Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018) : la fin d’un âge d’or

Des élections présidentielles ont eu lieu en Équateur, rendant le pouvoir à la droite conservatrice, avec la victoire de Guillermo Lasso lors du deuxième tour, et au Pérou, où tout indique un deuxième tour entre Pedro Castillo (gauche radicale) et Keiko Fujimori (droite populiste conservatrice). En Bolivie, se sont tenues également des élections régionales et municipales. C’est dans ce contexte que Felipe Bosch analyse le nouvel ouvrage collectif dirigé par Franck Gaudichaud et Thomas Posado.

Franck Gaudichaud et Thomas Posado (dir.), Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un âge d’or, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, «Amériques», 2021, 266 pages, ISBN 2753580480

L’arrivée au pouvoir de plus d’une dizaine de gouvernements progressistes en Amérique latine s’est traduite par une espérance croissante d’une transformation sociale de par le monde parmi d’amples secteurs de la gauche –européenne, pourrait-on ajouter. C’est en partant de ce constat que Franck Gaudichaud1 et Thomas Posado2 ouvrent cet ouvrage. L’objectif, énoncé dès l’introduction, est “d’éclairer lectrices et lecteurs sur l’évolution de la conjoncture politique latino-américaine de manière informée et critique, tout en tirant queques bilans et leçons” (p.11) de la période considérée comme l’âge d’or des gouvernements progressistes dans la région (1998-2018). 

Alors que pour certains les propos présentés dans cette contribution pourraient être “provocateurs” (p.249), comme le signale Miriam Lang en conclusion, ceux-ci constituent des éléments incontournables pour ceux qui sont soucieux des fortes inégalités qui caractérisent la région et de la place de plus en plus insignifiante de cette dernière dans l’ordre international. Le livre est également essentiel pour ceux qui cherchent non seulement à trouver une réponse aux frustrations face à ce qu’on pourrait considérer un échec des expériences progressistes récentes, mais aussi à réfléchir sur les perspectives du sous-continent dans un contexte dans lequel une fenêtre d’opportunité pourrait être en train de s’ouvrir pour qu’au moins, une petite vague rose s’y réinstalle.

Après l’introduction, la suite de l’ouvrage se compose de trois parties qui proposent des chapitres dont les analyses se placent à différentes échelles. La première partie, “De nouvelles relations internationales et géopolitiques”, dresse un bilan de certains éléments à l’échelle globale qui ont structuré l’action politique des gouvernements progressistes (la  doctrine Monroe états-unienne, toujours présente, et l’hyper-consolidation des relations commerciales avec la Chine). La deuxième partie, quant à elle, explore, dans une perspective régionale, un ensemble de contradictions consolidées notamment autour du modèle de développement sur lequel s’est reposée l’ action politique des gouvernements progressistes , justement en raison de cette dépendance croissante vis-à-vis de la Chine : le néo-extractivisme. Que ce soit par des raisons économiques ou par celles fondées sur des analyses de politistes, intéressées par les tensions avec les acteurs sociaux autour desquels se structurent les pactes assurant les niveaux de gouvernabilité des systèmes politiques sous la vague rose, les sept chapitres rendent plus lisible le désenchantement populaire sous-jacent à ce qui a été décrit comme un virage à droite dans la région. Enfin, la troisième et dernière partie, “Des conjonctures nationales spécifiques”, permet de contextualiser à l’échelle nationale beaucoup de ces éléments, notamment pour les cas de l’Équateur, du Nicaragua, du Venezuela, de la Bolivie et du Brésil.

La première partie de l’ouvrage s’ouvre avec un chapitre dans lequel Max Paul Friedman analyse l’évolution des relations interaméricaines pendant le mandat de Barack Obama, marquée “par une transformation radicale au niveau de la rhétorique et une transformation modeste au niveau de la politique étrangère” (p.15). On y  distingue une certaine mise à l’épreuve de la doxa selon laquelle toute compréhension des configurations des systèmes politiques latino-américains (en interne et en externe) doit passer avant tout par une reconnaissance des conséquences de l’impérialisme états-unien. Et pourtant, alors que la doctrine Monroe est sans doute structurante pour comprendre l’apparent  changement substantiel dans les relations entre Cuba et les Etats-Unis, ainsi que les velléités putschistes au Venezuela et au Honduras, il semblerait que le pari de l’ouvrage est plutôt d’analyser les impacts de ce que qui constituerait un “nouvel impérialisme” structuré autour de la Chine. C’est d’ailleurs dans la catalysation du néo-extractivisme, terme emprunté par Frédéric Thomas à Eduardo Gudynas, qu’il faudrait trouver le fondement originel à la fin de l’âge d’or des gouvernements progressistes. Ce néo-extractivisme aurait fondé des stratégies, supposément néodéveloppementalistes, caractérisées plutôt “par des politiques de distribution plutôt que de transformation” (p.39) ; une transformation qui semblerait aussi , en poursuivant la lecture dans la deuxième partie, de plus en plus revendiquée par des acteurs sociaux dont les liens avec les gouvernements progressistes sont essentiels pour assurer la stabilité institutionnelle.

Au-delà d’une analyse économique : l’incontournable passage par la science politique pour comprendre la fin de l’âge d’or

Dans cette deuxième partie, Pierre Salama établit d’abord un bilan des politiques économiques mises en place par les gouvernements progressistes en Argentine et au Brésil, en mettant en évidence certaines des défaillances sous-jacentes à l’impossible consolidation des acquis sociaux à moyen terme. La reprimarisation des économies, boostée par la demande chinoise des matières premières et par la montée de leurs cours se traduit par une désindustrialisation précoce qui n’est pas compensée par des politiques –notamment monétaires– permettant, en suivant l’intuition d’un des pères fondateurs du développementalisme, de protéger les industries de demain de la concurrence étrangère. 

Elena Ciccozzi met l’accent sur l’absence de réformes fiscales (impôts sur la fortune, taxes foncières et de succession), sur le renforcement des dispositifs administratif-bureaucratiques et sur les grands projets dont l’impact à l’échelle locale est à craindre. Elle présente notamment un débat caractéristique de la région : Néodéveloppementalisme v. Pachamama (p.84). Si l’influence négative du néo-extractivisme dans le cadre institutionnel et dans la gouvernabilité des États passe avant tout par le risque d’un effondrement économique, elle alimente tout de même la polarisation, ainsi que les tensions et les violences sociales. C’est d’ailleurs ce que Matthieu Le Quang met en évidence en analysant un cas précis de contradiction engendrée par le modèle néo-extractiviste, notamment dans un pays comme l’Équateur, oú le discours officiel du gouvernement Correa promeut un concept emprunté aux mouvements indigénistes exprimant le désir d’une transition éco-sociale ou écologique : le “Buen Vivir”. 

En déplaçant le problème des contradictions discursives vers les tensions politiques palpables, Yoletty Bracho présente la séquence ouverte au Venezuela par la volonté d’instaurer un agenda législatif populaire par des acteurs sociaux proches du chavisme dans le cadre des élections parlementaires de 2015. Avec la routinisation des liens entre mouvements sociaux et gouvernements progressistes, “les frontières entre militantisme, militantisme institutionnel, action publique, gouvernement et État” (p.114) deviennent de plus en plus floues : initialement perçu comme un outil assurant la canalisation des demandes sociétales –ou du moins, une partie de celles provenant des secteurs populaires– pourrait alors commencer à poser problème. Or, si les mouvements sociaux structurent de plus en plus les liens entre institutions étatiques et société civile lors de l’âge d’or des gouvernements progressistes, Thomas Posado expose les recompositions du champ syndical et l’évolution de sa place dans le système politique. Dans cette période caractérisée, certes, par un renouveau de l’activité syndicale, mais aussi par une atomisation de celle-ci et par le défi qu’implique la syndicalisation de travailleurs informels, les “tensions créatives” supposément bénéfiques entre État et syndicalisme demeurent “au stade de chimères” (p.129). Est-ce que cela exprimerait, d’une certaine façon, la place dévalorisée du champ syndical dans la pensée progressiste latino-américaine ?

Pierre Rouxel analyse l’érosion de la légitimité politique du kirchnérisme parmi les fractions salariées et industrielles des classes populaires en mobilisant l’exemple des luttes organisationnelles au sein d’une usine agroalimentaire dans la banlieue de Buenos Aires. Cependant, il ne s’agit pas forcément d’une érosion fondée sur une négligence de l’alliance stratégique avec les centrales syndicales. Dans un contexte où “le pouvoir politique est perçu [par ces fractions] comme peu attentif voire hostile aux revendications d’une refondation des modes de représentations des salariés et d’une transformation des structures syndicales” (p.139) et comme vecteur de la consolidation du statu quo exprimé par le verticalisme de ces structures syndicales, défendu par ses élites dirigeantes, le sentiment d’abandon se renforce ; un sentiment qui se rétroalimente de la comparaison avec la place accordée aux fractions des secteurs populaires employées dans le secteur informel de l’économie via des politiques assitencialistes. 

Enfin, l’analyse de Rodrigo Torres des contradictions des gouvernements progressistes chiliens quant aux politiques éducatives permet d’exemplifier les enjeux qui se posent lorsque la stabilité et la légitimité institutionnelle ne reposent pas forcément sur des liens très étroits avec une société organisée, plutôt en cours de construction. Alors qu’aucun changement structurel est produit en termes éducatifs par rapport à la période pinochiste, les mobilisations de 2006 et 2011 mettent en évidence une consolidation de l’organisation sociale, qui n’est pas canalisée par le développement d’un dialogue avec celle-ci. 

L’ensemble de ces analyses permet de dresser un état des lieux de différents facteurs qui se posent à l’échelle régionale pour mieux comprendre les échecs des gouvernements progressistes – et surtout, pour ne pas répéter les mêmes erreurs. Alors que ces analyses ont tendance à proposer des regards critiques économicistes, il faut saluer la construction d’un tel ouvrage par deux politologues, mettant plutôt en avant des éléments critiques extrapolés de la confrontation idéologique caractérisant l’économie politique. Cet ouvrage est donc à conseiller à un public spécialiste de la région qui reconnaît le potentiel émancipateur des gouvernements progressistes et qui s’intéresse aux liens entre ceux-ci et une société organisée, en évolution. Certains de ces liens sont étudiés dans une troisième partie, en les cadrant dans des contextes nationaux spécifiques : c’est notamment le cas des chapitres de Pablo Stefanoni, sur la Bolivie, ou de Laurent Delcourt, sur le Brésil ; les autres sur l’Équateur (Henry Chávez), l’Uruguay (Damien Larrouqué et Luis Rivera-Vélez), le Nicaragua (Hélène Roux) et le Venezuela (Santiago Arconada Rodríguez et Edgardo Lander) se plaçant sur des niveaux d’analyse plus classiques sur les discours et les institutions étatiques.  

Le maintien des niveaux de gouvernabilité par la canalisation des demandes exprimées par la société : quelques éléments de dialogue entre les chapitres

Stabilité et légitimité. Quand les liens avec les acteurs sociaux deviennent contre-productifs. Yoletty Bracho décrit un processus classique qui caractérise les relations entre acteurs sociaux et gouvernamentaux dans les systèmes politiques latino-américains, notamment lorsqu’il s’agit pour les premiers d’obtenir de ces derniers des fonds pour financer leurs activités, très souvent dans les quartiers populaires : celui qui implique bajar el presupuesto (p.111). L’obtention des ressources depuis des organes exécutifs par des canaux peu transparents et par la mobilisation des liens flous entre politique et militantisme est un exemple, parmi d’autres, des éléments qui structurent l’imaginaire collectif autour de la supposée corruption sous-jacente aux relations entre mouvements sociaux et gouvernements progressistes. 

Alors que, très souvent, l’instrumentalisation de la consolidation de ces relations est favorisée avant tout par ses impacts positifs à court terme sur les niveaux de stabilité (en période de croissance économique puisque vecteurs de la politique de distribution qui permettra d’assurer, en période de vaches maigres, le bon fonctionnement du filet de protection), l’imbrication entre organisations populaires et structures étatiques consolide aussi une perte de légitimité, généralement au sein d’une classe moyenne qui considère, en plus, ne pas bénéficier d’un traitement encourageant de la part des gouvernements progressistes. Il suffit de rappeler l’absurdité du minimum non imposable de l’impôt sur le revenu en Argentine, décrit aussi bien par Thomas Posado que par Pierre Rouxel. Mais on pourrait aussi introduire l’exemple de l’abandon des politiques de logement destinées à ces classes moyennes, au profit de politiques impliquant dans beaucoup de pays la mobilisation des coopératives de travail des organisations représentant les fractions des secteurs populaires employées dans le secteur informel. 

Tel que décrit par l’outil conceptuel de la gouvernabilité, l’érosion de légitimité n’est pas forcément immédiate. L’adoption d’une solution particulière, qu’elle soit en termes de politique publique ou de l’agencement de liens particuliers entre différents acteurs –dans ce cas là, mouvements sociaux et structures étatiques–, qui semblerait être efficace à court terme pour la consolidation des niveaux de gouvernabilité, peut avoir l’effet contraire à long terme. Et cette érosion de légitimité, tel que démontré par Pierre Rouxel, peut aussi avoir lieu parmi les secteurs populaires : “les formes d’intervention publique promues par le pouvoir kirchnérisme, tournées notamment vers les catégories les plus vulnérables et exclues des circuits de l’emploi salarié” auraient contribué à “façonner certains clivages et oppositions socio-politiques, susceptibles d’expliquer l’orientation d’une partie des votes populaires en faveur du candidat de Cambiemos, Mauricio Macri, aux élections présidentielles de 2015” (p.132). Les logiques d’échange avec les organisations sociales sont aussi pointées du doigt par certains secteurs des classes populaires du fait de leur caractère peu transparent. 

Intérêts généraux et sectoriels : quelles possibilités d’une action conjointe des acteurs sociaux ? Dans ce cadre-là, se pose la question des possibilités d’une action conjointe des différentes “classes de travail”3 et de l’éventuelle canalisation par l’État des demandes exprimées par celle-ci. Thomas Posado fait allusion à la notion de “gouvernement des mouvements sociaux” (p.128) d’Álvaro García Linera, ancien Vice-Président de la Bolivie (2006-2019) et selon lequel, à long terme, il devrait avoir une “dissolution de l’État dans la société” dépassant ainsi les “mobilisations qui cherchent seulement à satisfaire les nécessités d’un groupe particulier, un secteur ou un individu” : une entreprise difficilement réalisable si nous tenons compte des tensions –pas vraiment secondaires– entre acteurs sociaux et État, mais aussi parmi les premiers. 

En Argentine, malgré les rapprochements entre centrales syndicales traditionnelles (CGT, CTA) et organisations réunies autour de l’Union des Travailleurs de l’Économie Populaire (UTEP), sur la voie de sa reconnaissance comme centrale syndicale, des conflits ont vu le jour. Par exemple, Héctor Daer, un des secrétaires généraux de la CGT s’était prononcé, juste avant la victoire du Frente de Todos au premier tour des élections générales de 2019, contre la proposition de réforme agraire de Juan Grabois, référent de l’UTEP, puisque celle-ci serait “improductive pour le pays”4.

Face à la maturité des acteurs sociaux, quelles perspectives progressistes ? À l’heure où des organisations internationales et régionales se demandent de plus en plus comment on pourrait financer un nouveau contrat social en Amérique latine, une réponse est claire : celui-ci ne pourra pas reposer sur le néo-extractivisme ayant caractérisé la région ces deux dernières décennies. Pas seulement parce que ce modèle de développement est insoutenable sur le plan environnemental, mais surtout parce qu’il ne permet plus de consolider des pactes sociaux sous-jacents au maintien nécessaire des niveaux de gouvernabilité des systèmes politiques latino-américains. Et c’est peut être là que se trouve une des principales raisons de la fin de l’âge d’or des gouvernements progressistes en Amérique latine : est-ce qu’ils ont su lire les évolutions des conceptions des acteurs sociaux quant à leur place dans ces systèmes politiques ? Il semblerait que, de plus en plus, ceux-ci se conçoivent  eux-mêmes non plus comme des noeuds entre secteurs populaires et institutions étatiques afin d’assurer la redistribution des ressources, mais plutôt comme des acteurs en capacité de proposer des alternatives aux modèles de développement historiques, tout en participant aux processus d’élaboration et de mise en oeuvre de politiques publiques : décolonisation, dépatrarcalisation et construction de relations harmonieuses avec la nature deviennent des buts non plus uniquement discursifs, mais sur lesquels les mouvements sociaux commencent à structurer une pensée assez poussée en termes de politique publique. 

Évidemment,  on pourrait difficilement rendre  viable un changement de modèle, éventuellement cimenté sur une institutionnalisation d’un dialogue renforcé entre acteurs sociaux et institutions étatiques, sans des ressources permettant de le financer. En Équateur, par exemple, Matthieu Le Quang rappelle comment les plans nationaux du Bien Vivre “reprennent l’affirmation de la nécessité des ressources financières de l’extractivisme pour sortir de l’extractivisme” (p.98). L’Amérique latine serait-elle donc prise dans une impasse ? 

Alors que des débats sur “la dichotomie entre écologie et redistribution ou entre ‘pachamisme vs. exctractivisme’” (p.104) s’expriment de plus en plus dans l’espace public et médiatique de la région5, se pose donc plus que jamais la question des mécanismes par lesquels pourraient être financées certaines des transformations revendiquées par ces mêmes secteurs de la société civile dont leurs demandes étaient jusqu’à très récemment canalisées grâce à des mécanismes traditionnels de redistribution basés notamment sur des politiques de caractère assistantiel. 

Une chose est claire : prétendre à une économie caractérisée uniquement par sa valeur écologique ou éco-sociale, morale et/ou féministe sans une transformation capitaliste de la matrice productive permettant de financer certaines politiques publiques avec des objectifs plus transformateurs est impossible. Il s’agit, certes, d’un défi immense, qui implique des prises de chemins plus difficiles pour les gouvernements progressistes, très souvent incompatibles avec les volontés de perpétuation au pouvoir.

Société latino-américaine, positionnement géopolitique. Alors que l’absence d’un chapitre dédié aux relations entre l’Union européenne et l’Amérique latine démontre la faible –voire nulle– importance de celles-ci dans la structuration des conditions structurelles et contextuelles de l’action politique des gouvernements progressistes de la région, cet ouvrage met en évidence une série d’éléments qui doivent être intériorisés et assumés par tous ceux qui sont intéressés par le renforcement de l’association bi-rrégionale fondée sur la réduction des inégalités, le renforcement de la cohésion sociale et la transition écologique.

Un élément intéressant à noter du chapitre de Frédéric Thomas est sa conclusion, qui sert de transition avec la deuxième partie de l’ouvrage : en citant les propos – qui vaudraient “pour l’ensemble du continent” – du sociologue équatorien Franklin Ramírez Gallegos, selon lequel “il n’y aura pas de changement radical sans les mouvements indigènes, de femmes, de paysans, de ‘sans-toits’, de travailleurs, etc.”, d’où “l’urgence et la nécessité de travailler à leur reconstruction, à leur renforcement et à leur convergence” (p.40), il semblerait que les différentes expressions de la société civile latino-américaine, ainsi que leurs “narrations émancipatrices”, pourraient s’ériger en tant qu’outils qui pourraient être mobilisés par les gouvernements de la région pour disputer leur place dans l’ordre international, caractérisée par une soumission a priori incontournable à l’extractivisme. Dans ce sens là, pourrait-on mobiliser les commentaires réalisés par Áurea Moltó, directrice de la revue espagnole Política Exterior, lors d’un Miércoles de el GC6 ? Est-ce que la société pourrait devenir une force géopolitique –sans encore savoir si en tant qu’instrument de soft power ou de hard power– pour les gouvernements progressistes ? 

Évidemment, il ne faut pas laisser de côté le fait que, si le caractère conformiste aux règles du jeu capitaliste des politiques publiques mises en place par les gouvernements progressistes, comme par exemple celles structurées autour de l’Initiative de Yasuní-ITT en Équateur, sont critiquables, c’est avant tout parce que la position géopolitique de la région ne lui permet pas de structurer les négociations internationales avec des bailleurs de fonds. L’analyse des faiblesses de ces gouvernements ne peut pas ne pas tenir compte de ces facteurs structurels qui, très souvent, malgré une volonté discursive de les dépasser, excèdent les capacités d’incidence de ces mêmes gouvernements. Alors qu’Henry Chávez considère que les idéologues du correisme semblent incapables de “comprendre qu’ils sont enfermés dans un processus systémique beaucoup plus large et complexe que l’Équateur ou l’Amérique latine” (p.180), une véritable ouverture aux acteurs structurants de la société civile qui promeuve  des nouveaux modèles de développement pourrait-elle avoir un impact ? 

Alors qu’en Argentine, le kirchnérisme est retourné au pouvoir, promouvant des discours selon lesquels “les organisations de la société civile font partie de la solution”, tel que signalé par le Ministre de Développement Social, Daniel Arroyo, au Grand Continent7, et qu’il semblerait qu’une fenêtre d’opportunité s’ouvre pour qu’au moins une petite vague rose se réinstalle, se pose la question de la (nouvelle) place qu’accorderont les gouvernements progressistes aux acteurs sociaux. Seront-ils en mesure de capitaliser leur force et leur maturité pour consolider vraiment des politiques de transformation ? Est-ce que cette force et cette maturité des acteurs sociaux s’exprimeront aussi par une volonté conjointe d’institutionnalisation de mécanismes de dialogue qui pourraient faire disputer la place de la région dans l’ordre international ?

Cet ouvrage collectif pose les fondements pour de nouvelles analyses qui porteraient davantage sur l’évolution du rôle des acteurs sociaux dans les systèmes politiques latino-américains. C’est justement au sein des structures et des conceptions de ces acteurs sociaux que se produisent des changements considérables : les efforts en termes de production de savoir devrait s’y concentrer pour comprendre certaines perspectives de ces systèmes politiques, les possibilités d’une définition de nouveaux mécanismes qui permettraient de consolider de nouveaux modèles de développement, et le rôle que pourrait jouer l’Europe dans la région face à une concurrence accrue entre les deux principaux pôles, les États-Unis et la Chine.

Sources
  1. Docteur en science politique, Professeur des universités en Histoire et Etudes latinoaméricaines contemporaines à l’Université Toulouse Jean Jaurès et chercheur au FRAMESPA.
  2. Docteur en science politique et chercheur associé au CRESPA-CSU.
  3. Henri Bernstein, sociologue agro-marxiste qui s’intéresse à l’impact du capitalisme dans l’espace rural et les classes agraires, considère que la notion de “prolétariat” doit être réactualisée et que le concept de “classes de travail” est plus pertinent. Selon celui-ci, il existerait une hétérogénéité – et une fragmentation – des groupes d’individus dépossédés des moyens de production et contraints à vendre leur force de travail. La question centrale est donc celle de savoir si une action politique conjointe entre ces différentes classes de travail est possible.
  4. Bosch, F. (2019), “La proposition d’une réforme agraire en Argentine : pourquoi ?”, Le Grand Continent, 27 octobre 2019.
  5. En Argentine, par exemple, le journal télévisé de la chaîne C5N, associée au Kirchnérisme, réalise le 16 mars en prime time un éditorial dénonçant les dérives d’un “ambientalismo bobo” qui irait à l’encontre du développement de l’Argentine.
  6. “Protestas sociales y nuevo orden internacional”, 38:50->40:10, vidéo de la discussion entre Áurea Moltó, Jorge Tamames, Irene Fernández-Molina et Miguel H. Larramendí, modérée par Felipe Bosch, disponible ici.
  7. Bosch, F. (2021), « Les organisations de la société civile font partie de la solution », une conversation avec le Ministre du développement social argentin, Le Grand Continent, 3 février 2021
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