-ci est utilisée pour défendre les caractéristiques les plus manifestement antidémocratiques du système politique américain contemporain, qui confèrent toutes une influence politique disproportionnée aux régions vieillissantes, blanches et rurales du pays. Aujourd’hui, le Wyoming, avec une population de 590 000 habitants, a deux sénateurs, tout comme la Californie, avec une population de 39 700 000 habitants. Au sein du collège électoral, le Wyoming compte environ un électeur pour 200 000 électeurs ; la Californie en compte un pour 790 000. Au Sénat, l’anachronique « filibuster » fait que la plupart des lois ont besoin d’une « super majorité » de 60 voix sur 100 pour être adoptées et, grâce aux systèmes électoraux, les républicains ont la mainmise sur plus de 40 sièges. Grâce au « gerrymandering » des législateurs républicains des États, les élus républicains peuvent contrôler la Chambre des représentants même si leurs candidats reçoivent globalement moins de voix que leurs adversaires démocrates. Enfin, et c’est le plus dangereux, en 2016, Donald Trump et nombre de ses partisans ont affirmé que même si le candidat démocrate à la présidence avait apparemment remporté un État particulier, la législature de cet État avait le droit, en réponse aux accusations de fraude électorale, de nommer sa propre liste de grands électeurs au collège électoral. En bref, l’idée que « les États-Unis ne sont pas une démocratie » vise à légitimer le contrôle permanent de la présidence et du Congrès (et par voie de fait de la Cour suprême) par une minorité politique.

Cependant, pour les nouveaux idéologues autoritaires, l’idée que les États-Unis sont une « république, pas une démocratie » a pris une valeur canonique.

David A. Bell

Le deuxième élément est ce qu’on appelle la « théorie du grand remplacement ». Élaborée à l’origine par l’écrivain français Renaud Camus, et fréquemment mélangée à des théories de conspiration antisémites, elle soutient que les élites libérales facilitent délibérément l’immigration légale et illégale aux États-Unis d’hommes et de femmes du Sud qui ne partagent pas les valeurs de l’Amérique, n’apprécient pas son histoire, et ne nourrissent pas de loyauté envers ses institutions. Récemment, l’ancien président républicain de la Chambre des représentants, Newt Gingrich, et l’animateur vedette de Fox News, Tucker Carlson, ont tous deux adhéré à cette théorie2. Cela implique, bien sûr, que l’électorat américain lui-même devient en quelque sorte illégitime. Elle permet également aux nouveaux idéologues de dépasser Trump sur l’un de ses thèmes favoris : l’éternelle crise frontalière (rappelons qu’en quatre ans de mandat, ce maître d’œuvre autoproclamé n’a pas été en mesure de construire plus qu’une petite section du mur frontalier qu’il avait promis). Aujourd’hui, l’immigration illégale prétendument incontrôlée peut être considérée non seulement comme une source effrayante de criminalité mexicaine, mais aussi comme une menace pour la République elle-même, en raison du fait que tous ces gens basanés, ne parlant pas anglais, voteront bientôt aux élections américaines.

Le dernier élément est un enthousiasme sans réserve pour les dirigeants autoritaires étrangers. Dans un sens, cet enthousiasme n’a rien de nouveau. Charles Lindbergh, de l’« America First », avait ouvertement exprimé son admiration pour Hitler. L’éminent journaliste de droite William F. Buckley fit un éloge extravagant de Francisco Franco. Mais les nouveaux idéologues vont plus loin en présentant les autoritaires étrangers comme des modèles pour l’Amérique d’aujourd’hui. Le magazine American Greatness a récemment érigé le dictateur portugais du XXe siècle, Antonio Salazar, en modèle3. L’éminent chroniqueur Rod Dreher s’est installé en Hongrie pendant plusieurs mois, et a publié éditoriaux après éditoriaux à la gloire de Viktor Orbán. Cette semaine, la star de Fox News, Tucker Carlson, a passé une semaine en Hongrie, faisant l’éloge d’Orbán pour sa défense du christianisme occidental, sa ligne dure à l’égard des minorités sexuelles, et sa fermeté à l’égard de ses opposants politiques4. Avec son ricanement habituel, Carlson a éludé la brutalité, la corruption et la répression brutale d’Orbán à l’égard de ses ennemis politiques, des personnes LGBTQ et des minorités, les qualifiant de mensonges et d’exagérations colportés par des médias grand public peu dignes de confiance.

Mettez ces trois éléments ensemble, et un message simple émerge. Les démocrates utilisent des méthodes illégales pour « détruire le pays », ce qui justifie que la droite utilise les méthodes « républicaines » à sa disposition pour mettre au pouvoir un conservateur illibéral, semblable à Orbán.

Les démocrates utilisent des méthodes illégales pour « détruire le pays », ce qui justifie que la droite utilise les méthodes « républicaines » à sa disposition pour mettre au pouvoir un conservateur illibéral

David A. Bell

Pour l’instant, il ne faut pas croire que cette idéologie a conquis le parti républicain. À ce stade, la plupart des élus et responsables républicains n’ont en effet pas approuvé ni l’idée que les législatures ont le droit de renverser le vote populaire de leur État, ni la théorie du grand remplacement, ni exprimé leur admiration pour Viktor Orbán. En fait, malgré tous les efforts de Tucker Carlson, la majorité de la base républicaine n’a probablement jamais entendu parler de Viktor Orbán. Le groupe de réflexion d’extrême droite Claremont Institute, qui a probablement le plus contribué en coulisses à façonner cette idéologie, ne reflète pas (encore) les opinions de la plupart des républicains5.

Toutefois, le fait qu’une grande majorité de républicains répète aux sondeurs qu’ils pensent que l’élection de 2020 a été volée suggère qu’ils ne seront que trop réceptifs à cette idéologie en construction6. Ils croient, après tout, que le système politique américain a trahi l’homme qui a légitimement remporté l’élection selon les règles républicaines et non démocratiques de la constitution, même s’il a perdu le vote populaire. Par conséquent, le système a échoué : il a prouvé son illégitimité. Il doit être remplacé, par la force s’il le faut. En effet, deux éminents commentateurs de droite ont récemment explicitement évoqué la nécessité d’un « César américain » pour prendre le pouvoir et remettre le pays sur ce qu’ils considèrent comme étant « la bonne voie »7.

Cette nouvelle idéologie est-elle fasciste ? Je ne le pense pas. En tant qu’historien, je considère que le fascisme est une idéologie explicitement révolutionnaire qui s’appuie sur des mouvements de masse endoctrinées, des forces paramilitaires violentes et qui s’engage dans une restructuration globale de la société. Ce que nous voyons aujourd’hui à droite aux États-Unis — comme en Hongrie ou dans la Russie de Poutine — est plus proche, comme je l’ai déjà écrit, du césarisme. Cependant, cette nouvelle idéologie n’a pas besoin d’être fasciste pour être méphitique, et constituer une grave menace pour la paix et la stabilité du pays le plus puissant du monde.

Cependant, cette nouvelle idéologie n’a pas besoin d’être fasciste pour être méphitique, et constituer une grave menace pour la paix et la stabilité du pays le plus puissant du monde.

David A. Bell

Cette idéologie ne sera-t-elle, finalement, rien de plus qu’un amalgame d’idées marginales qui ne peuvent rivaliser avec la tradition politique américaine ? Nous pouvons encore l’espérer. En 2020, après tout, cette tradition politique a prévalu sur les tentatives désespérées de Donald Trump de se maintenir au pouvoir malgré sa défaite électorale. Les tribunaux et les responsables républicains ont bloqué ses tentatives maladroites de contrecarrer la volonté populaire. Mais le but d’une idéologie, en grande partie, est d’encourager, en la justifiant, une action radicale contre des traditions politiques instituées de longue date. Déjà, en août 2021, cette nouvelle idéologie autoritaire est bien plus développée qu’elle ne l’était l’hiver dernier. Si elle continue à se développer et à gagner des adhérents, les remparts protégeant la démocratie américaine en 2024 pourraient ne pas tenir aussi bien qu’en 2020.

Je ne suis pas optimiste.

Sources
  1. George Thomas, « ‘America Is a Republic, Not a Democracy’ Is a Dangerous—And Wrong—Argument », The Atlantic, 2 novembre 2020.
  2. Corbin Bolies, « Newt Gingrich Goes Full ‘Great Replacement Theory’ on Fox », The Daily Beast, 5 août 2021.
  3. Christopher Roach, « The Salazar Option », American Greatness, 1er août 2021.
  4. Liam Hoare, « Tucker Carlson’s Hungarian Rhapsody », Slate, 5 août 2021.
  5. Laura K. Field, « What the Hell Happened to the Claremont Institute ? », The Bulwark, 13 juillet 2021.
  6. Caitlin Dickson, « Poll : Two-thirds of Republicans still think the 2020 election was rigged », Yahoo News, 4 août 2021.
  7. Damon Linker, « The intellectual right contemplates an ‘American Caesar’ », Yahoo News, 28 juillet 2021.