Le premier voyage à l’étranger de Joe Biden en tant que président a été un succès sans réserve. Après quatre années tumultueuses de Trump, Biden a restauré la solidarité entre les alliés démocratiques, forgeant un consensus sur des questions allant de la défense collective au changement climatique, en passant par la pandémie, la cybersécurité et la fiscalité mondiale. Il n’a peut-être pas obtenu autant de repoussoirs contre la Chine qu’il l’aurait souhaité, mais il a atteint son objectif le plus important : l’unité entre les principales démocraties du monde. 

Toutefois, Biden est maintenant confronté à un défi plus difficile : faire en sorte que sa vision internationaliste soit respectée dans son pays. Les Européens ont raison de se demander combien de temps ils pourront compter sur sa promesse que « l’Amérique est de retour » et à nouveau « prête à diriger le monde ». Le consensus national qui a longtemps soutenu l’engagement des États-Unis à l’étranger s’est désagrégé face à la montée de la discorde partisane, et à un fossé de plus en plus profond entre l’Amérique urbaine et rurale. « L’Amérique d’abord » de Trump a encore de l’influence sur le parti républicain, qui pourrait récupérer le Congrès en 2022, sans parler de la Maison-Blanche en 2024.

Si Biden veut s’assurer que les États-Unis sont effectivement de retour de manière durable, il doit reconstruire un large soutien populaire favorable à l’internationalisme en partant de la base. Il est essentiel de redresser les difficultés auxquelles sont confrontés de nombreux travailleurs américains pour vacciner le pays contre « l’Amérique d’abord » et la politique illibérale de Trump qui consiste à montrer du doigt. L’amélioration des conditions économiques nécessite des réformes politiques structurelles pour réduire les blocages et faire en sorte que la politique étrangère américaine serve à nouveau les intérêts des travailleurs américains. Ce dont Biden a besoin, c’est d’une approche « inside out » qui fera le lien entre les impératifs nationaux et les objectifs à l’étranger.

Si Biden veut s’assurer que les États-Unis sont effectivement de retour de manière durable, il doit reconstruire un large soutien populaire favorable à l’internationalisme en partant de la base.

Charles A. Kupchan et Peter Trubowitz

Biden peut commencer à reconnecter ce que l’Amérique fait à l’étranger aux besoins économiques et sociaux des électeurs de la classe ouvrière, en ouvrant le champ de l’élaboration de la politique étrangère à de nouvelles voix. Pendant trop longtemps, la politique commerciale américaine a servi les intérêts des grandes entreprises au détriment des travailleurs américains. Une approche « l’Amérique d’abord » du monde se vend bien alors que de nombreux Américains souffrent d’insécurité économique, et ont le sentiment d’être les perdants de la mondialisation.

M. Biden doit mettre les intérêts des familles ordinaires à la table, en veillant à ce que les ouvriers d’usine, les ouvriers agricoles et les travailleurs des services aient une voix audible dans les délibérations de Washington sur le commerce extérieur. La Maison-Blanche devrait également réformer les programmes nationaux visant à atténuer la réduction des salaires et les pertes d’emplois, qui accompagnent inévitablement les accords commerciaux. En formant les travailleurs à de nouvelles compétences, et en réalisant des investissements publics dans les secteurs de croissance, Washington peut protéger les communautés contre les déplacements causés par l’automatisation et le commerce, stimuler l’investissement privé, et contribuer à rassurer l’électorat sur le fait qu’un commerce ouvert peut être un commerce équitable. 

M. Biden peut également consolider les fondements nationaux de la politique américaine en alignant à nouveau les priorités stratégiques sur les moyens politiques. Ce n’est pas un hasard si Biden poursuit les efforts de Trump pour se retirer de l’Afghanistan et du Moyen-Orient élargi. L’opinion publique américaine a depuis longtemps perdu patience avec les « guerres éternelles », et la Maison-Blanche bénéficie d’un soutien bipartisan lorsqu’elle recentre la diplomatie américaine, comme l’a fait Biden lors des réunions du G7 et de l’OTAN, sur la mission traditionnelle de l’Amérique consistant à promouvoir la stabilité en Europe et en Asie, tout en s’attaquant aux problèmes émergents, tels que le changement climatique et la santé mondiale. 

Mais M. Biden doit également travailler « de bas en haut » pour reconstruire un nouveau consensus internationaliste en garantissant des investissements importants dans l’économie nationale afin d’augmenter le niveau de vie, de réduire les inégalités, et de renouveler le contrat social. Pour cette tâche, Biden ne peut pas se permettre d’attendre le soutien bipartisan du Congrès. Le programme de Biden pour le renouveau national nécessite une législation ambitieuse et coûteuse, comme les États-Unis n’en ont pas vue depuis le New Deal. Pour le faire passer, Biden et ses alliés au Congrès devront réviser les règles archaïques de l’obstruction (filibuster) au Sénat américain.

Le programme de Biden pour le renouveau national nécessite une législation ambitieuse et coûteuse, comme les États-Unis n’en ont pas vue depuis le New Deal. Pour le faire passer, Biden et ses alliés au Congrès devront réviser les règles archaïques de l’obstruction (filibuster) au Sénat américain.

Charles A. Kupchan et Peter Trubowitz

Pour la plupart des lois, l’obstruction oblige le parti majoritaire à réunir une supermajorité de 60 voix, ce qui favorise ostensiblement le consensus, en encourageant les deux partis à trouver un terrain d’entente1. Mais dans un pays en proie à l’impasse partisane et à l’obstructionnisme républicain, c’est une recette pour la paralysie. M. Biden doit donc travailler avec les démocrates du Sénat pour contourner le filibuster, et obtenir une législation indispensable pour réparer les infrastructures de transport obsolètes du pays, passer des combustibles fossiles aux énergies renouvelables, et investir dans les soins de santé, la garde d’enfants et l’éducation.

Ces mesures favoriseraient une croissance économique plus équitable et un engagement civique plus large, créeraient des millions de nouveaux emplois, et contribueraient à combler le fossé économique entre l’Amérique rouge et l’Amérique bleue. Elles sont essentielles pour reconstruire un électorat et une classe politique engagés dans le centrisme bipartisan, le pluralisme et l’internationalisme plutôt que l’extrémisme partisan, le nativisme et l’isolationnisme que Trump a attisés. 

Enfin, si Biden veut ramener les États-Unis du bon côté de l’histoire de manière durable, il devra s’assurer que le pays affiche à l’intérieur les valeurs qu’il cherche à promouvoir à l’étranger. Il devrait commencer à pousser le Congrès à finaliser une législation garantissant que tous les Américains, y compris les citoyens non blancs de plus en plus nombreux dans le pays, aient pleinement accès au vote. La plupart des républicains vont rechigner, mais Biden doit rappeler à tous les Américains combien les appels illibéraux et nativistes de Trump ont porté atteinte à l’autorité morale de la nation dans le monde. Si l’Amérique veut devenir un phare de la démocratie à l’étranger, elle doit redoubler son engagement en faveur de la justice sociale et des droits politiques dans son pays. 

Si l’Amérique veut devenir un phare de la démocratie à l’étranger, elle doit redoubler son engagement en faveur de la justice sociale et des droits politiques dans son pays. 

Charles A. Kupchan et Peter Trubowitz

Le défi de M. Biden n’est pas seulement de ramener les États-Unis sur la scène mondiale par le biais d’une diplomatie internationale réussie, mais aussi de réimaginer ce qui est politiquement possible dans le pays. En réformant et en renforçant les institutions du pays et en rendant sa politique intérieure et étrangère plus inclusive sur le plan économique, M. Biden peut « reconstruire en mieux » (build back better), comme il aime à le dire, d’une manière qui survivra à sa présidence et qui rétablira la cause commune de la nation, derrière une marque constante et déterminée d’internationalisme américain.

Sources
  1. Au Sénat américain, un filibuster est une tactique communément employée par l’opposition qui combine un ensemble de règles fondées sur le temps de parole des débats. Le filibuster le plus souvent utilisé consiste à retarder le plus possible l’adoption d’une loi en prolongeant les débats à l’infini ; clore les débats et ainsi fermer un filibuster nécessite un vote des deux tiers du Sénat (soit 60 sénateurs).