Une des affirmations que l’on entend le plus souvent à propos de la politique internationale porte sur la transition d’une ère «  westphalienne  » à une autre «  post-westphalienne  ». De nombreux auteurs, qu’ils soient chercheurs ou journalistes, utilisent ce cadre théorique pour interroger des aspects essentiels de ce qui nous attend  : quelles responsabilités les sociétés multinationales doivent-elles avoir vis-à-vis des droits de l’homme1 ? Comment la guerre va-t-elle évoluer au cours du vingt-et-unième siècle2  ? Les organisations internationales telles que les Nations unies ou l’Union européenne vont-elles devenir de plus en plus autoritaires  ? 

L’ordre westphalien conçoit la politique mondiale comme un système d’États souverains indépendants, lesquels seraient tous égaux devant la loi. Le récit le plus populaire concernant ce système politique montre comment celui-ci tire ses origines de la paix de Westphalie en 1648, se renforce en Europe, s’étend peu à peu au reste du monde et, finalement, à la fin du vingtième siècle, commence à montrer les signes d’un déclin imminent. Pour ceux qui partagent cette perspective, une grande partie du pouvoir que les États possédaient autrefois a été redistribuée à diverses institutions et organisations non-étatiques – que l’on pense à des organisations internationales bien connues comme l’ONU, l’UE, ou l’Union africaine, à des acteurs non-étatiques violents comme ISIS, Boko Haram, ou les Talibans, ou encore à des sociétés bénéficiant d’une influence économique mondiale comme Facebook, Google, ou Amazon. Cette situation, poursuit-on généralement, aboutira à un ordre politique international qui ressemblera davantage à l’Europe médiévale qu’au système politique mondiale du vingtième siècle3.

Il y a des désaccords sur ce que signifie cet ordre «  post-westphalien  ». La question de savoir s’il est souhaitable ou non que les organisations internationales puissent intervenir dans les affaires de l’État est une source inépuisable de débats. Pourtant, il existe un vaste consensus quant aux événements du récit qui nous ont menés à la situation actuelle. En somme, l’idée westphalienne offre aux analyses dominantes les fondations pour construire leur description de la politique internationale.

Le problème avec ce récit, c’est qu’une bonne partie de ce qu’il raconte est profondément erroné. Au cours des deux dernières décennies, les chercheurs travaillant sur l’histoire de l’ordre international ont méticuleusement montré le décalage entre le récit westphalien et les preuves historiques. L’État-nation n’est pas aussi ancien, et son émergence pas aussi naturelle que ce qui est souvent prétendu. Bien comprendre cette histoire veut dire qu’il nous faut façonner un autre récit des origines de notre ordre politique international – ce qui nous amène également à présenter un autre futur possible.

Au cours des deux dernières décennies, les chercheurs travaillant sur l’histoire de l’ordre international ont méticuleusement montré le décalage entre le récit westphalien et les preuves historiques. L’État-nation n’est pas aussi ancien, et son émergence pas aussi naturelle que ce qui est souvent prétendu.

Claire Vergerio

Ces questions sont cruciales aujourd’hui. Si la période post-guerre froide a en effet permis l’essor d’organisations non-étatiques, ces dernières années divers dirigeants politiques de droite ont renforcé l’influence de l’État-nation. Du fait du retour spectaculaire du nationalisme – du Brexit à Donald Trump, en passant par l’accès au pouvoir de Narendra Modi, Jair Bolsonaro, ou Viktor Orbán –, certains ont même spéculé sur le fait que, après tout, la dernière heure de l’ordre westphalien n’était peut-être pas arrivée, alors que d’autres soutiennent mordicus que ce phénomène n’était que le dernier spasme d’un système à l’agonie. Bien comprendre l’histoire du système international a des implications cruciales pour ces deux positions.

On a répété à des générations d’étudiants en relations internationales que c’était la charte pan-européenne de la paix de Westphalie en 1648 qui avait créé la structure politique que l’on retrouve maintenant partout sur le globe  : un système d’État souverains égaux, sinon matériellement, du moins en droit. Avec cette structure politique, continue le récit, ont émergé d’autres caractéristiques essentielles, telles que la doctrine de non-intervention, le respect de l’intégrité territoriale, la tolérance religieuse, ou encore la consécration de l’équilibre des puissances et l’émergence d’une diplomatie européenne multilatérale. Dès lors, la paix de Westphalie ne constitue pas seulement une borne chronologique mais, pour ainsi dire, une ancre pour notre monde moderne. Avec Westphalie, l’Europe entre avec fracas dans la modernité politique et offre son modèle au reste du monde.

Au cours des dernières décennies, les chercheurs travaillant sur l’histoire de l’ordre international – dans diverses disciplines, dont notamment l’histoire globale, les relations internationales et le droit international – ont montré que ce récit traditionnel est non seulement faux mais encore diamétralement opposé à la réalité historique. L’article d’Andreas Osiander, « Sovereignty, International Relations and the Westphalia Myth », sans doute l’exemple le plus reconnu de cet effort pour tordre le cou aux idées reçues, a été publié il y a vingt ans maintenant4. Comme ces chercheurs l’ont souligné, les traités de la paix de Westphalie, qui ont mis fin à la guerre de Trente Ans (1618-1648) qui dévastait l’Europe, ne mentionnent aucunement la souveraineté de l’État ou le principe de non-intervention, et encore moins le souhait de réorganiser le système politique européen. Loin de consacrer le principe de tolérance religieuse, plus souvent connu sous les termes de cuius regio eius religio («  tel Prince, telle religion  »), qui a été mis en place par le traité d’Augsbourg en 1555, ces traités le remettaient en cause, jugeant qu’il avait été source d’instabilité. Par ailleurs, les traités ne mentionnent jamais le concept d’équilibre des puissances. En réalité, la paix de Westphalie renforce un système de relations qui, précisément, n’était pas fondé sur le concept d’État souverain, mais au contraire sur la réaffirmation du dispositif juridique complexe (Landeshoheit) dont jouissait le Saint-Empire romain germanique, et qui autorisait des unités politiques autonomes à former un conglomérat plus large («  l’Empire  ») sans avoir de réel gouvernement central. 

Une partie de la confusion actuelle s’explique par le fait que l’on a rassemblé tous les traités de paix majeurs signés en 1648 sous un seul et même nom. Ce que nous appelons souvent le traité de Westphalie désigne en réalité deux traités  : signés entre mai et octobre 1648, ceux-ci étaient des accords entre le Saint-Empire romain et ses deux adversaires principaux, à savoir la France (traité de Münster) et la Suède (traité d’Osnabrück). Chaque traité couvrait principalement les affaires internes du Saint-Empire romain et les échanges territoriaux bilatéraux de moindre importance avec la France et la Suède. Outre ces deux accords, il y eut également un autre traité de Münster entre l’Espagne et les Pays-Bas, signé en janvier de la même année et mettant fin à la guerre de Quatre-Vingt Ans, mais cet accord préalable n’a presque aucun rapport avec les traités du Saint-Empire romain.

Au-delà de cette confusion, comment ce récit trompeur a-t-il pu devenir si populaire  ? La mythologie de ces traités ne s’est mise en place à proprement parler qu’au tournant du dix-neuvième siècle, alors que les historiens européens se tournaient vers les temps modernes pour fabriquer des récits qui appuyaient leur vision du monde. Comme les chercheurs Richard Devetak5 et Edward Keene6 l’ont expliqué, les historiens conservateurs de cette période (particulièrement ceux de l’école historique allemande de Göttingen) souhaitaient dépeindre la période pré-1789 du continent européen comme un système ordonné d’États, caractérisé par la retenue et le respect mutuel, et qui avait été menacé par l’impérialisme expansionniste de Napoléon. Cette réinvention de l’histoire européenne moderne faisait partie d’un projet plus large et maintenant bien étudié visant à présenter la montée d’un système international et le pouvoir européen mondial de telle façon qu’ils apparaissent comme le résultat d’un processus linéaire, inévitable et précieux7. Les Européens, poursuit ce récit, étaient les seuls à être moderne dans leur organisation politique, et ils firent don de celui-ci au reste du monde.

Au-delà de cette confusion, comment ce récit trompeur a-t-il pu devenir si populaire  ? La mythologie de ces traités ne s’est mise en place à proprement parler qu’au tournant du dix-neuvième siècle, alors que les historiens européens se tournaient vers les temps modernes pour fabriquer des récits qui appuyaient leur vision du monde.

Claire Vergerio

Comme l’explique Osiander, c’est en recyclant la propagande du dix-septième siècle que l’on a donné une place de choix à la paix de Westphalie dans ce nouveau récit historique. En cherchant l’histoire d’États se battant pour leur souveraineté contre la domination impériale, les historiens du dix-neuvième siècle ont trouvé exactement ce dont ils avaient besoin dans les discours anti-Habsbourg qui avaient été disséminés par les couronnes française et suédoise durant la guerre de Trente Ans.

Les historiens du vingtième siècle ont poussé ce récit plus loin encore. Comme cela est souvent le cas pour les mythes fondateurs, un article semble avoir été particulièrement influent, surtout dans le domaine des relations internationales et du droit international  : l’essai de Leo Gross « The Peace of Westphalia  : 1648-1948 », publié en 1948 dans l’American Journal of International Law8. Décrété «  indémodable  » et «  précurseur  » à l’époque, l’article célébrait l’émergence de l’ordre post-Seconde Guerre mondiale en établissant une généalogie prestigieuse. En comparant la charte de l’ONU de 1945 au traité de Westphalie, Gross reprit le récit de traités réinventant la souveraineté nationale et permettant ainsi la liberté, l’égalité, la non-intervention et toutes les autres vertus supposées. Il remarqua toutefois que le texte des traités ne reflétait guère ces idées, mais il fit alors appel aux principes généraux qui, supposa-t-il, devaient étayer ces accords. Ceux qui, après lui, citèrent son travail, poursuivirent la construction du mythe  : dans le meilleur des cas, ils sélectionnèrent quelques clauses sur les affaires internes du Saint-Empire romain et les brandirent en guise de fondations pour un nouvel ordre pan-Européen. Le plus souvent, ils se contentèrent de mettre de côté cet écart entre le récit de Westphalie et le contenu des traités eux-mêmes.

J’en suis arrivé à la conclusion suivante  : le mythe s’est maintenu principalement parce que les efforts pour le réfuter ne sont pas parvenus à offrir un récit alternatif clair et convaincant. La solution à la débâcle de Westphalie serait donc de présenter un récit alternatif faisant davantage preuve d’exactitude historique, un récit qui reflèterait le processus bien plus complexe qui a mené à l’ordre international moderne.

Voici, par exemple, un récit qui, quoique incomplet, est plus juste. Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, l’ordre international s’appuyait sur un patchwork d’entités politiques diverses. Bien qu’une distinction soit souvent faite entre le continent européen et le reste du monde, les travaux récents nous rappellent que les entités politiques européennes étaient également relativement hétérogènes jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle. Alors que certaines de ces communautés politiques étaient des États souverains, d’autres incluaient des formations composites comme le Saint-Empire romain et la République des Deux Nations (qui regroupait la Pologne et le grand-duché de Lituanie), au sein desquels les droits souverains étaient divisés de façon complexe.

En effet, une grande partie de ce que nous tenons pour acquis quant à l’organisation normale du système international est de fabrique relativement récente. Ce n’est qu’au dix-neuvième siècle que l’État souverain devint la norme, alors que des entités comme le Saint-Empire romain laissaient peu à peu place à des États souverains comme l’Allemagne. On l’oublie souvent, mais l’Amérique latine connut également une transition vers un système d’États souverains durant la période, au gré de ses révolutions anticoloniales successives. Ce système devint par la suite l’ordre international par défaut à travers la décolonisation dans les années 1950 et 1970, alors que les États souverains remplaçaient les empires à travers le monde. Au cours de cette transition, diverses possibilités alternatives furent considérées, notamment – jusque dans les années 1950 – des formes de fédérations et de confédérations qui ont depuis largement disparu. Au cours des dernières décennies, l’État a non seulement triomphé en tant que seul élément légitime du système international, mais il a également façonné notre imagination collective de telle sorte que nous sommes convaincus que cela a été la norme depuis 1648.

Au cours des dernières décennies, l’État a non seulement triomphé en tant que seul élément légitime du système international, mais il a également façonné notre imagination collective de telle sorte que nous sommes convaincus que cela a été la norme depuis 1648.

Claire Vergerio

Jusqu’en 1800, toute l’Europe se trouvant à l’Est de la frontière française ne ressemblait en rien à ce qu’elle est maintenant. Comme le décrit l’historien Peter H. Wilson dans son ouvrage récent Heart of Europe (2020), le Saint-Empire romain, longtemps snobé par les historiens de l’État-nation, avait alors mille ans d’existence9. À son apogée, il représentait un tiers de l’Europe continentale. Il continuera d’exister pendant encore six ans avant sa dissolution sous la pression des invasions napoléoniennes et son remplacement temporaire par la Confédération du Rhin (1806-1813), sous domination française, puis par la Confédération germanique (1815-1866).

Cette dernière s’apparentait au Saint-Empire romain de bien des façons, et ne ressemblait guère à un État-nation. Une large partie de son territoire recoupait – de façon soi-disant «  prémoderne  » – le territoire de la monarchie Habsbourg, un autre «  État composite  » qui entama son processus de centralisation plus tôt que le Saint-Empire romain mais qui, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, ne ressemblait également que peu à un État-nation. Il se consolida et aboutit à l’Empire autrichien (1804-1867), puis à l’Empire austro-hongrois (1867-1918), mais l’accord de 1867 accorda à la Hongrie une autonomie importante et l’autorisa de fait à gouverner son propre petit empire. Pendant ce temps, plus au sud, ce que nous appelons l’Italie était toujours un assemblage de royaumes (la Sardaigne, les Deux-Siciles, la Lombardie-Vénétie sous l’autorité de la couronne autrichienne), de duchés (notamment Parme, Modène et la Toscane) et d’États papaux, alors que les territoires plus à l’Est étaient gouvernés par l’Empire ottoman. Ce n’est qu’au milieu du dix-neuvième siècle que la carte de l’Europe commença à ressembler à un groupe d’États-nations  : la Belgique et la Grèce apparurent en 1830, alors que les unifications italienne et allemande ne furent achevées qu’en 1871. 

Nous avons l’habitude de penser à l’Europe comme au premier exemple historique d’un système d’États souverains véritables, mais, en réalité, l’Amérique latine est parvenue à cette forme d’organisation politique à peu près au même moment. Après trois siècles de domination impériale, la région a été témoin d’un redécoupage de sa géographie politique du fait des Révolutions atlantiques de la fin du dix-huitième siècle et du début du dix-neuvième siècle. Suivant la trace des États-Unis (1776) et de Haïti (1804), elle a fait l’expérience d’une série de guerres d’indépendance, de telle sorte qu’en 1826, à part quelques exceptions, les empires espagnol et portugais avaient été complètement expulsés. Bien entendu, la Grande-Bretagne obtint rapidement le contrôle du commerce dans la région du fait d’une combinaison agressive de mesures économiques et diplomatiques, souvent appelées «  l’empire informel  ». Toutefois, elle interagissait maintenant avec des États formellement souverains.

Durant le reste du siècle, les structures de souveraineté fédérale qui avaient émergé des suites de l’indépendance – la Grande Colombie (1819-1831), la République fédérale d’Amérique centrale (1823-1841) et les Provinces-Unies du Río de la Plata (1810-1831) – sombrèrent dans des guerres civiles sanglantes qui durèrent des décennies, opposant les régions aux gouvernements centralisés, et menant à de nombreuses tentatives de reconstruction de conglomérats politiques plus larges. Ainsi, de la même façon qu’en Europe de l’Ouest, ce n’est qu’à la fin du dix-neuvième siècle que la région se stabilisa en un système d’États-nations ressemblant à ce qu’il est de nos jours. Il semble aujourd’hui possible d’offrir un récit similaire pour l’Amérique du Nord, comme le propose l’historienne Rachel St John dans son projet en cours, The Imagined States of America : the Unmanifest History of Nineteenth-century North America.

Les empires ont, bien entendu, continué à prospérer malgré la popularité grandissante des États-nations. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le monde a été dominé par des empires et par les structures d’autorité politique hétérogènes que ceux-ci ont créé. Quand la décolonisation a commencé après 1945, l’État-nation n’était pas la seule possibilité. Dans Worldmaking after Empire(2019), Adom Getachew décrit le «  moment fédéral  » de l’Afrique anglophone, lorsque les dirigeants des différents mouvements indépendantistes du continent discutaient la possibilité d’organiser une Union des États africains dans la région, et une Fédération des Indes occidentales dans les Caraïbes10. Prenant modèle sur les États-Unis, qui offraient l’exemple d’une fédération post-impériale florissante, ils ont alors caressé l’idée d’un État fédéral centralisé, mais ont échoué à se mettre d’accord avec ceux qui préféraient une fédération moins contraignante, qui laisserait plus de pouvoir de décision et de souveraineté entre les mains de chaque État.

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le monde a été dominé par des empires et par les structures d’autorité politique hétérogènes que ceux-ci ont créé. Quand la décolonisation a commencé après 1945, l’État-nation n’était pas la seule possibilité.

Claire Vergerio

En ce qui concerne les colonies africaines francophones, l’écart avec le modèle de l’État-nation était encore plus remarquable. Comme Frederick Cooper l’a décrit dans Citizenship between Empire and Nation (2014), le triomphe ultime de l’État-nation ici a résulté des désaccords entre le gouvernement français en métropole et les dirigeants et penseurs africains qui ont mené le processus de décolonisation – de Mamadou Dia, le premier ministre du Sénégal, à Léopold Sédar Senghor, l’un des théoriciens de la négritude11. Initialement, la conversation portait essentiellement sur des formations politiques qui ne seraient ni des empires, ni des États-nations, mais des fédérations et des confédérations qui imaginaient la citoyenneté comme un faisceau de droits qui ne recoupaient pas nécessairement le statut de nation. L’idée impliquait une fédération de nations, et non une fédération en guise de nation, comme pour les États-Unis. Chaque communauté aurait son propre gouvernement et son identité, mais les diverses communautés agiraient ensemble, et offriraient une forme partagée de citoyenneté au sein d’un état multinational. 

Cette forme «  d’anticolonialisme antinationaliste  » se retrouva finalement confronté au refus du gouvernement français de distribuer les ressources de la métropole au sein d’un réseau de citoyens élargi. Pourtant, nous devrions nous arrêter un instant sur le fait qu’elle fut sérieusement discutée. Bien entendu, dans le contexte de la décolonisation, le triomphe de l’État-nation représentait une victoire ultime pour les peuples colonisés contre leurs oppresseurs de longue date. Mais cela a aussi rompu le lien entre des régions et des histoires partagées et a créé ses propres dynamiques d’oppression, en premier lieu pour ceux à qui l’on a refusé la possibilité d’établir leur propre État  : les peuples indigènes, les nations sans État, les minorités12. Le pouvoir écrasant de ces constructions étatiques, qui ont presque entièrement éradiqué les populations indigènes dans les colonies de peuplement comme les États-Unis et l’Australie, se fit aussi ressentir dans les situations dans lesquelles la construction étatique était une arme contre l’empire. S’il est vrai que le faible l’a, à juste titre, emporté, ce fut parfois au détriment d’autres plus faibles encore. 

Cela aurait-il pu se passer différemment  ? Les analyses contrefactuelles sont un jeu dangereux dans la réflexion historique. Ce qui apparaît clairement néanmoins, c’est qu’à peine soixante-dix ans plus tôt, ce que nous considérons de nos jours comme une façon évidente d’organiser les communautés politiques était seulement une option parmi plusieurs autres disponibles dans notre imagination collective.

Cet autre récit, expliquant comment nous en sommes arrivés à l’ordre international moderne, a des conséquences importantes sur la façon dont nous envisageons le passé. Il a également de sérieuses conséquences sur la façon dont nous pensons le présent. 

D’abord, cela nous oblige à penser à nouveaux frais les causes de la stabilité internationale. Le récit habituel associe l’ordre international avec l’existence d’un système d’États souverains, mais l’histoire alternative suggère que la période qui suit 1648 était caractérisée par la survivance de diverses communautés politiques. En ce qui concerne le continent européen, le Saint-Empire romain est l’exemple le plus marquant d’une telle communauté politique, laquelle continua à faire l’expérience de différentes formes d’agrégation des droits souverains jusqu’à son effondrement en 1806. Par conséquent, la stabilité relative de la période qui suit 1648 serait peut-être davantage due à la diversité de communautés politiques sur le continent qu’à la supposée émergence d’un système homogène d’États-nations. Certains chercheurs ont regardé au-delà des frontières de l’Europe, et ont d’ores-et-déjà remarqué de telles dynamiques de stabilité à travers différentes formes d’organisations politiques dans d’autres régions où des empires mondiaux se construisaient, comme on peut par exemple le voir dans l’étude sur l’océan Indien faite par Andrew Philips et J.C. Sharman, International Order in Diversity (2015)13. Cette période suggère donc qu’un système international dans lequel le pouvoir est partagé entre différentes sortes d’acteurs pourrait bien se révéler relativement stable.

Le récit habituel associe l’ordre international avec l’existence d’un système d’États souverains, mais l’histoire alternative suggère que la période qui suit 1648 était caractérisée par la survivance de diverses communautés politiques.

Claire Vergerio

Par ailleurs, prendre ce récit alternatif au sérieux nous force à repenser la façon dont nous envisageons l’influence des acteurs non-étatiques de nos jours. S’il fallait ne citer qu’un seul exemple, même les sociétés multinationales contemporaines les plus puissantes – Facebook, Google, Amazon, Apple et le reste – sont bien plus limitées dans leurs pouvoirs formels que les fameuses compagnies mercantiles, qui étaient des acteurs centraux dans l’ordre international jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle. Les deux plus importantes, les Compagnies des Indes orientales britannique et hollandaise, fondées en 1600 et 1602 respectivement, accumulèrent un pouvoir extraordinaire au cours de leurs deux siècles d’existence, devenant les premiers promoteurs de l’expansion impérialiste européenne14. Alors que ces compagnies commencèrent comme des entreprises marchandes cherchant à rejoindre le lucratif réseau commercial de l’Asie, elles ont peu à peu formé des projets plus ambitieux et, à partir de leurs avant-postes en Inde et en Indonésie, sont devenues de véritables communautés politiques autonomes. Elles étaient, comme divers chercheurs l’affirment maintenant, «  des compagnies-États  », des acteurs hybrides tout à la fois privés et publics, qui étaient légalement autorisés à régner sur des sujets, à battre monnaie et à livrer des guerres. De ce point de vue, les acteurs contemporains non-étatiques sont toujours relativement faibles comparés aux États qui monopolisent toujours davantage de pouvoirs formels que tous les autres acteurs dans le système international.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de quoi s’alarmer du pouvoir grandissant des sociétés multinationales. Il s’agit plutôt d’affirmer que, dans nos efforts pour limiter l’impact délétère de ces sociétés, nous devons nous garder de suggérer que la faute en revient à un affaiblissement sans précédent de l’État et donc que la solution serait d’étendre le pouvoir de l’État. Une perspective historique plus juste ouvre la voie pour explorer les possibilités qu’offrent des organisations alternatives de gouvernance, tant à l’échelle nationale qu’internationale. 

Enfin, le mythe de Westphalie tend à nier toute preuve historique qui laisserait entendre que le système reposant sur les États n’aurait pas été inévitable au cours des presque quatre cents dernières années. Sans nul doute, les États furent importants après 1648, mais il en est de même pour toutes sortes d’autres acteurs, des compagnies marchandes aux communautés politiques semi-souveraines, en passant par toutes sortes d’empires plus ou moins formellement structurés. Ce système n’a véritablement commencé à tomber en ruine qu’au dix-neuvième siècle, alors que certaines de ses caractéristiques persistaient même jusqu’au vingtième siècle. À travers ce prisme, le soi-disant «  ordre westphalien  » commence sérieusement à ressembler davantage à une anomalie qu’à un statu quo.

Pour comprendre pourquoi remettre en perspective l’État a un tant soit peu d’importance, prenons un exemple historique. Il y a seulement soixante ans, les défis auxquels les peuples colonisés faisaient face dans leur lutte pour la liberté étaient exacerbés par le fait que, comme ils n’étaient pas des États eux-mêmes, ils n’avaient presque pas de droits reconnus par la loi sur le plan international contre les États qu’ils souhaitaient défier. Et notamment, ils n’étaient pas autorisés à user de la force contre leurs occupants  : s’ils le faisaient, le droit domestique et international les auraient considérés comme des criminels plutôt que comme des combattants, et ce quelles que soient la légitimité de leur cause et leur habilité à s’organiser dans un réseau complexe de mouvements de libération nationale. Alors que, dans la majorité des cas, ils sont finalement parvenus à leur fins et ont trouvé une place à la table de la diplomatie mondiale en formant leurs propres États indépendants, le chemin vers la liberté aurait été bien moins escarpé s’ils avaient pu dès le début jouir d’un minimum de droits en tant qu’acteurs collectifs.

Lorsqu’on se confronte à l’histoire, la centralité actuelle du système étatique en tant que fondement de l’ordre international apparaît comme récente et relativement bien-portante, et non pas comme un système vieux de plusieurs siècles sur le point de s’effondrer. La stratification de la souveraineté au sein de communautés politiques comme l’UE, l’émergence du pouvoir des sociétés multinationales, la proéminence de groupes violents qui ne sont pas considérés comme des «  États  », aucun de ces développements n’est fondamentalement en décalage avec la façon dont les relations internationales ont fonctionné au cours des 373 dernières années. Ce qui est véritablement nouveau, dans une perspective de longue durée, c’est le triomphe de l’État dans le monde entier, et notre incapacité à imaginer des façons d’organiser le monde qui n’impliqueraient pas soit des États-nations soit des organisations d’États-nations.

La stratification de la souveraineté au sein de communautés politiques comme l’Union européenne, l’émergence du pouvoir des sociétés multinationales, la proéminence de groupes violents qui ne sont pas considérés comme des «  États  », aucun de ces développements n’est fondamentalement en décalage avec la façon dont les relations internationales ont fonctionné au cours des 373 dernières années.

Claire Vergerio

L’entretien que le chercheur en science politique Francis Fukuyama a donné dans Noema est révélateur à cet égard15. Alors que l’on l’interrogeait afin de savoir s’il jugeait l’État-nation dorénavant inadapté face aux problèmes mondiaux les plus pressants, Fukuyama reconnaissait que de tels «  défis ne peuvent pas être relevés par des États individuels  ». Mais, continua-t-il, «  combien de ces défis pourraient être relevés si les États existants collaboraient mieux  ?  ». Le magazine résume ainsi cette perspective  : «  Face aux défis planétaires, l’État-nation est tout à la fois le problème et la solution  ». Même les penseurs qui souhaitent limiter l’État-nation ne parviennent pas à se libérer du carcan étatique qui contraint l’imagination politique contemporaine. Les débats sur les institutions supranationales souffrent d’une étroitesse de vue similaire  : faut-il accorder plus de pouvoir aux États ou aux organisations internationales, lesquelles, in fine, reposent fondamentalement sur ces mêmes États ? En pleine crise mondiale, que l’on pense au COVID-19 ou à l’urgence climatique, il est nécessaire de trouver des possibilités alternatives à nos visions éculées.

Il y a donc bien davantage en jeu, dans nos discussions sur l’ordre international, que des chicaneries sur la périodisation historique. La représentation fautive de l’histoire du système international profite aux hommes forts du nationalisme, qui se donnent à voir comme sauvant le monde de l’effondrement dans l’anarchie qui résulterait de l’absence d’États, et d’un contrôle des sociétés multinationales qui se moquent bien des allégeances nationales. Plus largement, bien comprendre cette histoire signifie poser les bons cadres pour nos discussions. Accorder du pouvoir à des acteurs autres que les États n’est pas toujours une bonne idée, mais nous devons refuser le faux dilemme entre le retour du nationalisme, d’un côté, et le triomphe d’entités non-démocratiques, de l’autre. 

Il est donc temps d’exploiter une compréhension plus juste de notre passé afin d’imaginer un futur moins destructeur. Disposer ainsi d’un récit alternatif de notre trajectoire ne nous offre aucune solution toute faite, mais cela ouvre la voie pour envisager un ordre international qui laisserait une place à une plus grande diversité de communautés politiques, et qui restaurerait l’équilibre entre les droits des États et les droits d’autres collectivités. Aujourd’hui, la norme consiste en ce que les États bénéficient de bien davantage de droits que toute autre collectivité – des peuples indigènes aux mouvements sociaux transnationaux – tout simplement parce que ce sont des États. Mais la raison pour laquelle cela devrait être le seul cadre théorique pour notre imagination collective n’est en rien évidente, et encore moins si sa légitimité repose sur une histoire du système international qui a depuis longtemps été réfutée. Le mythe de Westphalie a finalement lourdement nuit à notre capacité d’imaginer de façon créative des réponses aux défis planétaires qui dépassent tant les frontières que les niveaux d’organisation gouvernementale, réponses qui peuvent être faites à des échelles différentes, du quartier, du village ou de la ville jusqu’aux institutions internationales. 

Alors que le temps dont nous disposons pour imaginer des façons plus durables d’organiser notre monde commence visiblement à être compté, mettons donc un terme à ce mythe une bonne fois pour toute. 

Sources
  1. Santoro, M., « Post-Westphalia and Its Discontents : Business, Globalization, and Human Rights in Political and Moral Perspective », Business Ethics Quarterly, Volume 20, n° 2, 2010, p. 285-297.
  2. Sean McFate, The New Rules of War. How American can win Against Russia, China, and Other Threats, William Morrow, 2020.
  3. Philip G. Cerny, « Neomedievalism, civil war and the new security dilemma : Globalisation as durable disorder », Civil Wars, Volume 1, n°1, 1998, p. 36-64.
  4. Andreas Osiander, « Sovereignty, International Relations, and the Westphalian Myth », International Organization, Volume 55, n°2, 2001, p. 251-287.
  5. Richard Devetak, « Historiographical Foundations of Modern International Thought : Histories of the European States-System from Florence to Göttingen », History of European Ideas, Volume 41, n°1, 2015, p. 62-77.
  6. Edward Keene, Beyond the Anarchical Society. Grotius, Colonialism and Order in World Politics, Cambridge University Press, 2002.
  7. Jürgen Osterhammel, Unfabling the East : The Enlightenment’s Encounter with Asia, Princeton University Press, 2018.
  8. Gross, L., « The Peace of Westphalia, 1648–1948 », American Journal of International Law, Volume 42, n°1, 1948, p. 20-41.
  9. Peter H. Wilson, Heart of Europe. A History of the Roman Holy Empire, Belknap Press, 2020.
  10. Adom Getachew, « Worldmaking after Empire : The Rise and Fall of Self-Determination« , Princeton University Press, 2019.
  11. Frederick Cooper, Citizenship between Empire and Nation : Remaking France and French Africa, 1945-1960, Princeton University Press, 2014.
  12. Epicenter, Who Deserves Independance ?, Harvard University blog.
  13. Phillips, A. et Sharman, J., International Order in Diversity : War, Trade and Rule in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
  14. J. C. Sharman et Andrew Phillips, Outsourcing Empire : How Company-States Made the Modern World, Princeton University Press, 2020.
  15. Noéma, Francis Fukuyama : Will We Ever Get Beyond The Nation-State ?, 29 avril 2021.
Crédits
La version originale de cet article a été publiée dans la Boston Review.