La Conférence sur l’Avenir de l’Europe a officiellement été lancée : elle associe pour la première fois des citoyens aux travaux des députés européens. En tant que parlementaires européens, Manon Aubry et Sandro Gozi, comment vous positionnez-vous par rapport à cet exercice ?
Sandro Gozi
Je pense pour ma part que cet exercice est une opportunité sans précédent. C’est la première fois dans l’histoire de l’Union européenne que l’on essaie de réformer l’Europe autrement, de faire l’Europe autrement, et de le faire avec une légitimité qui devrait arriver directement d’une participation citoyenne, en complément de la légitimité qui accompagne l’action de chacun de nous en tant qu’élus, au sein du Parlement européen, et des parlements nationaux.
Cette conférence est d’abord une opportunité pour les Européens avant même d’être une opportunité pour l’Europe. Il y a donc là un immense potentiel à exploiter. Pour ce faire, trois conditions devront cependant être réunies. Il faut d’abord qu’il y ait une information adéquate : nous devons faire savoir que cette conférence existe, c’est un travail qui concerne les citoyens européens, mais également les médias et les services d’information. Ces derniers devraient assumer l’information des citoyens : par exemple, France télévision devrait prendre l’engagement d’informer les Français que cette conférence existe. Il faut aussi faire savoir que la plateforme qui a abouti à la démocratie numérique est multilingue.
Ensuite, il faut créer une dynamique, une harmonie, au sens d’un travail collectif et partagé entre les citoyens qui seront sélectionnés dans les différents panels de la conférence d’une part, et les parlementaires nationaux et européens d’autre part. Je pense que ce volet est également complètement nouveau. Il faut construire, trouver un registre, un langage, une attitude de notre côté – surtout une attitude d’écoute – mais, dans le même temps, nous devons proposer des traductions concrètes aux idées ou aux propositions des citoyens. Les premiers débats que nous avons eu à Strasbourg se sont à cet égard mieux passés que ce que je pensais. Le fait d’alterner les interventions des parlementaires européens et des premiers représentants des citoyens a obligé tout le monde à être un peu plus clair, à mieux se faire comprendre. J’ai l’impression que bon nombre de parlementaires se sentaient comme pendant un examen ! Les citoyens étaient là pour la première fois, et assumaient une sorte de contrôle public. Or, plus nous ferons savoir que cet exercice existe, plus nous serons soumis à ce contrôle démocratique nécessaire, qui est aussi un gage d’efficacité.
Enfin, nous devons prendre l’engagement – et c’est mon engagement en tant que parlementaire européen – d’utiliser tous les moyens à notre portée pour donner une suite concrète et opérationnelle aux demandes prioritaires des citoyens. S’il faut prendre des initiatives, des lois, prenons-les ! S’il faut des décisions concrètes, des solutions concrètes, des actions politiques, menons-les ! S’il faut réviser les traités, révisons les traités ! Et je voudrais que le Parlement européen, dès le départ, assume cet engagement, et active la procédure de révision des traités qui nous est offerte par l’article 48 du TUE. Lorsque des propositions émergeront, nous ne devrons pas attendre la Commission ou les États. Il faudra que nous, les parlementaires européens, disions dès le départ que si les citoyens européens demandent des choses qui impliquent une révision des traités, il n’y aura aucun tabou. Nous serons là pour donner suite et traduire en lois et en traités vos demandes citoyennes.
Manon Aubry, partagez-vous ces engagements et ces constats ?
Manon Aubry
J’aimerais être aussi optimiste et positive que l’est Sandro, mais ma position se veut plus pragmatique, compte tenu de la réalité actuelle, et de l’état du rapport de force sur cette Conférence sur l’avenir de l’Europe.
Évidemment, nous sommes tous d’accord pour une refonte en profondeur des règles qui régissent aujourd’hui l’Union européenne – et je pense même qu’il faut les changer de la cave au grenier. Mais quand je vois les conditions dans lesquelles s’organise cette conférence, je doute qu’elle ne finisse pas par se traduire simplement par une immense opération de communication politique.
Sur la révision des traités, d’abord, il me semble que c’est un impératif. Ces traités organisent aujourd’hui la religion du libre-échange, de l’austérité, de la concurrence. Il nous faut donc poser dès le départ l’objectif d’une révision des traités européens. Or, en réalité, l’une des raisons pour lesquelles ce processus a mis si longtemps à démarrer, est parce qu’il n’y avait pas d’accord sur ce sujet, y compris au sein du Parlement européen. Notre groupe s’est battu pour inclure parmi les objectifs la révision des traités. Cette ambition a été systématiquement réduite par les autres groupes politiques, et on constate aujourd’hui que les États européens n’ont en réalité aucune envie de faire de la conférence un processus contraignant.
Une douzaine d’États européens, avant même que la conférence ne commence, avaient écrit une lettre pour affirmer qu’elle ne devait pas créer d’obligation légale – ce sont leurs termes exacts – et ne devait pas se substituer ou interférer avec les processus législatifs. Je ne parle même pas d’Angela Merkel qui a déclaré très clairement : « nous devons être les seuls maîtres à bord », mais bien de la position du Conseil, donc des États membres, sur la Conférence sur le futur de l’Europe, qui consiste précisément à ne pas activer l’article 48 dont parlait Sandro, qui prévoit la révision des traités.
Je me pose donc une première question : à quoi bon créer les cadres d’un grand débat sur l’avenir de l’Europe – ce qui à mon sens est nécessaire – si c’est pour avoir le droit de nouveau aux consultations du « grand débat », ou à la convention citoyenne pour le climat, pour prendre des références françaises. Il ne faudrait pas qu’à la fin, ce qu’il puisse en ressortir ne soit pas suivi d’effets et de changement en profondeur. Or nous avons d’autant plus de raisons d’être inquiets à l’échelle européenne que c’est arrivé la dernière fois en 2005. Le référendum sur la Constitution européenne, contre lequel les Français s’étaient exprimés dans un référendum, s’est presque traduit par un oui, puisque cela a débouché sur le traité de Lisbonne deux ans plus tard.
Voilà pour le fond et les objectifs politiques, mais qu’en est-il de la méthode ?
Si jamais nous arrivons à lever ce premier obstacle – qui est le plus essentiel à mon sens –, à se mettre d’accord sur les objectifs politiques et sur ce que l’on veut faire, il faut ensuite s’en donner les moyens.
Or sur les moyens – je pense que, Sandro pourras au moins être d’accord avec moi là-dessus – cela a été extrêmement chaotique dans l’organisation – et pas toujours à cause de la France. C’est une incroyable usine à gaz !
S’agissant de la participation citoyenne, on ignore comment sont choisis les représentants citoyens au sein de l’assemblée plénière.Le représentant portugais par exemple est un ancien député du PPE ! Permettez-moi de douter de son objectivité sur la question et sur son côté « citoyen extérieur » !
Nous aurons donc des panels citoyens réduits à 4 panels de 200 personnes : sur les dizaines de millions d’Européens que comptent le continent, cela fait peu. Et quand bien même, ces panels citoyens feront des propositions qui seront ensuite digérées par les groupes de travail thématiques. De ces neuf groupes, dont un seul sera présidé par une personnalité issue de la société civile, sortiront des travaux qui seront à leur tour redigérés par la conférence plénière de cette Conférence sur l’avenir de l’Europe – une plénière, notons-le, qui ne vote pas !
Tout cela sera envoyé à ce que l’on appelle « l’executive board », dans lequel il n’y a aucune représentation citoyenne. Par ailleurs, les groupes d’opposition – comme le mien – ont une voix consultative, mais pas de droit de vote. À la fin, nous aurons un vote du Parlement européen et du Conseil, qui de toute façon détiendra la clé de l’issue de cette proposition.
Rien qu’à décrire le processus, j’imagine que j’ai déjà perdu beaucoup de monde !
On peut donc avoir des doutes sur ce qui sortira à l’issue de ces nombreux filtres, surtout compte tenu du manque de volonté du Conseil de procéder à un véritable changement des traités européens. Cette procédure aurait pu être crédible si les propositions finales étaient actées et validées par un référendum, ou par les modes de validation nationaux – ce qui pour moi serait le meilleur moyen d’avoir un assentiment populaire.
Au total, malgré une bonne idée et un objectif qui me paraît essentiel – qui est de s’interroger sur une Union européenne qui va droit dans le mur si elle continue sur sa trajectoire actuelle –, on n’offre ni l’ambition politique, ni les moyens de cette ambition pour parvenir à cet objectif.
Ne pensez-vous pas qu’il y a quand même quelque chose, malgré toutes les limites que vous avez pointées, de l’ordre de l’irréversibilité ? En enclenchant ce processus, pour imparfait qu’il soit, ne commence-t-on pas déjà un peu à briser le tabou de la modification des traités, comme le soutient par exemple Alberto Alemanno ?
Manon Aubry
Je vous retourne la question. Imaginez que nous arrivions au terme de cette procédure – qui dure un an – avec toutes les limites que je pointais sur la méthode, et qu’à la fin, le résultat ne corresponde pas aux attentes citoyennes. Sans véritable révision des traités européens, ne pensez-vous pas que l’issue en sera encore pire, et qu’on aggravera d’autant plus la fracture entre les institutions européennes et les citoyens européens ? Cette fracture, me semble-t-il, deviendrait alors tellement irréversible que l’on ne trouverait plus l’espace pour refonder l’Union européenne.
Il me semble donc que nous prenons un risque avec cet exercice qui ne se donne pas les moyens de satisfaire les objectifs recherchés, le risque d’affaiblir encore plus l’Union européenne, et sa nécessaire refondation.
Est-ce une limite que vous admettez également, Sandro Gozi ?
Sandro Gozi
Le vrai risque, c’est le statu quo, l’immobilisme. L’Europe a risqué de se faire tuer à plusieurs reprises : pendant la crise financière, la crise migratoire et le début de la crise sanitaire. La spirale entre technocratie et immobilisme est mortelle, et cette conférence veut faire bouger les choses. Nous devons en profiter pour casser les codes.
Évidemment, c’est un pari : et un pari n’est jamais gagné d’avance. Il peut être gagné en l’occurrence si l’on arrive à dégager des majorités citoyennes et démocratiques claires autour de certains enjeux fondamentaux : la lutte contre les inégalités, la taxation, le numérique. Il est clair que nous assisterons à un bras de fer et à une bataille politique entre les réformateurs – et j’espère que, parmi les réformateurs, nous pourrons compter sur des parlementaires européens, nationaux, et une majorité de citoyens – et les conservateurs.
La lettre à laquelle Manon faisait référence, celle des 12 pays, représente le parti du statu quo.
Il est vrai qu’au sein du Conseil, on trouve trois groupes de pays. Un premier groupe de pays était contre cette conférence, et a eu le courage de le faire savoir ; un deuxième groupe de pays espérait que la conférence ne démarre pas et que, si elle démarre, elle soit un simple exercice de communication politique. Ces deux groupes sont du parti du statu quo. Enfin, on trouve un troisième groupe de pays, au premier rang desquels la France, qui veut exploiter pleinement les potentiels de la Conférence.
Lorsqu’elle a été proposée par Emmanuel Macron dans sa lettre Renaissance du 4 mars 2019, c’était la première fois qu’un chef d’État d’un pays ne s’adressait pas à ses homologues au sein du Conseil européen, mais directement à tous les citoyens européens. C’était déjà la volonté de sortir des voies ordinaires pour réformer l’Europe.
Mon avis n’est pas simplement un optimisme, c’est une détermination à saisir pleinement cette opportunité qui se trouve devant nous. Il est clair que nous savons qu’il s’agit d’un exercice de compromis, parce que ce sont trois institutions qui ont dû se mettre d’accord : les 27 gouvernements, la Commission, et le Parlement européen.
Si j’avais eu à dessiner le fonctionnement de la gouvernance de la Conférence, je l’aurais bien sûr fait différemment. Nous aurions pris l’engagement que ce soit un parlementaire européen qui préside la conférence, par exemple. Mais tout cela est secondaire par rapport à la bataille politique que nous devons mener, et je crois que cette bataille politique dépasse les clivages traditionnels entre groupes politiques au sein du Parlement.
Du point de vue de la méthode et de l’approche, il n’y a pas beaucoup de choses qui m’éloignent de ce que Manon Aubry vient de dire. Il me semble que les parlementaires européens ont la responsabilité, le devoir, de jouer ce rôle d’avant-garde pour que cet exercice fasse réellement la différence.
Nous avons la chance unique de montrer qu’on peut réformer l’Europe autrement. Si l’on réussit, on ne reviendra plus en arrière !
Sur le fond, vous parlez tous les deux de possibles modifications des traités et potentiellement, de réformes législatives. Quels seraient pour vous les secteurs prioritaires à mettre au cœur des discussions ?
Manon Aubry
Je commencerais par ce qui me semble le plus prioritaire et le plus urgent : les questions de libre-échange.
Nous assistons aujourd’hui à un dogme du libre-échange qui devient presque une forme de religion : on a aujourd’hui 80 accords de libre-échange en vigueur entre l’Union européenne et des États tiers, et plus d’une vingtaine en cours de négociation ou d’approbation. C’est une terrible erreur, au regard notamment de ce que la crise Covid a montré de notre vulnérabilité. Cette dernière a mis en lumière notre incapacité à produire des masques – un bout de papier ! – pour venir en aide aux citoyens européens, faute d’industrie suffisamment importante sur le sol européen. Avant de parler, comme la Commission européenne le fait, d’autonomie stratégique, il faudrait changer fondamentalement cette religion-là. C’est le premier objectif.
Le deuxième objectif, à mon sens, se situe dans la refonte du droit de la concurrence. Il nous faut pouvoir protéger davantage à l’échelon européen, en se demandant comment développer nos industries. Il faut changer nos règles des aides d’État, qui sont consacrées par un droit de la concurrence qui est, je pense, le droit le plus problématique et le plus rigide au niveau européen : un bon nombre d’aspects du droit européen permettent des dérogations, sauf le droit de la concurrence, ce qui nous en empêche de développer des pôles publics stratégiques. Il faut prendre ces problèmes à bras-le-corps.
La question climatique est elle aussi essentielle. Nous avons besoin d’avoir un secteur public fort, en particulier sur les questions environnementales, l’énergie, le transport, etc. Là-dessus, nous avons besoin d’un changement drastique des règles du droit de la concurrence.
Je prendrai un autre exemple, qui, à mon sens est fondamental : la question fiscale. Les traités imposent l’unanimité en matière fiscale, ce qui de facto empêche depuis des dizaines d’années d’agir en la matière. On laisse ainsi prospérer, au sein de l’Union européenne, certains des pires paradis fiscaux au monde que sont le Luxembourg, l’Irlande ou encore les Pays-Bas. Il faut ouvrir la possibilité à de nouvelles formes de coopération en matière fiscale, plus simple par ailleurs que des coopérations renforcées, parce qu’on a vu que, sur la TTF (Taxe sur les transactions financières) par exemple, cela ne fonctionnait pas véritablement. Il faut permettre à un certain nombre d’États, soit d’agir à la majorité qualifiée, soit, et ça n’est pas incompatible d’ailleurs, d’agir en petits groupes qui, ensemble, feraient le choix par exemple d’imposer un impôt universel des entreprises, dont le principe serait de taxer les entreprises en fonction de leur activité économique réelle, en calculant leur déficit fiscal. C’est l’une des choses qui pourrait être faisable et facilitée par de nouvelles règles européennes.
Un dernier point, parce que c’est quand même un élément très important : la question du cadre de gouvernance économique européen et du Pacte de stabilité et de croissance. Plus personne aujourd’hui ne peut défendre les 3 % de déficit et les 60 % d’endettement. D’ailleurs, plus personne ne les respecte. Il faut un nouveau cadre de gouvernance économique, et c’est l’occasion aussi de le mettre sur la table, si l’on devait faire une révision des règles économiques européennes.
Un consensus n’est-il pas justement en train de s’imposer sur ce sujet ?
Manon Aubry
Je siège en commission des affaires économiques et monétaires, et nous suivons d’assez près le sujet. En réalité, non seulement les règles qui ont été suspendues, que ce soit sur les aides d’État ou sur le Pacte de stabilité et de croissance, vont être remises en vigueur courant 2022, au plus tard 2023, et probablement sans davantage de délai, mais ce que l’on nous avait annoncé comme une réforme du Pacte a été reléguée aux calendes grecques – même si tout le monde a pu constater à quel point il n’était pas adapté. C’est sans parler de la question – que je n’ai pas mentionnée, mais qui est inscrite en lettres d’or dans les traités – de l’indépendance de la Banque centrale européenne. Nous sommes dans la seule zone économique au monde où on ne débat pas, où l’on n’a pas de contrôle démocratique pour la politique monétaire. Or ce serait pourtant un outil à mettre au service de la relance économique !
Sandro Gozi
Le plus important, à mon sens, est d’être à l’écoute, d’être attentif aux principales propositions des citoyens. Je crois que la première des priorités est d’être prêt à traduire des idées, des propositions, des demandes citoyennes en actions politiques, en initiatives de lois, ou en révision des traités.
Évidemment, je viens aussi à la Conférence avec des propositions liées à la gouvernance. Il y a un premier groupe de priorités que je lie à un renforcement de la démocratie européenne : il est temps de mettre fin à l’unanimité. Il faut arrêter avec la « vetocratie », notamment en matière fiscale et de politique étrangère, mais aussi dans d’autres domaines.
Pour moi, c’est non seulement un enjeu démocratique, mais aussi un enjeu d’efficacité, car lorsqu’on donne la possibilité à un État seul d’émettre un veto, on nie l’existence même de l’Union européenne. Celle-ci n’existe pas que par une idéologie, elle existe à travers l’action, à travers l’initiative, à travers des solutions concrètes et efficaces aux grandes questions devant lesquelles les États ne sont plus à même d’apporter des réponses.
Le deuxième enjeu démocratique est de donner la possibilité à l’Europe – et ce aussi à la lumière de l’expérience de la crise sanitaire, mais pas seulement – de décréter un état d’urgence européen. Pendant la crise, chaque État a fait ce qu’il voulait, avec des restrictions aux libertés fondamentales plus ou moins grandes selon les pays. Il faut, face à ces questions de crises transnationales globales qui impactent tout notre continent – que ce soit une crise sanitaire, économique, climatique, militaire – se mettre ensemble, et décider ensemble de décréter un état d’urgence, en définissant ses modalités et en suivant des critères à déterminer.
Enfin, il faut libérer la politique des échelles nationale. Pour paraphraser Rousseau, on pourrait dire que la politique devrait être libre, mais qu’elle est partout dans les fers nationaux ! Nous devons construire une politique transnationale pour éviter d’avoir toujours le même problème de vide, d’éloignement, de liens émotionnels manquants entre les citoyens et les institutions européennes. Je crois à la possibilité de doubler les choix démocratiques des citoyens qui permettrait à ces derniers de voter non seulement pour les candidats des listes Renaissance, France insoumise, etc. à l’Assemblée nationale en France, mais aussi d’avoir un deuxième bulletin dans lequel ils pourraient voter directement pour les mouvements politiques européens. Cela serait un atout formidable pour construire un véritable monde politique européen. Aujourd’hui, au parti démocrate européen, nous sommes les premiers à dire que les partis politiques européens ne font pas véritablement de la politique, car puisqu’on ne les élit pas directement, ils n’ont pas assez de légitimité. C’est l’un des grands enjeux des politiques transnationales.
Je suis aussi très attaché à l’enjeu d’une croissance juste, et de la lutte contre les inégalités. Il faut, à mon sens, que nous réformions le Pacte de stabilité et de croissance, qui doit devenir un pacte de soutenabilité au service du progrès social et de la lutte contre le changement climatique. C’est une bataille très difficile, très rude, mais je crois que si la conférence donne un signal dans ce sens : cela ne pourra être que positif. Cette proposition de croissance devrait s’accompagner d’un véritable plan pour la jeunesse européenne, pour renforcer ce que nous faisons, et aller au-delà en termes d’emploi, de formation, d’entrepreneuriat et de service civique.
Enfin, il faut pérenniser les fonds du plan de relance européen. Là, on a tous les éléments dont on a discuté pour 15 ans. On a, aujourd’hui, un plan de relance qui est basé sur l’idée de dette commune européenne, parce que nous avons un destin commun, parce que nous devons résoudre ensemble des défis économiques et sociaux. Nous allons sur les marchés, on se base sur l’émission d’obligations communes européennes, et on décide de les rembourser avec des ressources, en faisant payer les pollueurs et les géants du numérique. Ce plan, qui aujourd’hui est extraordinaire, et qui est destiné à s’achever en 2026, doit nous inspirer pour un véritable plan de relance d’au moins une décennie. C’est cela, l’autre grand aspect de la croissance.
Est-ce possible en l’état actuel de la gouvernance et du processus de décision européen ?
Sur cette question, je pense toujours à la pièce de Luigi Pirandello Six personnages en quête d’auteur. En Europe, il y a trop de présidents en quête d’auteurs. Il y a une présidente de la Commission européenne, un président du Conseil européen, un président de la zone euro – la personne qui représente la zone euro au niveau international… Or, il est urgent de faire simple : il faut avoir une représentation unique de l’Union européenne sur la scène internationale.
Il faut attribuer à la même personnalité la fonction de Président de la Commission européenne, et la fonction de Président du Conseil européen. Si la première fois c’est une femme qui assume ce rôle, c’est encore mieux : ce serait la meilleure réponse à ce qui s’est passé à Ankara. Il y a trop de présidents, et cela créé une fragmentation et peu de visibilité.
Manon Aubry
Je suis d’accord avec Sandro Gozi sur la nécessité d’être à l’écoute, mais pour cela, il faut se donner les moyens de pouvoir traduire ce qui est dit, ce qui peut émaner des consultations citoyennes. Il faut que les consultations citoyennes soient suffisamment larges et représentatives d’une part, et d’autre part que le nombre de filtres, que je décrivais tout à l’heure – et qui ne présage rien de bon quant à la traduction de ces propositions – soit le plus faible possible.
La deuxième chose est la nécessité d’une refonte institutionnelle européenne, notamment en ce qui concerne le droit d’initiative du Parlement. Sandro a raison lorsqu’il décrit l’imbroglio des institutions européennes, et je pense que si vous allez dans la rue, personne n’y comprend rien. Le fait que personne n’y comprenne rien est une des sources du divorce et de la fracture béante entre les peuples et les institutions européennes, mais c’est aussi parce qu’Ursula von der Leyen est à la tête de l’Union européenne, et qu’en France, personne ne sait qui c’est. Elle n’a, à mon sens, aucune légitimité démocratique. Nous, qui sommes élus directement par les peuples européens, nous n’avons pas la capacité d’initier des directives.
Politiquement, quelle sera votre stratégie au sein de la Conférence ? Comptez-vous utiliser cet exercice pour avancer votre agenda ?
Manon Aubry
Notre ambition est de parvenir à casser les murs entre les institutions européennes et la vraie vie. En ce moment, je me trouve au Parlement européen, et Sandro aussi je crois – je reconnais les murs sur Zoom. Ces murs, en réalité, sont très épais : ils font que les citoyens européens ne se sentent pas vraiment concernés.
Si la Conférence échoue à donner véritablement la parole aux citoyens européens, alors je pense que cela devrait être notre responsabilité de le faire directement. Nous allons organiser un cycle d’auditions d’ONG, d’organisations de la société civile, mais aussi de citoyens lambda, avec l’objectif de comprendre les attentes sur l’évolution de l’Union européenne, y compris de ceux qui peuvent en avoir un regard très critique, pour essayer au mieux d’être les porte-voix des citoyens dont je crains que la voix ne soit pas suffisamment prise en compte dans cette conférence. Il faut aussi contrer l’influence des lobbies, qui est toujours importante dans les cadres de décision européens, et qui commencent à s’intéresser eux aussi à cette conférence, dans l’hypothèse où elle débouche sur des changements substantiels. Il faut donc que l’on puisse aussi donner à voir – et si besoin dénoncer – le poids des lobbies comme on peut le faire sur d’autres régulations au niveau européen.
Voilà comment je vois notre rôle : être utile au citoyen, être la porte-voix des sans-voix.
Sur la méthode comme sur le fond, nous devons mettre véritablement la question des traités à l’agenda. Avec notre groupe et sur la base des consultations que nous avons menées, nous allons faire une proposition de nouveaux traités européens à l’horizon fin 2021-début 2022 pour dépasser l’alternative simpliste : soit une forme de statu quo qui considère que l’Union européenne est formidable en l’état et qu’il ne faut rien y changer, soit des frexiters qui pensent qu’il faut tout jeter à la poubelle. Je pense qu’on peut poser les bases d’une troisième voie, mais qu’il faut pour cela changer en profondeur les fondations de l’Union européenne, et c’est ce sur quoi nous voulons déboucher, même si nous ne sommes pas dupes quant à la manière dont pourra se traduire ce débat. Ce n’est pas un hasard si le résultat de ces travaux sortira en mars 2022. Je vous laisse réfléchir à l’échéance qui sera très proche de cette date dans le contexte franco-français… Je crois qu’il faut être vigilant sur l’exploitation politique de cette procédure si l’on veut qu’elle débouche sur de véritables changements.
Sandro Gozi
Je suis d’accord au sujet des droits d’initiative législative. D’ailleurs, en tant que chef de mon groupe en Commission des affaires constitutionnelles, j’y travaille. Pour Renew, quelle est la stratégie au niveau politique ? C’est justement de trouver, de construire une troisième voie, je dirais la voie d’Érasme.
Je refuse l’approche « TINA » (There is no alternative) à cause de laquelle pendant 15 ans, on a risqué de tuer l’Union européenne – d’ailleurs, Tina [Merlin, ndlr] était une grande résistante italienne, et entendre ce nom pour dire qu’il n’y a pas d’alternative m’attriste. C’est une grossière erreur, parce qu’elle a conduit à l’émergence des nationalismes et des populismes. La stratégie de fond est donc d’affirmer qu’il y a une alternative, et que l’on peut faire l’Europe différemment. C’est la première chose.
La deuxième chose, évidemment, est qu’il faut faire un bon usage de l’approche politique, à savoir travailler ensemble. Il faut que les différentes familles politiques soient très efficaces dans le travail d’équipe, entre parlementaires européens et parlementaires nationaux, mais également entre représentants dans le Comité des Régions et de l’autre côté, il faudra voir quelles sont les principales questions qui seront au cœur de l’action et des préoccupations citoyennes. Autour de ces questions, nous devrons construire des alliances, des majorités, créer des ruptures – je dirais même des ruptures politiques et constitutionnelles.
Si l’on arrive à coordonner collectivement ce travail entre parlementaires européens et nationaux, ainsi que celui des citoyens, de la contribution de la société civile organisée – à travers huit associations européennes qui participeront –, de la contribution des partenaires sociaux qui seront là à travers le comité économique et social, des maires et des présidents des régions ; nous devons travailler pour des grandes majorités transversales, au niveau politique, autour de grands thèmes clés. Aujourd’hui, nous voyons déjà qu’entre deux forces politiques bien différentes comme la République En Marche et la France Insoumise, il y a quelques points sur lesquels on pourrait construire des majorités importantes.
Le remplacement de l’unanimité dans le domaine de la fiscalité ? absolument. Le droit d’initiative législative du Parlement européen ? absolument aussi !
Est-ce qu’il y a une question de légitimité des institutions européennes ? Oui, c’est pour cela que je disais qu’on devrait pouvoir voter pour un président ou une présidente de l’Union européenne. Cette personnalité devrait être à la tête de listes transnationales pour qui l’on peut voter directement. Si demain, par exemple, il y a un candidat Jean Dupont contre un candidat Mario Rossi, on sait que si la liste de Dupont gagne, elle aura la Présidence et la majorité. Je crois que certains trouvaient cela absolument déconnecté de la réalité il y a 10 ans, aujourd’hui, c’est tout à fait possible et nous y travaillons déjà au Parlement européen. Nous devons créer des dynamiques de ce genre , y compris au sein de la conférence. Je crois que c’est une façon possible de gagner le bras de fer contre le parti du TINA, et du statu quo.
Comptez-vous profiter de cette séquence pour créer de nouveaux forums de discussion ?
Manon Aubry
Vous l’avez compris, pour moi, les conditions ne sont pas réunies pour espérer un véritable élan citoyen. Il faut le créer ailleurs.
Nous pouvons donc essayer d’utiliser au maximum ce cadre de la Conférence sur l’avenir de l’Europe pour essayer d’avoir un échange avec la société civile, puisqu’elle y est représentée. Pour nous, il s’agit aussi d’essayer de créer une culture commune entre les représentants de parlements nationaux de notre famille politique, et les représentants du Parlement européen, qui siègent conjointement dans cette conférence. Mais pour être honnête, je pense que les cadres de coopération et de discussion devraient largement dépasser cette conférence.
Néanmoins, une autre chose que l’on pourrait imaginer à l’occasion de la Conférence, ce sont des coopérations bilatérales ou d’un petit nombre d’États, qui pourrait faire changer la dynamique au niveau européen. Je reprends l’exemple que je prenais tout à l’heure sur les questions fiscales. On voit aujourd’hui que l’on est dans une impasse, et que l’on aurait aussi de grosses difficultés à la majorité qualifiée.
Or, dans le cadre des échanges que nous avons sur la conférence sur l’avenir de l’Europe, il est facile de constater qu’un certain nombre d’États partage des missions communes, comme celle de mettre un terme à l’évasion fiscale, et de faire payer les grandes entreprises multinationales leur juste part d’impôts. On pourrait voir naître cela de manière ad hoc, ou plutôt connexe à cette conférence, une dynamique d’un petit groupe d’États, ou d’un petit groupe de parlementaires qui, ensemble, se mettent d’accord sur un impôt universel des entreprises avec un taux minimum d’imposition suffisamment ambitieux. C’est aussi cela qui pourrait renverser la dynamique au niveau européen, puis se traduire par un changement plus systémique. Dit autrement, cette politique, cette approche, que l’on pourrait qualifier d’’approche par cercles concentriques, pourrait inverser la dynamique plutôt que de chercher systématiquement l’unanimité, notamment s’il fallait réviser les traités et se trouver dans une impasse, rester bloqué et embourbé. De manière assez pragmatique, il faut analyser les points de blocage, et se demander comment on les dépasse les uns après les autres. La question fiscale, je trouve, est un bon exemple, parce qu’on connaît les solutions d’un point de vue technique. Pour avoir travaillé en détail sur le sujet, c’est faisable. Maintenant, il faut de la volonté politique. De nouveau, un petit groupe d’États pourrait le faire. Si l’on juge que c’est prioritaire, si c’est un sujet qui émerge, notamment dans le cadre de cette conférence, on pourrait dire que nous avançons, et qu’ensuite, « qui nous aime nous suive ». En l’occurrence, qui aime récupérer l’argent perdu dans les paradis fiscaux nous suive, et dit comme cela, je pense que c’est plutôt motivant.
Sandro Gozi, partagez-vous cette approche à plusieurs vitesses ?
Sandro Gozi
Je pense d’abord que l’approche de cette conférence doit être éminemment transnationale. Ce qu’il faut, c’est se concevoir en tant que citoyens européens. Il faut aller au débat avec des visions différentes, des attentes différentes, des idées différentes sur l’avenir de l’Europe, mais en se concevant dès le départ comme citoyen d’un espace, d’une communauté politique qu’est notre Europe, et l’Union européenne.
Cette conférence peut résolument donner un nouvel élan à cette approche transnationale, que j’appelle de mes vœux, et que j’essaie aussi de mener à bien. En tant qu’Italien en France, je crois que c’est véritablement important, notamment pour la jeunesse : un tiers des citoyens protagonistes de la conférence sont des jeunes entre 16 et 25 ans. Je crois qu’une approche transnationale, une approche qui considère l’Europe comme une Res publica parle beaucoup à cette nouvelle génération. Nous devons absolument exploiter la présence de la jeunesse dans cet exercice.
J’espère que, par exemple, au-delà de la conférence formelle, nous pourrons organiser des débats en défendant la participation des conférences, région par région en Europe, grande ville par grande ville en France, ce serait l’occasion de donner plus de force à cet exercice citoyen.
Alors certes, la dernière phase de la conférence se déroulera sous la Présidence française de l’Union. Est-ce un problème ? Non. Était-ce voulu ? Non. Est-ce une opportunité immense ? Oui, parce que cette conférence, c’est Emmanuel Macron qui l’a voulue en premier.
Le fait que cela se termine sous présidence française de l’Union européenne, cela veut dire que cet exercice va se terminer sous la présidence de l’État qui s’est le plus battu pour que cette conférence ait lieu. Et j’imagine que l’Italie de Mario Draghi et l’Espagne de Pedro Sanchez iront dans le même sens.
En ce qui concerne les groupes d’États, j’irai même au-delà. Il faut qu’il y ait une avant-garde des peuples et des pays, et je dis bien des peuples et des pays. Nous devons à tout prix éviter qu’à la fin de cet exercice, il puisse y avoir un véto ou un blocage dans la dynamique intergouvernementale du Conseil face à des réformes. Si nécessaire, un groupe qui est d’accord sur certains points clés devrait pouvoir aller de l’avant, et jouer un rôle d’avant-garde, comme cela est parfois arrivé dans l’histoire de l’Union européenne.
Par le passé, nous avons sacrifié sur l’autel de l’unanimité des actions européennes importantes, parce qu’il y avait un Polonais ou un Hongrois pour mettre son veto. C’était la doctrine de Tusk et de Merkel. Nous avons trop perdu à rester sur cette position !
Ce qui compte, aujourd’hui, c’est de prendre des décisions importantes, de donner des réponses concrètes aux citoyens. Si, dans une première phase, cela doit passer par un petit groupe de pays, alors qu’il en soit ainsi. Les autres suivront de toute façon, et s’ils ne suivent pas, c’est leur choix démocratique. Ils peuvent être libres de choisir le statu quo, mais nous ne pouvons pas laisser d’autres pays nous empêcher d’avancer. Nous devons être libres avec les pays qui pensent la même chose, et qui veulent aller de l’avant.