Quelle place la culture polonaise a-t-elle tenu dans votre éducation ?
J’ai un nom polonais. Wieviorka, cela veut dire « écureuil » en polonais. Depuis toujours, je suis perçue comme polonaise. Cela m’a posé bien des difficultés quand je suis arrivé à l’âge de raison car lorsqu’on me disait : « vous êtes d’origine polonaise », il me fallait expliquer que non, que j’étais d’origine juive polonaise. Wieviorka n’est pas un nom juif. Il y a des catholiques polonais qui s’appellent Wieviorka. Dans nos familles juives polonaises, immigrées pour beaucoup après la Grande Guerre, ce qui est le cas des deux branches, paternelle et maternelle, de ma famille, ou plus tard, la Pologne était honnie comme étant un pays intrinsèquement antisémite. Il y avait donc une sorte d’interdit sur la Pologne alors même que nos parents nous avaient fait faire de l’allemand au lycée. Il n’y a jamais eu un interdit sur l’Allemagne, mais il y en avait un sur la Pologne. Mon frère aîné Michel, sociologue, a fait partie des équipes d’Alain Touraine. Au moment de Solidarnosc, il est allé enquêter en Pologne. Et alors que nos parents étaient d’une tolérance absolue, j’ai entendu mon père s’offusquer de ce qu’il allait en Pologne. D’ailleurs, de ce travail il a ramené un livre, Les Juifs, la Pologne et Solidarnosc dans lequel il montrait qu’il pouvait y avoir de l’antisémitisme dans certains courants de Solidarnosc, mais aussi comment de jeunes Juifs avaient commencé à vouloir recouvrer leur identité juive en Pologne, à l’image de David Warszawski, plus connu sous le nom de Constantin Gebert. Dans le premier travail d’historienne que j’ai fait avec Itzhok Niberski, un petit livre de la collection Archives, Les livres du souvenir, Mémoriaux juifs de Pologne, nous consacrons un chapitre à la manière dont, dans la mémoire juive telle qu’elle est consignée dans ces livres, la Pologne n’existe pas. Cela signifie que la séparation était perçue comme totale entre les Juifs de Pologne, qui pouvaient représenter jusqu’à 50 % de la population dans certaines villes, et le reste de la population polonaise.
Malgré cette relation familiale distanciée à la Pologne, vous choisissez d’y consacrer vos premiers travaux d’historienne.
Quand je rentre de Chine, je traverse une grande crise, que j’explique partiellement par le fait de ne pas avoir de continuité familiale. Mon premier travail est donc d’essayer d’écrire l’histoire de mon grand-père, Wolf Wieviorka, journaliste et écrivain yiddish émigré en France au début des années 1920. Je vais faire le stage de yiddish qui existait à l’époque uniquement aux États-Unis, à l’université de Columbia, en coopération avec le YIVO, le grand centre de recherche yiddish dans les archives duquel je découvre cette chose extraordinaire que sont les livres du souvenir. Il y a plusieurs centaines de ces livres qui ont été écrits par des groupes originaires du même village. Et je découvre le livre de souvenirs de la ville de mes aïeux, Zyrardow qui se trouve entre Varsovie et Lodz. C’était une ville d’industrie textile, de lin, construite ex nihilo à l’époque d’Alexandre Ier grâce aux machines qui avaient été vendues par Philippe de Girard : Girardouf, comme on prononce, c’est la ville de Philippe de Girard. À partir de ce moment, j’abandonne la recherche sur mon grand-père et je fais un DEA sur la ville de Zyrardow. Je suis devenue historienne le jour où j’ai abandonné le récit familial pour le récit collectif.
Ces premiers travaux d’historienne sur la Pologne se font paradoxalement… aux États-Unis. À quand remonte vos premiers séjours en Pologne ?
Mon premier voyage en Pologne remonte à 1988. Je suis à l’époque professeur d’histoire-géographie au lycée Voltaire. Le proviseur me convoque pour me demander si j’accepterais d’accompagner un groupe de dix élèves tirés au sort pour un voyage à Auschwitz. Jamais de ma vie je n’avais alors imaginé faire un voyage à Auschwitz. Pour moi, Auschwitz n’existait pas comme un lieu réel, c’était nulle part. J’ai donc fait ce voyage qui fut mon premier contact avec la Pologne. Nous sommes arrivés à Cracovie et au retour, nous y avons visité une des synagogues qui fonctionnait encore. Le trajet en car entre l’aéroport et Auschwitz donnait le sentiment d’être dans un pays économique arriéré. Je suis retourné une seconde fois en Pologne quand je faisais ma thèse. J’avais découvert le film de la réalisatrice polonaise Wanda Jakubowska intitulé La dernière étape. Il s’agissait d’un film autobiographique. Elle avait été arrêtée à Varsovie et internée à Auschwitz en tant que résistante polonaise. Elle s’était promis de retourner après la guerre y réaliser un film. Intéressée par le témoignage à une époque où cela ne se faisait pas, je décide de mettre le film de Wanda Jakubowska dans la partie de ma thèse sur les témoignages. À cette époque, habitait chez moi pendant les vacances Laurent Rymkiewicz, le fils de l’écrivain polonais Jaroslaw Marek Rymkiewicz, qui venait de publier un très beau livre : La dernière gare, Umschlagplatz. Par son intermédiaire, j’étais en contact avec Kazimierz Brandys, un de ces écrivains réfugiés en France après l’état de siège. Il me fait dire que Wanda Jakubowska est toujours vivante. Je décide donc de lui écrire pour savoir si elle accepterait de me recevoir et je pars pour Varsovie pour l’interviewer. Le souvenir que j’ai de ce premier séjour à Varsovie, en 1990, c’est la laideur, la pauvreté et la tristesse de cette ville. Lors de notre rencontre, Wanda Jakubowska me parle du procès pour diffamation qu’elle avait intenté contre le journal nationaliste polonais Narodowiec qui paraissait en France. Elle me montre la sténo de ce procès, qui m’intéressait beaucoup. À l’époque, il était impossible de photocopier à Varsovie, si bien qu’elle me propose de l’emporter à Paris.
Vous rencontrez également des historiens polonais ?
J’ai toujours gardé un grand intérêt pour les travaux des historiens polonais, dont la limite est toutefois linguistique dans la mesure où je ne parle pas polonais. À partir de la fin des années 1990, quand la Pologne est devenue démocratique, il y a eu beaucoup d’occasions d’aller en Pologne. En 1993, j’ai été invitée à participer au colloque organisé pour le cinquantième anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie. À partir de la fin des années 1990, j’ai fait équipe avec Jean-Charles Szurek. À cette époque, Jean-Yves Potel, attaché culturel à l’ambassade de France à Varsovie, était convaincu que pour que la Pologne s’ancre dans la démocratie, il fallait qu’elle reconnaisse sa responsabilité dans la destruction des juifs, mais aussi que les Juifs reconnaissent que la Pologne avait changé. Pour ce faire, il a fait financer des ateliers franco-polonais à Lublin et en Sorbonne. C’est là que trouve son origine le grand colloque sur les Juifs et la Pologne que Jean-Charles Szurek et moi avons organisé en janvier 2005 à la BNF. C’est à cette occasion que les travaux des historiens polonais, tous très jeunes à l’époque, ont été présenté pour la première fois à un public français. Ce colloque a fait l’objet d’un ouvrage sous notre direction, Juifs et Polonais. 1939-2008 (Albin Michel 2009).
Il existe déjà d’importantes tensions mémorielles sur le rôle des Polonais dans la Shoah à l’époque ?
Il y avait alors un grand mouvement de redécouverte de ce qu’avait été l’annihilation des Juifs en Pologne. Quand Jan Gross publie Les Voisins, dans lequel il montre que dans une ville de la partie orientale de la Pologne, Jedwabne, soviétique entre fin septembre 1939 et juillet 1941, il y a eu un pogrom avant même l’arrivée des Allemands. Il montre l’action des « voisins » dans l’assassinat des Juifs. Cela provoque une tornade médiatique, le président de la République polonaise de l’époque présente des excuses et fait ériger un monument commémoratif. Cette époque ressemble un peu à ce qu’on a connu en France dans les années quatre vingt, quand le débat a été vif sur la responsabilité de la France de Vichy dans la déportation des Juifs, débat qui a débouché sur le fameux discours de Chirac de 1995 qui la reconnaissait. La Pologne de ces années-là appartient à ce groupe de pays d’Europe centrale et orientale qui ambitionne d’intégrer l’Union européenne. Or, cette question de la mémoire de la Shoah commence à exister sur le plan international avec la conférence de Stockholm de 2000 où est créée la Task Force for Holocaust Education, et où les États sont invités à faire toute la lumière sur leur histoire durant la Seconde Guerre mondiale.
Cette parenthèse s’est vite refermée comme en témoignent, entre autres, les incidents qui ont émaillé le second colloque sur les Juifs et la Pologne que vous avez organisé avec Jean-Charles Szurek à l’EHESS en février 2019.
Jean-Charles Szurek, qui a vécu en Pologne enfant, avait contribué à un ouvrage collectif intitulé Plus loin, c’est encore la nuit. Le sort des Juifs dans la Pologne occupée. Les neufs auteurs étaient partis du constat qu’on connaissait assez bien l’histoire des relations judéo-polonaises dans les grandes villes, à commencer par Varsovie, mais que ce qui s’était passé dans les campagnes restait largement méconnu. Globalement, il est ressorti de leur enquête que les Polonais se sont beaucoup livré après juillet 1942 à la chasse aux Juifs, soit en assassinant eux-mêmes, soit en donnant les Juifs aux Allemands pour des primes souvent dérisoires (du sel, de la vodka). Ce livre qui a été publié en polonais en 2018 a rencontré un vaste public mais a aussi suscité des réactions indignées. Il a incité le gouvernement polonais à adopter une loi qui prévoyait de condamner au pénal les personnes qui porteraient atteinte à l’image nationale de la Pologne. C’étaient clairement nos collègues historiens polonais qui étaient visés. C’est dans ce contexte très réactionnaire, et pas seulement sur le plan mémoriel — il y a une espèce de « pack » : homophobie, misogynie et antisémitisme —, que nous nous sommes demandé ce que nous pouvions faire pour aider nos collègues. Nous avons donc décidé d’organiser un second colloque, en nous adjoignant deux historiennes d’une génération plus jeune, Judith Lyon-Caen et Audrey Kichelewski. Il s’est tenu à l’EHESS, dans une atmosphère sidérante. Nous y avons vu débarquer une petite bande vociférante de nationalistes polonais, avec un prêtre en soutane. Lorsque nos collègues polonais parlaient, certains des membres de cette bande faisaient le signe de l’égorgement que l’on voit dans Shoah de Claude Lanzmann. À la télévision et dans la presse polonaise, ce qui est devenu « la conférence de Paris » était présentée comme une réunion de gens voulant nuire à l’image de la Pologne. J’avoue avoir eu un petit doute en me demandant si nous avions bien fait d’organiser ce colloque qui était pensé aussi comme un soutien à nos collègues. J’imaginais les répercussions de cette exposition médiatique sur la vie quotidienne de ces collègues polonais.
Depuis votre première visite en Pologne en 1988, le constat que vous faites quant à l’évolution de ce pays n’est pas très positif ?
Dans les années 1990, je me suis mise à aimer la Pologne, séjournant régulièrement à Varsovie pour des projets professionnels. J’ai vu l’extraordinaire développement économique du pays. La dernière fois que j’y suis allé, j’en ai profité – ce que je n’avais encore jamais fait – pour aller à Zyrardow et pour ce faire, j’ai emprunté un train d’une grande modernité. On voit comment les fonds structurels européens ont permis un décollage économique incroyable. Il y a également un grand intérêt pour le patrimoine juif. Ce sont des Polonais qui ont réalisé une base de données sur toutes les tombes du cimetière juif de Varsovie. On avait donc, jusqu’à l’arrivée du PiS au pouvoir, une impression extrêmement positive sur l’évolution du pays. Depuis lors, tout cela se défait et j’en arrive à me demander si le temps long de l’antisémitisme n’est pas plus fort que toute cette phase extraordinaire d’ouverture des archives et de travaux magnifiques, qui n’aurait duré qu’un quart de siècle – ce qui, au regard d’une vie, est très long, mais n’est qu’une parenthèse au regard de l’histoire.