Key Points
- Le phénomène de la pauvreté des travailleurs dans l’Union européenne est de plus en plus préoccupant et comporte une forte dimension de genre : de nombreuses femmes, tout en travaillant, restent exposées au risque de pauvreté.
- Selon une étude récente du consortium « Working, Yet Poor », les femmes sont ségréguées dans certains secteurs très stéréotypés du marché du travail et encore plus pénalisées par le type de contrats.
- La dépendance économique et la charge des soins ont un impact crucial sur le travail des femmes : les personnes les plus exposées au risque de pauvreté au travail vivent dans une famille avec des enfants, et les femmes actives les plus pauvres sont souvent des mères célibataires. Par conséquent, l’accès aux services de planning familial et à l’avortement doit être compris comme une question de justice socio-économique.
Travailler tout en étant pauvre : en Europe, cela arrive davantage aux femmes qu’aux hommes. Une étude du consortium Working, Yet Poor (WorkYP)1, composé de onze partenaires, huit universités et trois institutions s’occupant de droits sociaux, et financé par le programme Horizon2020, a récemment résumé dans un rapport l’état des lieux du phénomène de la pauvreté laborieuse dans l’Union européenne. Cet article résume ses principales conclusions.
Depuis des décennies, l’Union lutte contre la pauvreté au moyen de politiques et de stratégies visant à lutter contre le chômage ou l’inemployabilité. La première stratégie européenne pour l’emploi2 a fixé des objectifs minimaux dans tous les États membres en 1997, et la stratégie de croissance UE2020 suit la même approche et fixe un objectif de seuil d’emploi minimal de 75 % pour tous les États membres.
Une telle approche a sans doute contribué à créer une image opposant la pauvreté au travail, et à instaurer l’idée que si la pauvreté existait toujours, c’est que nous n’avions pas encore créé suffisamment d’emplois. Toutefois, si l’on considère la tendance socio-économique croissante des travailleurs et travailleuses menacés de pauvreté ou vivant sous le seuil de pauvreté, une telle perspective est insuffisante.
Les statistiques montrent que le phénomène de la pauvreté laborieuse comporte une dimension de genre. Les causes qui rendent les femmes plus vulnérables sont nombreuses et variées, et se retrouvent dans les relations de pouvoir institutionnalisées dans les organisations clés de nos sociétés : les institutions politiques, les organisations économiques et la sphère des relations privées.
Les femmes sont victimes de ségrégation dans certains secteurs du marché du travail. Une étude de l’EIGE3 rapporte qu’elles représentent 86 % de la main-d’œuvre employée dans le secteur de la santé et 93 % dans les services de garde d’enfants et l’enseignement, ce qui renforce le préjugé selon lequel les femmes sont naturellement plus enclines aux travaux de soins, même lorsqu’ils sont rémunérés. En fait, 44 % des Européens pensent que le rôle le plus important pour une femme est de s’occuper de son foyer et de sa famille, tandis que 43 % pensent que la chose la plus importante pour un homme est de gagner de l’argent4. De fait, même dans les secteurs mentionnés ci-dessus, les femmes n’occupent pratiquement jamais de poste à responsabilité.
Le type de contrat a également un effet profond sur le phénomène de la pauvreté laborieuse, au détriment des femmes. Si l’incidence du travail temporaire ne présente pas d’écart significatif, se situant à 13,6 % pour les hommes et 14,7 % pour les femmes au niveau de l’Union5, les femmes employées à temps partiel sont beaucoup plus nombreuses que les hommes, 30,2 % contre 8,5 %6. Alors que la différence entre le taux d’emploi des femmes et des hommes dans l’Union européenne était de 11,5 % au troisième trimestre 20207.
Les chiffres ci-dessus s’ajoutent à un écart de rémunération entre les sexes qui s’élève à 14,1 % en Europe et qui s’aggrave à l’âge de la retraite, atteignant 30 %8.
En résumé, les femmes en Europe travaillent dans peu de secteurs, elles sont fortement liées au stéréotype qui les considère comme naturellement enclines au travail de soins, elles occupent rarement des rôles décisionnels dans les organisations où elles travaillent, elles travaillent souvent à temps partiel pour concilier vie et travail, et elles sont moins bien payées. Il s’agit du work-in poverty : travailler, parfois même de longues heures, tout en étant exposé au risque de pauvreté.
Le paradoxe est que, d’une part, les travailleuses risquent davantage d’occuper des emplois sous-payés et sous-qualifiés et sont plus susceptibles d’être employées dans le cadre de contrats atypiques ; d’autre part, ces désavantages ne sont pas comptabilisés dans la position socio-économique des femmes, car la pauvreté au travail est mesurée en fonction des ressources globales du ménage. Ainsi, l’inégalité du pouvoir économique et décisionnel entre les membres du ménage – indépendance économique et charge des soins – est négligée, en s’appuyant sur une redistribution supposée équitable des ressources au sein du ménage.
Au contraire, dans près de la moitié des États membres de l’Union, les femmes passent au moins deux fois plus de temps que les hommes à s’occuper de leurs enfants et du foyer9. Le nombre d’heures hebdomadaires consacrées aux soins non rémunérés varie pour les femmes, d’un maximum de 50 heures en Autriche à un minimum de 24 heures en Grèce. Pour les hommes, elle varie de 29 heures en Suède à 10 heures en République tchèque.
Les personnes les plus exposées au risque de pauvreté laborieuse sont celles qui vivent dans un ménage avec des enfants, et les mères travailleuses les plus pauvres sont souvent des mères célibataires – qui, selon les dernières données d’Eurostat, représentent en moyenne 14 % de tous les ménages des 27 États-membres – ou des parents dans des couples avec trois enfants ou plus (13 %)10.
Les services de garde d’enfants ne sont pas au même niveau dans toute l’Union et l’insuffisance de ces services empêche de nombreuses mères de réintégrer rapidement le marché du travail, augmente les coûts et réduit les possibilités d’avoir des enfants11. Seuls 13 États membres ont atteint l’objectif de Barcelone, à savoir que 33 % des enfants de moins de 3 ans fréquentent des structures d’accueil.
La transformation en cours du modèle dominant, où l’homme est le seul soutien de famille, évolue progressivement vers un modèle à double revenu. Un phénomène dont les répercussions économiques de la pandémie de Covid-19 font aujourd’hui l’objet d’un examen approfondi. Cette tendance a toutefois conduit à la croyance qu’une répartition plus équitable des ressources économiques pouvait être réalisée assez facilement12. En effet, en 2010 (le chiffre, bien qu’assez ancien, est toujours pertinent), 21 % des ménages hétérosexuels européens dépendaient exclusivement du revenu du partenaire masculin et 37 % des femmes contribuaient moins que les hommes.
Pour les raisons énumérées ci-dessus, pendant la pandémie de Covid-19, les hommes et les femmes n’ont pas été absents du travail pendant la même durée13. Les proportions les plus importantes se situaient en Lituanie (17,1 % de femmes et 6,5 % d’hommes), en Hongrie (13,2 % et 5,5 %), en Pologne (12,1 % et 5,1 %) et en Lettonie (12,0 % et 5,0 %). Dans aucun des États membres, à l’exception de Chypre, il n’y a eu d’équivalence, et ce toujours au détriment des femmes. Enfin, selon les données de l’Institut statistique Italien (ISTAT) en 202014, depuis février dernier, 426 000 emplois ont été perdus en Italie en raison de l’urgence sanitaire : au cours du seul mois de décembre 2020, 101 000 emplois sont partis en fumée, dont 99 000 occupés par des travailleuses.
Dans le scénario ci-dessus, l’accès aux services de planning familial et à l’avortement n’est pas seulement un droit des femmes, mais aussi une question de justice socio-économique, et rendre ces services disponibles, gratuits et sûrs d’un point de vue pratique et pas seulement législatif est l’une des clefs pour lutter contre la pauvreté laborieuse. En Italie, par exemple, seuls 64,9 % des hôpitaux disposent d’un département d’obstétrique et de gynécologie ou uniquement de gynécologie, qui pourrait pratiquer des avortements15. En 2018, le pourcentage de gynécologues objecteurs de conscience dans le pays a atteint 69 % et celui des anesthésistes 46,3 %.
La maternité non planifiée pourrait affecter le positionnement d’une femme dans le contexte socio-économique. En particulier, dans une période de crise (comme celle donnée par la pandémie de Covid-19) où la discrimination augmente, garantir des services de planification familiale est essentiel non seulement du point de vue de l’égalité des sexes, mais aussi pour les besoins du marché du travail, qui pourrait perdre des talents à un moment critique.
Enfin, nous devons ajouter un élément supplémentaire à l’analyse. Pour analyser la pauvreté sur le marché du travail dans une perspective de genre, il faut observer la réalité des expériences des femmes, en se gardant de simplifications commodes. Les femmes ne constituent pas un groupe indistinct et homogène. La dimension du genre est imbriquée avec d’autres dimensions qui constituent nos identités : l’origine géographique, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, la classe socio-économique, le handicap. Celles-ci sont souvent combinées en un réseau dense d’oppressions qui affaiblissent l’action d’une personne et limitent ses possibilités d’échapper à la violence et à la pauvreté : rendre ce réseau invisible revient à mettre en œuvre des politiques moins efficaces.
Toute politique visant à réduire la pauvreté et à créer un marché du travail plus équitable doit tenir compte de cette complexité et en faire un élément central. L’alternative est de traiter la pauvreté en surface, d’augmenter les emplois sans toucher aux inégalités structurelles qui les traversent : changer quelque chose sans rien changer.
Sources
- Le projet Working, Yet Poor (WorkYP) est financé par le programme européen Horizon2020 et se concentre sur la tendance sociale croissante des hommes et des femmes qui travaillent et qui sont à risque ou sous le seuil de pauvreté. L’objectif global est de prévenir le risque de dumping social, de réduire les chocs économiques et de faire en sorte que les citoyens de l’UE retrouvent confiance dans la gouvernance publique et justifient leur statut de citoyen.
- Stratégie européenne pour l’emploi, 2007
- EIGE, Gender inequalities in care and consequences for the labour market, 20 janvier 2021
- Special Eurobarometer 465 : Gender Equality 2017, 10 juillet 2019
- Temporary employment : 14.1 % of employees, Eurostat, 24 mai 2019
- Part-time employment as percentage of the total employment, by sex and age ( %), Eurostat, 1 septembre 2020
- Employment and activity by sex and age – quarterly data, Eurostat, 13 avril 2021
- Closing the gender pension gap ?, Eurostat, 7 février 2020
- European Quality of Life Survey – Data visualisation, Eurofound
- Commission européenne, Household Composition Statistics, Mai 2020
- Commission européenne, Barcelona objectives, 2018
- EIGE, Gender Equality Index 2019. Work-life balance, 11 octobre 2019
- Temporary absences from work higher for women than men, Eurostat, 8 juillet 2020
- Claudio Tucci, Giovani, donne, precari : ecco chi ha pagato di più la crisi del lavoro, Il Sole 24 Ore, 1 febbraio 2021
- Ministero della Salute, Relazione Ministro Salute attuazione Legge 194/78 tutela sociale maternità e interruzione volontaria di gravidanza – dati 2018