La France et l’Afrique : de la coopération à la cooptation ?

La séquence tchadienne récemment rouverte par la mort d'Idriss Déby met parfaitement en lumière ce qu'Antoine Glaser et Pascal Airault appellent dans leur dernier livre « le piège africain de Macron ». Olivier Vallée propose dans cette recension de pousser plus loin l'analyse.

Antoine Glaser et Pascal Airault, Le piège africain de Macron. Du continent à l'Hexagone, Paris, Fayard, «Documents, témoignages», 2021, 272 pages, ISBN 9782213713175

L’éloge funèbre de la France à son courageux ami Idriss Deby et la présence du président Macron lui-même aux funérailles du maréchal de ligne1 donnent toute son actualité et sa pertinence au titre du nouveau livre d’Antoine Glaser et Pascal Airault, Le piège africain de Macron (Fayard). L’ensablement de l’armée française au Sahel et bien d’autres difficultés entravent l’effort revendiqué par le président français d’en finir avec la Françafrique.

Et pourtant, pour rester dans l’excès, Bokassa avant d’être couronné empereur avec le concours de son cousin Giscard d’Estaing était passé par l’étape du maréchalat2. L’intérêt de l’analyse de ce livre est justement de dépasser la démesure permanente de l’actualité africaine pour dessiner le style de pouvoir qui se forge en France à travers la guerre sahélienne3. Sans insister sur ce point, le Piège africain montre l’aisance du président Macron dans la «  War Room  » d’où il coordonne en personne le G5 et son implication personnelle dans la reconfiguration du théâtre d’opérations de Barkhane.

Mais bien au-delà de la nasse dans laquelle la France semble se trouver à travers ses soldats tués et blessés, cet ouvrage décrypte la délicate tension de l’en-même temps «  noir  » du président Macron. D’un coté il en appelle à une génération nouvelle et consciente, naturellement issue de la société civile, et de l’autre il entend dissiper les ombres d’un passé postcolonial qui relie autocrates africains et réseaux français encore influents. La longue relation franco-africaine et son évolution sont ainsi repeintes de nouvelles couleurs et le livre fournit le casting des «  messieurs et dames  » de l’Afrique du «  nouveau monde  ». Il est de plus clôturé par une longue réponse d’Emmanuel Macron lui-même qui y expose ses incertitudes. Le lecteur en ressort avec des interrogations sur la fragilité du dispositif où l’empreinte du président et d’une équipe restreinte de proches où dominent les énarques de sa promotion.

Le soft power suffit-il  ?

De la même manière que le candidat Macron a déstabilisé le jeu politique français, il a développé une offensive de «  Start up nation  » dans la représentation de la France à l’extérieur, et en particulier en Afrique. Mais très politicien, le président élu est conscient que ce continent et son legs colonial reste un des points majeurs de confrontation de la scène politique intérieure, ne serait-ce qu’à travers le retour de la question de l’immigration sous de multiples formes, y compris le fantasme démographique de millions d’envahisseurs potentiels. Les opérations militaires françaises en Afrique sont doublées par la guerre idéologique du président Macron. Celle-ci passe par une rénovation transversale de l’action publique française en Afrique  : le modèle Instagram4. Foin de bureaucrates de la coopération et d’experts du développement rattachés à un grand ministère comme Laurent Fabius l’avait conçu. Le président et son entourage préfèrent parler de doctrine et capitaliser sur une diplomatie non officielle déployée en touches et reliée à l’agilité du Président. Une sorte de surf, sur un lac des tempêtes pourtant. Mais très vite cette logique d’influenceur qui lui fait partager son avis sur tous les thèmes (du tragique mémoriel au foot en première ligne5) bute sur la miniature d’un message qui demeure celui d’un individu, force et limites du politique configuré selon le réseau social  ! Son entourage n’en est sans doute pas conscient et appartient sans doute à cet univers improbable de la transparence où l’État n’aurait plus de tiroirs secrets.  « Le soft power »6, avance d’un air entendu un diplomate de haut rang, c’est la capacité pour un État à influencer en douceur un autre État7. « Il faut travailler avec les imaginaires, les représentations  », décrypte une source à l’Élysée8. «  Et la capacité de la jeunesse africaine à se projeter en Afrique. C’est plus facile avec le sport. » « Il s’agit aussi de changer l’image de la France en Afrique », ajoute un autre diplomate9. L’AFD signe avec la NBA10 pour développer le basket et veut capter les sportifs de haut niveau qui soutiennent des initiatives localement. « L’objectif est de massifier le modèle et de le faire essaimer. On veut changer le modèle du footeux qui investit dans son village d’origine »11, ajoute Rémy Rioux12.  Difficile de massifier et d’essaimer le foot qui gagne mais encore plus de transformer l’essai des tweets en soft power13 percutant et constant. Mais pendant que la Start up nation se focalise sur une stratégie d’influence et le glamour de la culture et du sport, son «  business model  » disent les notes14 au gouvernement et les auteurs du «  Piège africain  » est usé, et les parts de marché africain laminées.

Les autocrates font de la résistance

D’une certaine façon, le jeune président se heurterait à un monde ancien dans son pays et aussi dans cette Afrique qu’il abordait avec des habits neufs15. Certes, de nombreuses pesanteurs subsistent ne serait-ce qu’à travers la mascarade des élections présidentielles au début de l’année 2021 dans plusieurs pays, dont certains où le président Macron s’est rendu porteur d’une nouvelle image. Or l’influence de la France et la sympathie pour ses ressortissants sont gravement affectées par l’incompréhension de leur attitude politique, économique, culturelle et militaire. Malgré leur revendication de rupture, le président Macron et son équipe n’ont en rien inversé les erreurs engagées sous Sarkozy et Hollande, que ce soit dans la réforme de la coopération ou de l’engagement militaire au Sahel, mais aussi à présent au Mozambique. Le piège africain de Macron décrit bien la pesanteur sous-estimée des structures postcoloniales en Afrique comme en France et l’incapacité de l’Élysée à en faire un bilan net. Au contraire il semble que l’on assiste à une fuite en avant du pouvoir à travers certains instruments comme l’OIF avec l’arrivée à sa tête d’une Rwandaise ou de l’AFD érigée en arène de tous des grands débats mondiaux : écologie, énergie, sécurité au Sahel, dette, développement, infrastructures, etc.

Rioux16 Blackrockstar  ?

Le transfert de toutes les missions du département des affaires étrangères en charge du développement à l’Agence Française de Développement qui pouvait sembler conforme à la recherche d’une cohérence entre la conception, le financement et l’action apparait aujourd’hui une impasse de l’imagination et de la réalisation. La personnalisation de la gouvernance de l’AFD, son appropriation de tous les pôles qui participent de la connaissance des questions de développement et son insertion dans le champ militaire amènent à privilégier les icones aux progrès, les rapports aux questions politiques17. Les partisans de la République en marche s’efforcent de donner une touche pratique et concrète18 à l’économie politique du savoir19 que veut imposer sans véritables atouts Rémi Rioux. Cependant cela se traduit par une triste collection de bouts de ficelle car les députés et les ministères ont bien conscience qu’ils n’ont plus de prise sur l’AFD, plateforme de drainage des ressources financières d’un méga développement vert20 où l’on entend convoquer Blackrock et le FED de l’UE. L’UE a particulièrement contribué à l’Alliance pour le Sahel mais essentiellement sous forme d’appuis budgétaires aux États de la région,  du Burkina Faso au Tchad, sans compter les aides à la sécurité intérieure. Mais le temps n’est pas à la remise en cause des systèmes policiers qui se cristallisent en Afrique, pesant sur les libertés sans être capables de protéger les populations, pas plus que les missions armées des Nations-Unies et leurs désastreuses impasses ne sont critiquées. Il s’agit plutôt d’oublier le présent, d’écarter le futur, sous prétexte de remémorer le passé.

Les rapprochements mémoriels

La recherche d’une mémoire critique et actualisée du désastre colonial, qu’avait pointé dès 1925 André Gide, en compagnie du fils de pasteur protestant, Marc Allégret, a été aussi une promesse du mandat Macron. Les commissions et les rapports de Benjamin Stora et de Vincent Duclert21 s’adressent aux présidents comme détenteurs de savoirs et porteurs d’absolution du passé. Sans doute parce que plutôt que l’expression des peuples, ces groupes de personnes ont été choisis dans une alchimie qui est la marque du moment Macron. Il ne s’agit pas de dénier compétences et mérites à Benjamin Stora ou à Vincent Duclert, mais de rappeler que la mémoire et la vérité sont aussi des «  événements  » qui demandent l’émotion et la participation de ceux qui ont senti le talon de fer du colonialisme et de ses avatars. Malgré l’indéniable sincérité des protagonistes de ces commissions, la globalité des bonnes intentions et d’un discours de nivellement par la distance selon Camus22 paraît un artifice d’intellectualisation du politique par Emmanuel Macron. 

Pour les auteurs du Piège africain, c’est aussi une des dimensions de la diplomatie de la mémoire qui permet à Macron de se rapprocher peu à peu du Rwanda mais aussi de cette Afrique anglophone qui semble en surface étrangère à la vieille Françafrique. Mais toujours revient également l’adhésion diasporique à laquelle aspire le candidat Macron. Faute de rénover les banlieues, il faut éviter de les désespérer et leur délivrer un message compassionnel  ? 

Le piège d’un préconstruit  ?

Le président installe des constellations de personnes ressources Afrique dans le paysage politique et l’administration française et fait de son cabinet africain le centre de cette galaxie de pouvoir et d’influence. Il limite ainsi la pluralité des expressions, y compris au Rwanda et en Algérie, où malgré la légitimité historique de leurs dirigeants, d’autres que les gouvernants doivent aussi exprimer leurs avis sur la mémoire restituée et complète des massacres et des trahisons. Le président entoure le tout d’une aura intellectuelle invoquant en filigrane Camus davantage que Fanon et en risquant de ne jamais rompre avec le négationnisme23 du génocide des Tutsis  ? Se déroule ainsi la construction d’une pensée qui disqualifie les paroles qui se distinguent de l’ordre symbolique apaisé que souhaite le président. Cette «  vision du monde  » se prétend une construction harmonieuse et raisonnée. Elle demande des «  justes  » pour la conforter et la consolider. C’est l’ambition de la désignation d’Achille Mbembe24 et d’autres personnalités à la tête d’un groupe de travail qui va brasser l’ensemble des questions du sommet France-Afrique25 de Montpellier, de la dette Covid en passant par les objets muséaux jusqu’au serpent de marigot du CFA. La coopération portait tous les vices de sa naissance gaulliste marquée de barbouzerie et de pétrole extrait dans un rapport inégal. Le constat de ce pacte d’après l’Indépendance n’a jamais été écrit.  De plus, le dessein d’un échange entre l’Europe et l’Afrique semble bien amoindri à l’aune du traitement élitaire des contradictions de la France dans sa «  projection  » africaine26.

Sources
  1. https://thecritic.co.uk/front-line-dictator/
  2. https://www.afrikmag.com/decouvrez-presidents-africains-devenus-marechal-dirigeants-a-vie/
  3. https://www.usip.org/sites/default/files/2017-12/pw136-debys-chad-political-manipulation-at-home-military-intervention-abroad-challenging-times-ahead.pdf
  4. https://www.ege.fr/sites/ege.fr/files/uploads/2020/02/La-strat%C3%A9giebritanniquederecherchedesupr%C3%A9matieinformationnelle.pdf
  5. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/02/21/conference-de-presse-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-avec-george-weah-president-de-la-republique-du-liberia
  6. https://www.leparisien.fr/politique/macron-en-afrique-et-maintenant-la-diplomatie-du-sport-04-07-2018-7806333.php
  7. Ibid.
  8. Ibid.
  9. Ibid.
  10. Ibid.
  11. Ibid.
  12. Voir plus loin.
  13. https://portail-ie.fr/resource/glossary/94/soft-power
  14. https://www.economie.gouv.fr/files/files/2019/PDF/Relancer_la_presence_economique_francaise_en_Afrique_-_Rapport_de_M._Herve_Gaymard.pdf
  15. Voir Olivier Vallée, le Grand Continent, «  Macron, le bel enfant  »
  16. https://www.afd.fr/en/remy-rioux
  17. https://www.observatoirepharos.com/wp-content/uploads/2018/03/ObsPharos_Chauvin_guerre-centrafrique-tchad.pdf
  18. https://www.herveberville.fr/api_website_feature/files/download/5211/Rapport-modernisation-de-l-APD-Herv-Berville.pdf
  19. https://www.parismatch.com/Actu/Environnement/Remy-Rioux-Le-climat-est-au-coeur-de-notre-strategie-1595422
  20. Le Climate Finance Partnership (CFP), dont la création a été annoncée mercredi 22 janvier, se donne pour objectif d’orienter les capitaux vers des projets liés au climat dans les pays en développement. Ce fonds rassemble BlackRock, premier gestionnaire d’actifs mondial, l’Agence française de développement (AFD), le ministère allemand de l’Environnement mais aussi les fondations Hewlett et Grantham.
  21. «  J’ai été très heureux de pouvoir remettre au président Paul Kagamé le rapport de mon équipe, de cette commission de recherche, qui a beaucoup travaillé pour terminer cette œuvre scientifique, qui était destinée au commanditaire, le président Emmanuel Macron mais (…) aussi à d’autres présidents, et particulièrement au président Paul Kagamé  », a déclaré M. Duclert à plusieurs journalistes à l’issue de l’entretien. L’historien a rappelé le constat dressé par le rapport des «  responsabilités accablantes de la France, qui n’a rien compris, qui n’a pas mesuré la gravité de son action au Rwanda, et qui a contribué au processus génocidaire sans le savoir, et ce qu’on établit dans le rapport, c’est une responsabilité écrasante, et c’est précisément ce que savent Paul Kagamé et les Rwandais  ».
  22. Vincent Duclert  : «  Camus nous rappelle que la capacité de la réflexion à se saisir des grands enjeux contemporains, la pensée politique et son progrès, ne relèvent pas uniquement des philosophes ou des historiens mais qu’il faut également entendre les artistes, les écrivains, les peintres. Cette réflexion sur la part des artistes dans la pensée politique nous renvoie à l’importance de la création. Dans L’homme révolté, Camus défend l’idée que la création aide à comprendre la révolte de la liberté contre les révolutions qui elles basculent dans la tyrannie.  »
  23. Voir : https://journals.openedition.org/chrhc/7463?lang=en
  24. Mukwege, Ngozi Adichie, Mabanckou… Selon nos informations, dans un courrier daté du 8 février, le chef de l’État a demandé à ce spécialiste des questions postcoloniales d’accompagner une série de débats dans douze pays africains pour recueillir des propositions concrètes afin de réformer les relations entre le continent et l’Hexagone. Et ce sont les propositions ainsi recueillies qui seront débattues à Montpellier. https://www.jeuneafrique.com/1138231/politique/emmanuel-macron-achille-mbembe-face-a-face-attendu-en-juillet/
  25. Voir le départ d’Elizabeth Barbier du projet de sommet France-Afrique en 2021.
  26. https://www.jeuneafrique.com/1080513/politique/tribune-achille-mbembe-emmanuel-macron-a-t-il-mesure-la-perte-dinfluence-de-la-france-en-afrique/
Le Grand Continent logo