Le Brutaliste
Entre fiction et enquête, le livre de Matthieu Garrigou-Lagrange qui sort aujourd'hui est autant une invitation au voyage dans la Lisbonne des années 1980 qu'une réflexion sur un scandale sexuel qui a laissé une trace indélébile sur cette ville.
Dès sa couverture ornée d’une vignette représentant le Minotaure, l’ouvrage de Matthieu Garrigou-Lagrange, qu’on connaît par ailleurs comme producteur de l’émission La Compagnie des œuvres sur France Culture, annonce la couleur : de l’étiquette « brutaliste » forgée par l’histoire de l’architecture, il entend tirer tous les profits sémantiques possibles. Le Brutaliste : c’est sous cette désignation que le livre camoufle le nom de celui dont il fait en partie la biographie, l’architecte Tomás Taveira, icône de l’architecture lisboète post-dictature et emblème des excès d’une époque où l’espoir de renouveau et un souffle de modernité ont étourdi plus d’une jeune âme dans le Portugal (et l’Europe) des années 1970-80.
Aujourd’hui, pour 100 % des Lisboètes, le nom du Brutaliste reste associé à deux choses. La première est le complexe des Amoreiras, dont les trois tours – deux Chevaliers et une Dame, a déclaré Taveira – en verre et en béton, aux airs de forteresse de la modernité, coiffent un gigantesque centre commercial. Ces constructions en rupture complète par rapport au tissu urbain traditionnel divisent encore l’opinion publique à Lisbonne, où il est géographiquement impossible de les manquer, perchées qu’elles sont sur la plus haute colline de la ville. La seconde chose à laquelle le nom du Brutaliste est associé, c’est le plus grand scandale sexuel de l’histoire du Portugal, une affaire Weinstein avant l’heure qui a éclaté en 1989 lorsqu’un minuscule tabloïd a révélé des images filmées par Taveira dans son bureau, où on le voyait infliger des fellations et des sodomies non consenties à ses collaboratrices ainsi qu’aux femmes de personnages en vue dans la société portugaise. L’esthétique brutaliste des Amoreiras d’un côté, les agressions du prédateur sexuel de l’autre. Au fil du livre, Matthieu Garrigou-Lagrange s’applique à tisser ces deux éléments, comme pour exprimer que la mégalomanie architecturale de ce self-made-man des Beaux-Arts n’est pas dissociable de la brute sexuelle qu’il a été, et qu’il reste aux yeux de tous, à tel point que son nom même fait baisser les yeux aux bonnes gens et rougir les bibliothécaires.
L’objet du livre part ainsi de l’étrange refoulement collectif d’un nom qui a pourtant laissé une trace indélébile dans le paysage urbain de la capitale portugaise. De manière aussi astucieuse que stimulante, l’ouvrage offre une radiographie à plusieurs niveaux, et selon différents régimes d’écriture, de la marque plus ou moins silencieuse laissée par le Brutaliste dans la société comme dans l’intimité de chacun.
Au niveau de la société et de la culture portugaises tout d’abord. À travers la biographie de Tomás Taveira, c’est aussi à d’autres grandes figures d’architectes que Matthieu Garrigou-Lagrange nous initie : Francisco da Conceição Silva, qui a contribué à faire la renommée du Brutaliste en le nommant à la tête de son agence avant d’être compromis après la révolution des Œillets et de devoir s’exiler au Brésil ; mais également Álvaro Siza Vieira et Eduardo Souto de Moura, tous deux récompensés par le Prix Pritzker (respectivement en 1992 et 2011) et dont l’héritage moins sulfureux que celui du Brutaliste ont contribué à l’éclipser dans l’histoire de l’architecture nationale et européenne. Le portrait du Brutaliste dessine aussi en contrepoint celui de tout un contexte social, de son enfance dans un quartier ouvrier de Lisbonne, à une adolescence où il travaillait dans une usine de transports publics le jour et conquérait l’univers du spectacle et du cinéma la nuit, sorte de Gavroche de la Lisbonne des années 1940-50, jusqu’à sa percée dans les grands projets de reconstruction d’après-guerre comme une figure de génie autodidacte.
Les quatre entretiens que Matthieu Garrigou-Lagrange a eu avec Tomás Taveira, restitués par fragments dans le livre, révèlent un homme aveuglé par sa gloire passé, incapable de questionner ses gestes si ce n’est pour affirmer que ce n’était qu’un jeu. Autour de ces éclats de dialogue, le récit alterne entre des évocations de la Lisbonne des années 1980 et de celle d’aujourd’hui, où s’entrecroisent un souvenir des années folles de l’après-révolution des Œillets et la vie de paria que mène désormais Taveira dans un petit quartier périphérique où il nourrit chaque matin les chats errants auxquels il a fait constuire de petits abris. Par cette stimulante dimension de double fond temporel, Le Brutaliste rejoint aussi les fresques romanesques qui narrent les excès de l’ère post-communiste en Europe de l’Est, dont le plus notable est sans doute La Fin de l’Homme rouge de Svetlana Alexievitch. Comme dans les romans des années folles des ex-pays soviétiques, nous sommes ici plongés dans une société qui accède de plein fouet à l’économie mondialisée, aux biens de consommation importés d’Amérique, aux portes vitrées coulissantes, aux buildings de verre et d’acier et aux centres commerciaux gigantesques. Cette époque est aussi vue à travers les yeux d’un écrivain né lui-même en 1980, dont le regard sur les ruines de cette postmodernité aujourd’hui dépassée conserve quelque chose d’un regard d’enfant émerveillé par la nouveauté. Dans ce décor kitsch dont il dit lui-même qu’il n’arrive pas à savoir, après d’innombrables voyages à Lisbonne (où il passe ses vacances et ses étés), s’il lui plaît ou non, s’il le dégoûte ou le séduit, la figure du Brutaliste surgit comme un emblème, comme un concentré de postmodernisme à la fois brutal et libre, et peut-être l’un et l’autre indissociablement, confondant le jeu et la vie, le fantasme et le goût, la violence et l’esthétique.
Mais l’enquête sur le Brutaliste est également tenue de bout en bout par un regard introspectif de la part de l’auteur-narrateur. En ne dissociant jamais son sujet de l’effet qu’il a sur lui, Matthieu Garrigou-Lagrange interroge sans cesse ce que la plongée dans les frasques d’un personnage aussi troublant que le Brutaliste cause à l’écrivain. À travers cette restitution du processus d’écriture, on voit aussi se dessiner l’histoire d’amour entre l’auteur et la ville de Lisbonne, que le soufre de l’affaire Taveira vient aiguiser et troubler à la fois. Cette évocation sentimentale de la ville appelle aussi l’évocation d’une éducation sentimentale personnelle, d’une initiation graduelle, de la Lisbonne découverte adolescent lors d’un voyage scolaire à celle qu’il connaît aujourd’hui, au désir homosexuel. Sans que ce fil narratif ne se superpose de façon logique ou explicative à l’histoire du Brutaliste, cette démarche permet d’engager le corps qui écrit dans le texte lui-même, attestant une responsabilité de l’écriture à la hauteur de l’effort qu’il demande à son lecteur. En effet, les descriptions détaillées des vidéos sexuelles du Brutaliste, si elles ne sont pas aisées à subir, ne se départissent pas de ce qu’on pourrait nommer une éthique narrative. La méthode de Garrigou-Lagrange fonctionne à rebours de celle à laquelle nous a par exemple habitués Michel Houellebecq. Chez ce dernier, la crudité de certaines scènes semble dire en filigrane à son lecteur : je n’ai rien senti pour ma part mais je vous fais payer au centuple ce qui serait un sentiment légitime face à la violence de ce que je vous raconte. Ici au contraire, l’écriture ne minore jamais la part douloureuse de l’expérience du visionnage ; elle la retranscrit sans pudibonderie, mais avec la conscience de confier au lecteur un poids troublant, qu’il serait malvenu de traiter avec légèreté ou sarcasme.
La deuxième partie, plus courte, de l’ouvrage, bascule quant à elle dans une narration plus ouvertement fictionnelle, pour explorer par des voies littéraires l’onde de choc de l’Affaire jusque dans les relations intimes des jeunes Lisboètes de cette époque. Le récit se déroule pendant les quelques jours qui suivent la chute du Brutaliste, alors que les cassettes de ses exploits sexuels criminels commencent à circuler dans la ville. Le visionnage de l’une d’entre elles par une bande d’adolescents et de jeunes adultes cristallise montre ce que ces polémiques et l’exposition à de telles images, elles-mêmes prises dans un système médiatique exhibitionniste, peuvent troubler dans le rapport intime à la sexualité. Une histoire d’amour sur le point de se nouer entre deux personnages, Junior et Xenia, prend finalement la forme d’un malentendu, laissant la gêne sexuelle s’immiscer dans un univers où l’on ne passe pas une journée à Lisbonne sans entendre une blague au sujet de la formule Todo là dentro (« Tout là-dedans »), qui reprend la remarque obscène jetée par le Brutaliste à une de ses victimes.
L’introspection, l’analyse minutieuse du malaise qui accompagne cette affaire, l’étude de l’onde de choc sociale et intime du scandale, mais aussi la fascination pour l’être monstrueux, hors-norme, aujourd’hui enfoui dans la mémoire collective, mais dont les constructions, ineffaçables quant à elles, dominent toujours la ville, comme un symbole de la domination sexuelle qu’il a imposée à tant de femmes : tous ces niveaux se mêlent avec une grande subtilité dans ce livre aussi riche que troublant, comme un frisson à multiples détentes.