Nous évoluons désormais dans un monde dans lequel les données sont à la base de tout – et cette dépendance ne fera que croître dans les années à venir  : santé, commerce, transports, agriculture, finance, défense. Tous ces secteurs, pour ne citer qu’eux, vont être transformés par les algorithmes  : le stockage et le traitement de ces données est donc un enjeu de souveraineté pour les décennies à venir. Mais pour que les données soient stockées et traitées à l’européenne, en conformité avec des standards et des valeurs européens, le plus simple est encore d’européaniser les GAFAM.

Car il est clair aujourd’hui que l’Europe n’a pas d’acteur majeur dans ce domaine, notamment contre les deux autres grands blocs mondiaux que sont les États-Unis et la Chine. Nous, Européens, sommes dépendants des acteurs étrangers : aujourd’hui Google, Facebook, Amazon, Apple, demain Tencent, Ant Financial ou Baidu en plus. La situation actuelle n’est pas satisfaisante, et le secrétaire d’État au Numérique le reconnaît lui-même : il n’est pas possible d’avoir d’un côté les GAFAM, de l’autre les BATX, et au milieu le RGPD … Surtout que le pouvoir de ces plateformes n’ira que croissant dans les années à venir, tant leur taille relative et leur avantage compétitif sont importants. 

Nous pourrions chercher à comprendre les raisons de ce retard, et elles sont multiples : taille et unité du marché, aides d’État directes ou indirectes, réglementation, écosystème d’innovation plus rapide et plus performant, poncifs habituels sur la prise de risque, … mais l’objet de cet appel n’est pas là : notre retard est un fait, la question est maintenant de définir comment nous devons – et pouvons – réagir.

Si nous acceptons que la bataille soit perdue sur le numérique, il est vraisemblable que nous aurons aussi du mal à établir des standards mondiaux sur les prochaines ruptures. En ratant ce virage, nous perdrions à la fois la bataille et la guerre.

Il ne s’agit pas ici de remettre en cause les moteurs du marché et de la concurrence. Ce sont des moteurs d’innovations qui poussent des entrepreneurs à sans cesse se dépasser. Mais la souveraineté numérique nous semble trop systémique, trop à la base de tout pour être simplement laissée ouverte à la compétition mondiale, ou réduite au seul problème de la taxation, nécessaire, de ces géants. 

Il ne s’agit pas non plus de nier que d’autres innovations de rupture majeures vont arriver. On sait déjà que l’hydrogène ou l’ordinateur quantique vont bouleverser bien des domaines. Il faut donc tout faire pour cette fois-ci être au meilleur niveau : nous en avons les capacités et les compétences. Mais il y a toujours une forme de continuité dans l’économie, et les géants du numérique sont déjà et seront aux avant-postes des futures innovations, que ce soit pour la recherche scientifique et technologique ou pour la mise sur le marché de ces innovations. Si nous acceptons que la bataille soit perdue sur le numérique, il est vraisemblable que nous aurons du mal à établir des standards mondiaux sur les prochaines ruptures. En ratant ce virage, nous perdrions à la fois la bataille et la guerre.

Il faut vraiment se projeter dans un contexte concurrentiel complètement différent, au XXIe siècle, de ce que nous avons connu dans le passé, avec des situations monopolistiques croissantes et une ubiquité du digital qui rend les lectures traditionnelles et les approches réglementaires héritées du siècle précédent complètement caduques.

Avec quelques décisions majeures, en rupture, il est possible de revenir dans la course : il faut notamment forcer la main aux GAFAM et les européaniser. Une piste serait de rendre obligatoire qu’au-delà d’un certain volume, tout stockage, traitement ou monétisation des données d’un acteur européen, personne physique ou morale, ne puisse être réalisé que sur le territoire européen, par des sociétés dont les actionnaires finaux soient majoritairement européens. Cela impliquerait immédiatement qu’Amazon par exemple, pour ses activités européennes soit une société européenne. Son actionnaire serait à 51 % européen, son siège opérationnel et le traitement des données seraient en Europe, avec une autonomie forte par rapport à Amazon US. On imagine ce que cela signifierait en termes d’irrigation de l’écosystème digital et de montée en compétence d’acteurs européens, si nécessaire. L’ouverture du capital des filiales européennes de ces grands groupes favoriserait la concurrence de ces géants numériques qui semblent intouchables, tandis que la mise en place de joint-ventures (rendue obligatoire par un actionnariat majoritairement européen) faciliterait les transferts de technologie vers l’Europe. 

D’aucuns supposeront qu’une telle stratégie serait incompatible avec les règles de marché, mais un mécanisme similaire existe déjà dans l’aérien, dans le domaine de la défense, dans certaines activités liées à la santé. Et la centralité de la technologie et des données pour nos sociétés ainsi que la définition des gatekeepers proposées par le règlement DSA rend aujourd’hui simple l’identification des acteurs concernés, sans modifications règlementaires majeures. Et l’application stricte de la notion d’abus de droit devrait être étendue aux montages mis en place pour « optimiser » les montages fiscaux ou les faux-nez européens que représentent les filiales françaises d’Amazon Europe ou d’Apple Europe dans leurs représentations d’intérêt auprès de la Commission ou de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique.

L’application stricte de la notion d’abus de droit devrait être étendue aux montages mis en place pour « optimiser » les montages fiscaux ou les faux-nez européens que représentent les filiales françaises d’Amazon Europe ou d’Apple Europe.

L’européanisation des GAFAM par l’ouverture de leur capital est d’autant plus nécessaire qu’une courte fenêtre de tir se présente  : alors qu’une réforme systémique sur le numérique est élaborée à Bruxelles (DSA/DMA) et alors que l’hégémonie des géants du numérique est contestée à Washington comme à Londres, l’épargne « Covid » accumulée par les Français n’attend qu’à être investie. 

Cela semble impossible ?  Prenons l’exemple de la Chine, qui a été de façon quasi continue au cours du dernier millénaire la première économie mondiale. L’Empire du Milieu a raté la révolution industrielle au milieu du XIXe siècle, provoquant pour presque 150 ans son affaiblissement dans la marche du monde. Décision a été prise il y a 40 ans de revenir au premier plan. Pour cela, de façon méthodique, stratégique le marché chinois a été ouvert aux multinationales et investisseurs étrangers, avec beaucoup de contreparties : non seulement ces derniers devaient et doivent souvent toujours rester minoritaires dans leurs partenariats locaux, mais des transferts de technologies doivent être consentis. La Chine est en train de redevenir la première puissance économique mondiale. L’européanisation des GAFAM par leur capital nous permettrait d’être offensif et défensif : offensif pour garder en Europe nos talents et brevets clés (dans les microprocesseurs par exemple) sans qu’ils ne soient rachetés par des géants américains ; défensif, en stimulant la R&D là où nous sommes en retard (dans l’IA) et en incitant les transferts technologiques.

Gageons que si nous prenons ce type de décision maintenant, alors que certes nous sommes distancés dans la révolution numérique mais que nos économies restent fortes et que nous bénéficions de la résilience de systèmes démocratiques et ouverts, il ne faudra pas 40 ans pour revenir dans la course. Reprendre la main pour les Européens commence à la fois par l’innovation technologique et par l’ouverture du capital des géants du numérique.