• Au mois de février, Bernard Émié, le directeur de la DGSE, déclarait lors d’une rencontre militaire en France, devant les journalistes, qu’Al-Qaïda au Sahel avait à présent pour cibles le Bénin et la Côte d’Ivoire (RCI). Le 10 juin 2021, l’Académie Internationale pour la lutte contre le terrorisme (AILCT) était inaugurée à Jacqueville, ville posée sur la lagune qui longe la côte ivoirienne à partir d’Abidjan. Deux jours avant, la RCI recevait un nouveau coup de semonce avec une attaque au nord, à sa frontière avec le Burkina Faso. Jacqueville, qui tire son nom de l’Union Jack, était prédestinée à accueillir le rêve commun de Macron et de Ouattara d’édification, selon le modèle américain, d’une école de guerre adaptée à l’évolution des conflits dans l’Afrique des forêts1. Le sous-jacent de la manœuvre est de trouver une fois de plus de nombreux contributeurs à ce projet, à la fois doctrinal et opérationnel. Formulé depuis 2017, son inauguration prévue initialement pour 2022 a été précipitée par l’intensification de l’insurrection africaine depuis le début de la pandémie de SARS-Cov-2.
  • Au Tchad et au Nigéria, Boko Haram a intensifié ses assauts contre les forces de l’État pendant la pandémie. Le 23 mars 2020, les djihadistes ont mené l’attaque terroriste la plus meurtrière jamais perpétrée au Tchad, en s’en prenant à un camp militaire, tuant 92 soldats. Ces événements se sont produits quelques jours après la mise en place des premières restrictions portant sur les rassemblements. Le 24 mars, un jour après la mise en place des limitations de séjour au Nigéria, une faction de Boko Haram a tendu une embuscade à un convoi de l’armée, faisant au moins 47 victimes parmi les soldats. Ces opérations indiquent que le groupe islamiste pourrait profiter de la situation sanitaire et de l’affaiblissement des ressources de l’État pour perpétrer des actes de violence, et pour recruter de nouveaux membres. On peut ici parler de « développement stratégique ».
  • La dégradation de la situation en Afrique de l’Ouest, ainsi que les menaces renouvelées contre la RCI, en particulier à Abidjan et à la frontière burkinabé, ont provoqué une accélération de la réponse française. C’est peut-être à l’aune de cette reconfiguration qu’il convient d’apprécier les propos du président français sur le départ des forces françaises de l’armée de terre de certaines zones sahéliennes. Les armées africaines du G5 seront invitées à venir – hors de leur contexte national troublé – se former dans le camp d’entraînement de Jacqueville2. Certains ne seront pas dépaysés. Sur l’île charmante que constitue à l’origine Jacqueville, se trouve l’hôtel Kafolo niché dans un jardin botanique. À seulement quelques centaines de kilomètres de là, un groupe armé a attaqué les FACI (Forces armées de Côte d’Ivoire), et a implanté un vaste réseau de dépôts d’armes et d’informateurs dans le district de Bouna, limitrophe du Burkina Faso.
  • L’Académie a une vocation franco-américaine au moins dans sa conception et dans son inspiration. Une faction de l’armée de terre française y a enfin gagné avec la réappropriation d’un des maîtres de la contre-insurrection, David Galula, « considéré par la communauté militaire américaine comme le principal stratège français du XXème siècle »3. Si la version soft de Galula consistait à conquérir les cœurs, le noyau dur de sa théorie des opérations de contre-insurrection (COIN) demeure musclé4. « Galula a précisé sa théorie de la COIN dans son manifeste Contre-insurrection : théorie et pratique. Il a souligné qu’à mesure que le soutien dont bénéficie un groupe d’insurgés grandit, ses capacités augmentent. De nouvelles capacités permettent aux OEV (Organisations Extrémistes Violentes) d’accroître le soutien leur étant accordé. Pour ce qui est du soutien populaire, ce qui constitue un gain pour l’insurrection équivaut à une perte pour le gouvernement, et vice-versa. Pourquoi les OEV fonctionnent-elles actuellement avec autant d’efficacité au Mali ? En raison de l’absence d’opérations axées sur le concept « nettoyer-tenir-construire » (NTC) menées dans une zone précise hautement prioritaire où les activités des insurgés sont manifestes. Ce concept est décrit en détail dans le manuel militaire américain FM 3-24 sur la contre-insurrection. »5
  • La doctrine de Galula est implicite dans les analyses subtiles du Timbuktu Institute basé à Dakar. Leur récent rapport publié durant le mois de mai sur la RCI témoigne du comportement peu engageant de l’armée ivoirienne sur le site de Kafolo : « En juillet 2020, au cours d’une opération au village de Bidoletedouo, l’armée procédait à l’interpellation d’une trentaine de personnes y compris le chef coutumier. Après plusieurs heures, assis par terre sous un soleil de plomb à Kafolo, ils furent relâchés à l’exception de deux individus transférés à Korhogo. L’incident irritait la population : quelques-uns désapprouvaient même la présence des prétoriens. Certains accusent des soldats d’avoir violé leurs us et coutumes en bafouant l’autorité d’un dignitaire par une « arrestation injustifiée ». Les militaires n’ont pas été capables de leur fournir un argument probant ni de présenter des excuses. »6
  • Le projet de semer de petites installations d’abris pour les soldats des FACI le long de la frontière ivoirienne, et de construire une base avec un aéroport à Kafolo, n’est pas tout à fait acquis par les États-majors français et ivoiriens. Le risque de barrages et de racket de la population ne sont pas négligeables, et pour le Timbuktu Institute, le point fort des OEV serait de ménager « l’économie de la survie », ainsi que ses illégalités attenantes dans cette région de transit et d’orpaillage. Les chercheurs de Dakar anticipent toutefois déjà le renouvellement de la conception de la guerre que devrait prôner et mettre en œuvre l’école de Jacqueville. « Le terrorisme islamiste, par la virulence, la patience et la récurrence de son agressivité, s’est imposé ces dernières décennies comme un acteur géopolitique bouleversant les postulats classiques d’engagement militaire et de la polémologie. Le credo de ses acteurs s’enrichit de carences structurelles de gouvernance et de l’abandon territorial. »7
  • Du point de vue du dispositif français, en attendant l’aéroport de grande capacité prévu à Jacqueville, la base de Port-Bouët qui hébergeait l’opération Licorne jouxte les pistes de l’aéroport d’Abidjan. Trois hélicoptères de combat y sont positionnés, et serviront d’éléments de coordination air-terre pour les entraînements des Forces spéciales de l’académie. Cependant, le virage du passage au combat d’éléments français en RCI est déjà pris. Le deuxième REP s’est installé auprès du fief de l’Infanterie de marine en RCI, à Port-Bouët toujours. Ce régiment parachutiste de la Légion étrangère a gagné ses titres lors de la guerre d’Algérie, où il était stationné. Il participe par la suite à de nombreuses opérations extérieures, et effectue des rotations pendant l’opération Licorne en RCI. Son implantation lui permet de gagner rapidement des zones de largage à la frontière ivoirienne où la surveillance par drones est renforcée.
  • Pour conforter ce glissement polémologique et géographique, le président Macron a besoin de l’Union européenne et des Britanniques. La Coalition pour l’Afrique, qui éclipsera l’Alliance Sahel sous la présidence d’un civil tchadien, prend ses marques à Bruxelles pour le dernier trimestre 2021. Cette dernière jouera un rôle décisif pour faire converger tous les intérêts exposés ci-dessus, dans le but de financer une réponse politique, économique et stratégique aux OEV.