La frontière dépaysée
« Ta visite, ton séjour seront incomplets si tu ne passes pas toi aussi par ces lieux, si tu ne découvres pas cette Trieste, si tu ne te mélanges pas toi aussi. »
La frontiera spaesata (Rome, Exorma 2020) est d’abord le récit d’un voyage aux portes des Balkans, en partant de Trieste, selon deux itinéraires différents : l’un parcourt l’Istrie, au sud-est, principalement le long de la côte, jusqu’à Pola/Pula, pour regarder plus loin vers Fiume/Rijeka, Zara/Zadar, et encore plus au sud, vers la Dalmatie ; l’autre pénètre à l’intérieur des terres, nettement vers l’est, en direction de Ljubljana, puis Zagreb, préparant le lecteur/voyageur à poursuivre vers Sarajevo et Belgrade. Les deux itinéraires néanmoins ne se suivent pas, ils s’alternent, et avec la magie propre au rêve et à la littérature le voyageur du premier prend peu à peu conscience du second et réciproquement, comme si ces deux itinéraires n’en formaient qu’un seul. Et attention : le voyage n’est pas seulement horizontal, mais aussi et surtout vertical, dans le temps, où s’enchevêtrent l’Histoire et les histoires, les peuples, les cultures.
Mais avant tout : où commencent les Balkans ? Où finissent-ils ? La réponse change selon qu’on se place au point de vue de la géographie, de la politique, de l’histoire, de la littérature. Et de toute façon, ils se dérobent toujours, en quelque sorte. C’est la première expérience de ce voyage : d’étape en étape, d’une porte à une autre ‒ à chaque porte tu te dis : voilà, nous y sommes… ‒ mais essaie de demander où ils se trouvent, ces insaisissables Balkans, la plupart du temps on te répondra simplement en indiquant la direction du prochain pays, de la prochaine porte. Jusqu’à ce qu’on te montre la direction des terres que tu viens de quitter, ou qu’on ne comprenne plus la question. Par ailleurs, comme on sait, en dehors des chercheurs locaux et des spécialistes de cette région, l’Europe connait peu les Balkans ; et même si depuis quelque temps ils commencent à être à la mode auprès du grand public, l’intérêt qu’on leur porte reste à la surface des choses et ne rend pas justice à au mélange original d’histoire tragique et de beauté qui les caractérise et que le livre cherche à explorer. La clef de cet emboîtement, qu’il se réfère à la beauté ou à la violence et à la douleur, est à chercher dans une réalité toujours pensée, agie en termes de limite, de frontière, cette dernière devant être comprise dans sa double acception. Frontière et limite en effet ne sont pas toujours synonymes. Dans le contexte balkanique, en particulier, la frontière est bien plus qu’une limite à franchir : c’est aussi un espace, une étendue fluide, aux contours vagues, où vivent et se mélangent des peuples aux origines variées. Une frontière dépaysée, justement : au sens courant de égarée, incertaine, bien sûr – c’est le sentiment qui accompagne tout le voyage – mais encore plus au sens littéral, structural de « dé-paysée », pour qualifier un pays qui est plusieurs pays, un caléidoscope de langues et de cultures, ou si l’on veut un envoûtant non-pays. Une frontière insaisissable, qui se déplace continuellement, théâtre de sanglants conflits, certes, mais aussi terrain fertile pour la rencontre et le métissage des langues et des cultures, laboratoire pour une nouvelle Europe transculturelle.
La frontière, les frontières, sont donc le fil conducteur de ce voyage. Celles entre les peuples ou prétendus peuples, ou entre les langues, évidemment, mais aussi celles qui traversent nos vies et sur lesquelles certaines rencontres faites au cours de ce périple, réelles et litttéraires, nous amènent à réfléchir : entre folie et normalité, pour commencer, puis entre masculin et féminin, entre hommes et animaux, et cetera… Le livre-voyage lui-même, d’ailleurs, est à la frontière de genres différents : il se lit comme un roman, mais ce n’est pas un roman ; il est imprégné d’histoire, mais ce n’est pas un livre d’histoire ; comme un guide il donne des conseils au voyageur, mais ce n’est pas un guide – et il emprunte un peu à tous ces genres, qu’il mêle ensemble. Quoi qu’il en soit, au fil des pages il est beaucoup question de littérature, d’Histoire et d’histoires, indispensables à la compréhension des lieux.
Le parcours se fait tout entier en compagnie des écrivains et des poètes de ces terres : Ivo Andrić, Miroslav Krleža, France Prešeren, Marisa Madieri, Fulvio Tomizza, Nelida Milani, Srečko Kosovel, Ligio Zanini et bien d’autres encore. Tous furent de grands auteurs de la Mitteleuropa. Beaucoup d’entre eux sont trop peu connus et traduits dans notre Europe, et il serait important, culturellement et politiquement, qu’ils puissent mieux circuler. Dans cette perspective, le livre se présente aussi, à un premier niveau, comme une sorte de baedeker géographique et littéraire où chercher des fragments d’itinéraires, à assembler et à prolonger ensuite à sa guise. Par ailleurs, à l’intelligibilité de ce parcours contribuent aussi des écrivains qui ne sont pas directement balkaniques, comme Stendhal, Gadda, Proust, Guimarães Rosa… Toutefois, contrairement à ce qui caractérise un guide, le voyage n’est pas défini à l’avance, c’est le lecteur/voyageur, tutoyé de façon intime – et je précise qu’il s’agit autant d’une lectrice/voyageuse – qui le construit peu à peu, aussi avec ses propres références, et s’arrête pour réfléchir sur les grands thèmes transversaux du livre à la faveur de certaines rencontres significatives : la frontière dans ses différentes acceptions, justement ; l’identité, tautologique ou dangereuse si elle est déclinée au singulier par une collectivité ; le mythe de l’autochtonie, lié à celui de la pureté (nous venons toujours d’ailleurs) ; la genèse du nationalisme, qui est toujours une menace de guerre, même sous ses formes apparemment plus douces.
Le livre se compose de cinq grands chapitres, subdivisés chacun en plusieurs sections. Pour cet article j’en ai choisi trois qui se suivent, au milieu du premier chapitre, Trieste, dans la traduction de Sophie Jankélévitch.
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Paroles autour d’un monde inconnu
Tu te souviens ? Une ville inventée par la littérature… un rêve… une bulle… Au point que pour pouvoir, pour devoir en parler, il n’est même pas nécessaire d’y être réellement allé.
Ainsi Proust, dans les dernières pages de Sodome et Gomorrhe, révèle que Trieste est pour lui un « monde inconnu » ‒ mais il est connu d’Albertine, qui s’y sent heureuse, car c’est là que sont « ses souvenirs, ses amitiés, ses souvenirs d’enfance »… Et tout à coup la lumineuse Trieste, tout en apparaissant comme « un pays délicieux où la race est pensive, les couchants dorés, les carillons tristes », s’enténèbre comme « une ville maudite » (Sodome et Gomorrhe, précisément…) que l’auteur voudrait « faire brûler sur le champ et supprimer du monde réel ». Quelques lignes seulement, où s’entremêlent proustiennement plaisir, désir et souffrance, centrées justement sur Trieste, qui pour le je du narrateur ‒ mais d’une certaine manière aussi pour le je du lecteur ‒ reste plantée dans le cœur « comme une pointe permanente » ; et en essayant d’en imaginer les contours, d’en suivre les fils ‒ qu’adviendra-t-il d’Albertine ? ‒ nous sommes de nouveau aspirés par la Recherche.
Certes, au cours de ces dernières années, les spécialistes de Proust n’ont pas manqué de souligner le lien entre l’écrivain et Trieste, et ont cherché à l’éclaircir : en particulier Pyra Wise, auteure d’un article paru dans le « Bulletin d’informations proustiennes » (2015), s’appuyant sur la biographie de Jean-Yves Tadié (1996), insiste sur la figure d’Ernesta Stern, née Hirschel von Minerbi à Trieste, à la moitié du XIXe siècle. Après son mariage avec le banquier Louis Stern, Ernesta s’installa à Paris, où elle se mit à écrire sous le pseudonyme de Maria Star et anima un salon littéraire très vivant : Proust y vint alors qu’il avait à peine vingt ans, et c’est même là qu’il aurait fait la rencontre de Reynaldo Hahn, pour lui fondamentale. En deux mots ‒ mais la discussion regorge d’autres détails, d’interventions qui réservent sans doute encore des surprises ‒ Wise conclut qu’en « liant Albertine à Trieste », Proust « rend peut-être un hommage en clin d’œil à cette vieille amie d’Italie, la complice des heures heureuses avec Reynaldo Hahn ».
Mais toi, qui es en train de découvrir la ville et as déjà rencontré Rilke, Svevo, Joyce et beaucoup d’autres écrivains, ce qui t’interpelle est moins le point de biographie caché que l’évidente coïncidence des dates. Rilke séjourne à deux reprises au château de Duino entre 1910 et 1912, Joyce arrive à Trieste en 1904 et y demeure de façon presque continue jusqu’en 1920, le triestin Svevo, comme on sait, sort de l’anonymat grâce à son amitié avec ce dernier, bien plus jeune que lui ; or c’est dans ces mêmes années que Proust la choisit pour être la plus mystérieuse des patries d’Albertine, en un sens justement parce qu’il n’y est jamais allé. Toi, en tant que voyageur triestin qui aime beaucoup la Recherche sans être un spécialiste de Proust, tu ne peux pas ne pas te demander si l’écrivain aurait pu élire quelque autre ville inconnue proposée par le hasard (mettons par exemple qu’Ernesta ait été originaire de Dublin…) ; ou si, à l’inverse, dans cette ville cosmopolite où les frontières à chaque pas se déplacent, se brouillent, se confondent, il n’a pas pressenti un lieu particulièrement adapté à la fuyante Albertine… Ces quelques lignes s’ajouteront alors pour toi aux nombreuses autres pages de littérature « de Trieste » au sens plein : le maudit, mystérieux, enchanteur lieu-qui-n’est-pas y devient une obsession, et se mettre sur ses traces revient à affronter un rival inconnu ou ‒ c’est la même chose ‒ à saisir l’insaisissable objet d’amour. Y a-t-il une manière plus subtile, plus forte de tomber amoureux d’une ville ?
Se promener dans le temps, dans l’espace
Trieste qui capture tout, Trieste l’étrangère, étrangère à toute tentative de la nicher d’un côté ou d’un autre ; Trieste rétive à tout ce qui est chaîne, barrière, ghetto, précisément parce qu’on a toujours cherché à lui en imposer ; Trieste dissociée, un pied dans la lumière, l’autre dans les ténèbres, qui sont en fait l’amour et la haine : tu ne trouveras en Europe aucune autre ville capable de raconter en si peu de pas l’itinéraire explosif de l’Occident.
Pour le parcourir à nouveau, tu commenceras ‒ c’est le trajet le plus simple, le plus violent ‒ par l’imposante Synagogue, juste derrière le Caffè San Marco, lui-même situé dans la belle zone piétonne du Viale XX Settembre ; en somme, tu es au cœur de la vieille ville, et si tu regardes le chemin déjà fait, tu verras que tu as dessiné un triangle parfait dont les deux autres pointes sont l’entrée du vieux port et la piazza dell’Unità. La Synagogue est impressionnante par ses dimensions ; d’ailleurs en Europe elle est la plus grande après celle de Budapest ‒ elle fut inaugurée en 1912, et c’est un des derniers cadeaux de l’Empire, pour marquer à juste titre sa reconnaissance à une communauté juive importante aussi par son histoire : l’émancipation est désormais une réalité, le ghetto appartient au passé, il s’est dissous dans la ville, et les juifs ont droit à un temple à la hauteur de leur nouveau statut de libres citoyens. Enveloppe-la délicatement du regard, la synagogue, et continue en descendant vers la piazza dell’Unità, mais en restant à l’intérieur ‒ tu arriveras au symbole du premier Empire que Trieste et l’Occident tout entier aient connu : le Théâtre romain, chef-d’œuvre architectural au subtil dessin, blotti au pied de la colline de San Giusto, à côté d’une brocante située derrière la piazza dell’Unità, du côté opposé à la mer, elle aussi à deux pas. (En guise d’apéritif avant la promenade : feuillette, achète quelques bandes dessinées, les étalages de la brocante en ont beaucoup, en particulier une très riche collection de la plus belle de toutes : Tex, l’infatigable voyageur du Far-West, le célèbre chef blanc des Navajos…) Et marche encore, quitte les vieux quartiers, traverse la ville dans la direction opposée à Barcola, jusqu’au rione Valmaura, bien loin désormais des douces silhouettes de la vieille ville ‒ demande le stade Nereo Rocco, fais une nouvelle et rapide halte devant sa statue (une autre…) : lui aussi, à sa manière, fut un grand triestin. Et puis encore deux pas, tu y es ‒ le voici, le symbole, la trace effrayante du dernier Empire de l’Europe, celui qui aurait dû durer mille ans, et qui en seulement cinq ans l’a dévastée, jusqu’au tréfonds de son âme : la Risiera di San Sabba, avec son four crématoire, le plus méridional des camps d’extermination, le seul sur le territoire italien…
Sur cette douloureuse et indolente étrangeté de Trieste à elle-même, qui l’a portée à reproduire dans ses moments lumineux et dans ses horreurs tout l’explosif itinéraire de l’Occident, on pourrait raconter encore beaucoup d’histoires. Mais il y en a une, une au moins, qui mérite d’être racontée un peu plus en détail.
Vent folie liberté cheval
Tu te souviens de la bora ? Eh bien, cette « chose » triestine par excellence vient elle aussi d’ailleurs : il paraît en effet qu’elle prend naissance en Sibérie, puis, se glissant dans des couloirs et des passages et se lestant de glace à travers des terres qui ne connaissent ni clôtures ni frontières, elle arrive directement à Trieste. C’est là et aux alentours de la ville qu’elle explose véritablement ; on dit qu’elle insuffle aux habitants une sorte d’étrangeté diffuse, ensorcelée, voire qu’elle les rend fous. D’où ‒ c’est une légende, bien sûr, mais les faits, les résultats, eux, sont bien réels ‒ la décision prise par Marie-Thérèse, l’Impératrice qui aimait Trieste sans l’avoir jamais vue, comme cela arrive en amour (et ici on pense inévitablement à l’obsession de Proust) : dans cette ville étrange et envoûtante, il y aurait désormais un lieu réservé aux aliénés, aux idiots, aux malades mentaux, en un mot, aux monstres, qui jusqu’alors étaient répartis entre les vieilles prisons de la piazza Grande, future piazza dell’Unità, et divers hôpitaux … Ils furent d’abord rassemblés, dans la première moitié du XVIIIe siècle, à l’Hospice général des pauvres, dit hôpital de Marie-Thérèse (et remarque au passage l’enchaînement : les criminels, les fous, les pauvres…), via di Romagna, mais c’est seulement au siècle suivant que sera fondé le premier hôpital psychiatrique au sens moderne du terme : dans les locaux de l’ancien évêché, sur la colline de San Giusto. Mais la croissance démographique est rapide et au début du XXe siècle, dans ces mêmes années de prospérité qui virent la construction de la grande synagogue, le nouvel hôpital psychiatrique ‒ connu plus tard comme OPP, Ospedale Psichiatrico Provinciale ‒ fut édifié à l’intérieur du parc de San Giovanni, selon le modèle des « pavillons dispersés », plus d’avant-garde que le modèle monobloc… Et c’est ici qu’en 1971 arrive comme directeur Franco Basaglia. Venu de l’hôpital de Gorizia où il avait mené, malgré mille difficultés, une courageuse expérience de communauté thérapeutique ouverte, il a maintenant un projet plus audacieux, plus ambitieux : il ne s’agit plus seulement d’adoucir, d’ouvrir, d’humaniser, mais de détruire, littéralement, l’hôpital psychiatrique, d’en abattre les murs et de le dissoudre dans la ville.
« Peut-être un jour les chevaux aussi se révolteront », disait dans ces années-là une phrase attribuée à Mao, comme pour expliquer métaphoriquement et littéralement que le besoin de liberté affirmé par l’humanité était plus grand que l’humanité elle-même, et qu’il en redessinerait tôt ou tard les contours… Ainsi, à l’hôpital psychiatrique de Trieste, tout commence symboliquement par un cheval, Marco, qui depuis des années tire une charrette contenant le linge pour la blanchisserie et beaucoup d’autres choses. Devenu trop vieux pour continuer à travailler, Marco est destiné à être vendu comme animal de boucherie : mais ses amis humains, les patients de l’hôpital, s’insurgent, et en collaboration avec les animateurs du laboratoire d’écriture, rédigent en son nom une lettre adressée au président de la Province pour réclamer une « retraite méritée ». Nous sommes en 1972 : Marco aura la vie sauve, et les patients pour la première fois ont affirmé leur droit à exister comme sujets politiques à part entière. En 1973, s’inspirant de cette histoire, avec des accompagnateurs et des artistes invités venus de l’extérieur, ils occupent le pavillon P (comme Paradis, disent plaisamment certains), le transforment en atelier de création artistique et construisent un gigantesque cheval de bois et de carton-pâte bleu : Marco Cavallo, précisément. Son ventre est plein des rêves, des désirs des internés, de leur joie de vivre, de leur besoin pressant d’être libres : un nouveau cheval de Troie, mais inversé, car il n’est plus question d’entrer (à l’intérieur) mais de sortir (à l’extérieur), c’est le monde qu’on veut assiéger, la citadelle qu’on veut conquérir… Et il sort, Marco Cavallo, toujours en 1973, sauf qu’il est trop grand pour passer par la porte, il faut abattre un mur, pratiquer une ouverture dans l’enceinte de l’asile : ainsi, enfin libre, Marco Cavallo peut déambuler dans la ville, accompagné par des centaines de « fous »… C’est seulement le début d’une des plus belles pages de l’histoire italienne, et au-delà, de l’histoire de l’humanité, de la civilisation, l’aventure qui en quelques années conduirait Trieste, puis par une loi nationale l’Italie tout entière, à la fermeture des hôpitaux psychiatriques.
Marco Cavallo, pour qui connaît son histoire, est aussi le nom des nombreuses personnes, plus ou moins connues mais toutes importantes, qui participèrent à sa réalisation : ici, outre Basaglia ‒ Franco bien sûr, mais aussi Vittorio… ‒ garde au moins à l’esprit Giuliano Scabia et Peppe Dell’Acqua, aussi parce qu’ils ont écrit, sur cette histoire, sur ces personnes, des pages dignes d’être lues et relues. La liste des écrivains « triestins » s’allonge…
Qu’est-ce que l’homme, en effet, dans sa soif d’humanité et de liberté ? Quand commence-t-il ? Ses débuts sont multiples, mais l’un des plus importants se situe sans nul doute à la jonction de Néandertal et de Sapiens Sapiens, au Paléolithique moyen : nous sommes entre cent mille et cinquante mille ans avant notre Ère, et avec les premières sépultures ‒ du moins celles dont il existe des témoignages archéologiques ‒ la pleine conscience de la mort se manifeste avec certitude. Ce qui frappe dans cette perspective, en Europe comme au Proche-Orient, est la présence, à côté des corps d’adultes hommes et femmes, d’enfants, qui parfois semblent même faire l’objet d’une attention particulière. En d’autres termes, l’humanité, en s’affirmant, affirme aussi que ceux qui ne « servent » pas le clan, voire qui sont à sa charge, en font partie de plein droit : c’est là sa marque de fabrique, son projet de naissance. C’est pourquoi l’aventure de l’ex OPP, comme on l’appelle depuis lors à Trieste, est d’une importance universelle : la déshumanisation infligée aux « fous » dans les asiles, comme celle qui fut accomplie scientifiquement dans les camps nazis, est en effet la négation de ce projet. (Coïncidence horrible mais significative : le programme d’extermination conçu par Hitler est d’abord mis à l’essai avec le tristement célèbre Aktion T-4, qui se donne la tâche d’éliminer les malades mentaux enfermés dans les asiles psychiatriques allemands. D’ailleurs, Christian Wirth, premier commandant de l’Einsatzkommando à Trieste après l’armistice du 8 septembre, et Josef Oberhauser, commandant de la Risiera, s’étaient formés en prenant part à cette vaste « opération d’euthanasie ».) La fermeture des camps de concentration, de tous les camps, avec le développement d’une culture qui en rende impossible la réouverture, est donc la condition nécessaire, fondamentale, de la poursuite, de la survie même du projet humaniste et de son aspiration à une société intégralement humaine, dans laquelle le mot humanité signifie une manière d’être au monde, un projet en effet, et pas seulement une appartenance « naturelle » à un genre : ses frontières sont donc mobiles, se redéfinissent continuellement et tendent à accueillir plus qu’à exclure… Ainsi la fermeture des hôpitaux psychiatriques, avec la libre circulation des « fous » qui ont retrouvé leur pleine humanité, nous ébranle immédiatement et suscite une féconde remise en question : nous, les « non fous », nous nous retrouvons soudain à nous interroger sur notre existence en tant qu’humains…
Lumières et blessures : dates, coïncidences, superpositions ‒ à Trieste tout est proche, d’une proximité violente. En 1976, trois ans après la sortie de Marco Cavallo, a lieu le procès des criminels de la Risiera di San Sabba : Allers était mort un an auparavant ; Oberhauser est condamné à la prison à vie, mais par contumace, car les accords italo-allemands ne permettaient pas l’extradition pour les crimes commis avant 1948 ( !), et il mourra tranquillement trois ans plus tard, à Munich, en Bavière, où il travaille dans une brasserie. En 1978 le parlement italien adopte la loi 180, dite loi Basaglia, avec l’intention d’étendre à la nation entière la révolutionnaire expérience de Trieste ‒ ou plus simplement de triestiniser l’Italie…
Il est impossible en quelques lignes d’exprimer la puissance et la richesse de cet extraordinaire mouvement de libération, d’en décrire les étapes à la fois difficiles et joyeuses, légères et terriblement lourdes, les victoires mais aussi les embûches, les problèmes, parfois les défaites, les régressions et même les déceptions, la rage… et, dans tous les cas, la force humaine et humaniste et son irrépressible pouvoir de contagion. Je voudrais seulement évoquer ‒ je me permets juste un moment de parler à la première personne ‒ le vent de liberté lumineuse, ineffable, qui a continué à souffler sur Trieste après la fermeture officielle de l’hôpital psychiatrique, dans les années quatre-vingts, quatre-vingt-dix, deux mille, alors que l’Italie implosait, comme droguée par la sinistre litanie berlusconienne. L’OPP désormais ex-OPP, c’est-à-dire le parc de San Giovanni, où il n’y a plus aucune clôture, est devenu un lieu de vie et de fête : avec ses ateliers de théâtre et de peinture, ses concerts, les maisonnettes des « fous » qui y résident encore ‒ la tendance a été, peu à peu, de les installer dans des logements du monde extérieur et de laisser au parc les activités diurnes ou vespérales ‒ à côté des pavillons qui accueillent divers départements de l’université, et puis Il Posto delle Fragole, le bar où se rencontrent et se mêlent des accompagnateurs, des « fous », des êtres étranges à tous les degrés et sous toutes les formes possibles, des étudiants, des gens ordinaires, les radios alternatives, comme Escuchame, qui continue à promouvoir la rencontre entre savoirs, folie et voix sur les ondes infinies… Trieste devenait alors encore plus internationale, encore plus accueillante, plus mélangée, car la Révolution a attiré des gens de partout : beaucoup sont venus du Cône Sud de l’Amérique, intéressé depuis toujours par l’art et la psyché, notamment des Argentins fuyant la dictature ou ses séquelles, et mus par un rêve de liberté ‒ souvent descendants d’anciens émigrés italiens, comme si la moins italienne, la plus marginale des villes italiennes était le lieu le plus approprié pour retrouver la terre perdue des ancêtres.Certes, les temps ont changé, beaucoup changé, l’utopie des années soixante et soixante-dix n’est plus qu’un lointain souvenir, de nombreuses conquêtes sont menacées, certaines ont même été attaquées, démantelées ; mais au cours de ces dernières années, et encore aujourd’hui, en me promenant ici, dans le parc de San Giovanni, en participant à ses nombreuses activités, en me mêlant moi-même à quelque fête à l’intérieur ou à l’extérieur de San Giovanni, à Barcola, à Opicina, dans le Carso, ou encore dans une des maisons de Trieste où vivent et se rencontrent fous et normaux, je me suis souvent demandé si la personne avec laquelle je parlais et plaisantais était folle ou normale, et finalement, ce que j’étais moi-même – car vu de près personne n’est normal, et à Trieste, il arrive souvent qu’on ne puisse pas distinguer l’accompagnateur, le visiteur et le patient : peut-on faire une expérience plus bouleversante de sa propre existence en tant qu’être humain ? Et peu à peu, au fil des ans, de voyage en voyage, a mûri en moi la conviction qu’ici, aux marges de la marginale Trieste, vivait, vit l’Italie la meilleure, la plus civilisée, la plus porteuse d’espoir. Cela n’a peut-être aucun rapport, et pourtant… : c’est pendant une promenade à San Giovanni, il y a quelques années, que j’ai pour la première fois repensé, peut-être en les inventant, aux chevaux rebelles de Mao, et je me suis dit aussi que les frontières infinies de l’humanité-projet ne pouvaient se fermer, se figer, y compris devant le monde animal ; car être humain, bien au-delà de l’appartenance à un genre, est le signe de l’ouverture, de la curiosité passionnée et bienveillante, de la recherche dans l’autre de ce qu’on ne trouve pas en soi-même… Ta visite, ton séjour seront incomplets si tu ne passes pas toi aussi par ces lieux, si tu ne découvres pas cette Trieste, si tu ne te mélanges pas toi aussi.