Cet article est disponible en version anglaise sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
Votre chaire au Collège de France s’intitule « Droit international des institutions ». En quoi votre cours de cette année, « Diligence et négligence en droit international », se distingue-t-il d’un cours général sur le droit international et se rapporte-t-il davantage à l’intitulé de votre chaire ?
Samantha Besson
Mon premier cours au Collège de France développe et approfondit un argument sur les obligations de diligence due et la responsabilité pour négligence indue que j’ai présenté pour la première fois dans le cadre d’un cours spécial à l’Académie de droit international de La Haye en janvier 2020 (suite à une invitation datant de 2016) 1. Je devais donner ce cours au Collège en avril 2020, mais la pandémie en a occasionné le report d’un an.
Ce premier cours porte effectivement sur un thème de droit international général, mais il fait écho au projet de ma chaire qui est d’envisager le droit international comme celui des institutions qu’il régit et dont il est issu 2. C’est précisément ce que permet de faire l’étude de la diligence due en tant que standard de qualification du contenu des obligations de comportement du droit international, d’une part, et en tant que standard d’évaluation du respect de ces obligations au sein du régime de responsabilité internationale, d’autre part. En effet, l’une des causes du développement des obligations dites « de diligence » ou, du moins, de leur invocation accrue dans la pratique récente du droit international est l’état de l’ordre institutionnel international.
Ce que cette recrudescence indique notamment est le besoin de rendre le comportement d’institutions publiques et privées du droit international distinctes des États, comme les organisations internationales ou les entreprises multinationales, plus diligent ou, du moins, de faire rendre des comptes aux États pour leur propre négligence indue dans la prévention, la protection ou la réparation des (risques de) préjudices causés par ces institutions publiques et privées non-étatiques que le droit international ne régit pas encore suffisamment et dont les obligations et responsabilités directes sont quasiment inexistantes.
C’est ainsi qu’on observe un intérêt tout particulier pour la diligence due des États, voire des entreprises multinationales elles-mêmes, en matière de protection extraterritoriale des droits de l’homme ou de l’environnement dans un cadre commercial. Il faut aussi mentionner l’engouement pour la diligence dont devraient faire preuve les organisations internationales à l’égard des risques de violation de droits de l’homme causés par des groupes militaires privés sur lesquels ces organisations exercent un contrôle, voire sur leurs propres États membres lorsqu’ils mettent des troupes à leur service. À l’inverse, et en sus, mais surtout à défaut de pouvoir tenir ces organisations directement responsables de la violation d’obligations de diligence qu’elles n’ont souvent pas encore, l’on attend des États membres de ces organisations qu’ils répondent de leur négligence lorsqu’ils n’ont pas pris les mesures raisonnables à leur portée pour prévenir et protéger contre les (risques de) préjudices causés par ces dernières.
En fait, la dimension institutionnelle de ce regain d’intérêt pour la diligence due se traduit aussi dans les sources par lesquelles ces nouvelles obligations de diligence ou, du moins, ces nouvelles « politiques » ou « pratiques » de diligence due se développent, notamment lorsqu’elles concernent le comportement des organisations internationales et des entreprises multinationales. On pensera à leur recrudescence non pas principalement dans certains traités interétatiques récents, mais aussi et surtout au sein de sources susceptibles d’être adoptées par d’autres institutions que les États et de lier ces institutions. Il s’agit notamment des actes unilatéraux des organisations internationales comme l’Organisation des Nations Unies, l’Union européenne ou la Banque mondiale, voire de l’autorégulation par les entreprises multinationales et du soft law relatifs à la human rights due diligence de ces entreprises (j’insiste sur l’anglais ici pour des raisons que j’explique dans mon cours au Collège de France de cette année).
En bref, l’importance prise par le standard de diligence due en droit international contemporain, mais aussi les faiblesses qui en caractérisent la pratique sont la parfaite illustration du malaise qui entoure désormais le rapport entre le droit international et les institutions qui devraient être régies par ce droit et participer à son adoption. Le thème me paraissait donc constituer une très belle entrée en matière pour une chaire consacrée au droit international des institutions.
La multiplication des acteurs internationaux non-étatiques, aussi bien organisations régionales qu’ONG ou entreprises multinationales, pourrait conduire, de prime abord, à un affaiblissement du rôle du droit international public (dont les sujets classiques se trouvent, désormais, en minorité) dans l’effort de policer les comportements et créer un monde plus juste. Par exemple, ce sont des concepts de droit privé qui ont servi, ces dernières années, aux tentatives de « responsabilisation » des entreprises (devoir de vigilance, duty of care, etc.). Partagez-vous cette crainte ou pensez-vous, au contraire, que cette tendance sera corrigée par une démultiplication corrélative du nombre des sujets du droit international ?
C’est une vaste question (qui en combine en fait deux : la multiplication des sujets du droit international et, dans ce cadre, un rôle accru des sujets privés). La meilleure manière d’y répondre, me semble-t-il, est de ne plus aborder les choses en termes de « sujets », de « participants » ou d’« acteurs » (et surtout pas non plus en les qualifiant avec des adjectifs comme « classiques » ou « traditionnels » qui apportent en général très peu à nos débats), mais plutôt d’« institutions » du droit international, comme je propose de le faire dans le cadre de ma chaire au Collège de France.
C’est en effet notamment la représentation par ces multiples institutions (qui représentent les mêmes peuples à chaque fois puisque ce sont eux les sujets principaux du droit international) qui va intéresser les travaux de recherche et d’enseignement de la chaire ces prochaines années. Il s’agira d’examiner la manière dont cette représentation devrait se traduire dans les modes d’adoption du droit international et les régimes de responsabilité pour violation de ce droit. Si ce n’est pas encore suffisamment le cas, c’est précisément parce que la perspective selon laquelle il s’agirait simplement d’« acteurs », de « participants » ou de « sujets » juxtaposés les uns aux autres tend à tout aplatir (avec, pour seul critère de distinction, celui qui oppose les États, considérés eux aussi comme de acteurs, à ces acteurs « non-étatiques ») 3.
Mieux instituer ce lien de représentation des peuples de ce monde par leurs différentes institutions de droit international permettra ensuite de construire un système de représentation multiple autour d’une continuité institutionnelle entre États et organisations internationales (régionales ou universelles), d’une part, mais aussi entre eux et diverses autres institutions publiques (comme les villes) ou privées (comme les organisations non-gouvernementales, voire même les entreprises multinationales), d’autre part 4. La représentation internationale peut en effet se concevoir à la fois comme publique et privée, même si les rapports complémentaires qui peuvent et doivent exister entre ces institutions doivent être articulés soigneusement en organisant la priorité des institutions publiques.
Pour répondre encore plus directement à votre question, dès lors : ainsi ordonnée et systématisée, la multiplicité d’institutions de la représentation internationale n’implique pas un affaiblissement du droit international, mais bien au contraire un renforcement de la légitimité de ses modes d’adoption et, à terme, de ce droit. C’est ce que nous avons tenté d’expliquer dans un article à paraître que j’ai rédigé avec José Luis Martí et qui porte sur la représentation démocratique internationale par les villes dites globales, et ce en complément de la représentation par les États dont elle permet de compenser certains déficits démocratiques (et vice-versa, d’ailleurs) 5.
Encore faudra-t-il bien sûr travailler autour et, surtout, sur la pièce maîtresse de ce système de représentation multiple : l’État 6. Ne serait-ce que pour mieux appréhender ce qu’implique la distinction public/privé sur le plan international aujourd’hui. Et vous trouverez là un début de réponse à votre deuxième sous-question. Si l’autorégulation privée, la soft law, voire le droit privé national sont récemment devenus l’une des sources privilégiées des différents avatars du standard de diligence due qui circulent en droit international, comme je l’expliquais en réponse à votre première question, et quoiqu’avec des résultats très mitigés, c’est en effet parce que le droit privé international, et notamment le droit international de l’entreprise, n’est pas encore suffisamment développé. Il ne tient plus pourtant qu’à nous et à nos représentants, les États et les organisations internationales, d’y remédier.
Vous venez d’initier, au sein de la International Law Association (ILA), un groupe d’étude portant sur les rapports entre les organisations régionales et le droit international. Quelles sont les spécificités des organisations régionales, qui ne cessent de se multiplier, qui vous font penser que cette interaction soulève de nouvelles difficultés, insuffisamment exploitées ?
Le nouveau groupe d’étude ILA (que je co-préside avec Eva Kassoti de l’Institut Asser de La Haye) porte sur le droit international des organisations internationales régionales (OIR) et vise à préciser, par la comparaison, les contours de la pratique interne et externe du droit international propre à ces institutions internationales.
Le groupe réunit une vingtaine de spécialistes du droit des organisations internationales, mais aussi des OIR dans chaque région du monde. Il s’agit d’experts issus tant du milieu académique que de la pratique. À ma connaissance, et même si les politologues et les spécialistes des relations internationales s’intéressent depuis longtemps à la régionalisation, c’est la première fois qu’un tel exercice d’analyse comparative juridique des organisations internationales régionales et de leur pratique du droit international est organisé, surtout à une échelle universelle. Et la plateforme que nous offre l’ILA est unique à cet égard. En fonction de nos résultats, les rapports et recommandations du groupe d’étude pourront d’ailleurs déboucher sur la création d’un comité ILA pérenne, à même de proposer des principes pour l’avenir. Nous tiendrons certaines de nos rencontres au Collège de France, et différentes publications académiques sont d’ores et déjà prévues dans leur sillage.
Un tel exercice de comparaison juridique des OIR est nécessaire aujourd’hui tant ces organisations se sont multipliées sur le plan international. Il s’agit désormais aussi d’organisations aux compétences générales, qui sont actives dans tous les champs du droit international. Sans surprise, dès lors, ces OIR ont gagné en influence sur leurs États membres, voire sur les organisations internationales universelles (OIU) avec lesquelles elles interagissent (qu’elles en soient membres ou non, d’ailleurs).
À titre d’exemple de l’influence de ces organisations régionales sur le droit international, on mentionnera tant le développement de leur droit (international, en soi) interne et son influence sur leurs États membres et la pratique du droit international de ces derniers, d’une part, que leur propre pratique du droit international, aussi bien au sein de leur ordre juridique interne lorsqu’elles en ont un que dans leur impact sur le développement du droit international dans certains régimes, voire du droit international général, d’autre part. En effet, certaines de ces OIR ont développé un ordre juridique autonome et modulent les conditions du statut, du rang et des effets du droit international en son sein. D’aucunes ont aussi développé, dans leurs relations aux États tiers ou aux autres OIR ou OIU, comme l’Organisation des Nations Unies, des pratiques propres en matière de droit international général, et notamment en matière de sources (traités, coutumes), d’immunités ou encore de responsabilité internationale.
Curieusement, cette influence des OIR sur le droit international, et ce qu’elle nous dit d’essentiel sur les possibilités et les limites du droit international contemporain, demeurent sous-étudiés en dehors de l’influence de l’Union européenne et de quelques autres OIR économiques ou sécuritaires (à ce jour, la régionalisation du droit international a généralement été considérée principalement sous ces deux angles).
Ce qui peut expliquer ce relatif manque d’intérêt de la part des juristes internationalistes (et à quelques exceptions près, principalement en langue française) tient à ce que les OIR sont difficiles à définir tant elles sont variées sur le plan institutionnel interne (qu’il s’agisse d’organisations d’intégration politique ou simplement économique, ou encore de pure coopération sans intégration), bien sûr, mais aussi dans leurs relations internationales. Elles sont donc habituellement définies purement négativement, par opposition aux OIU.
En outre, et comme le dit Catherine Brölmann 7, les OIR remettent en cause, notamment du fait de leurs compétences territorialement délimitées, la binarité des institutions publiques du droit international : celles-là seraient, en effet, soit des États dont la juridiction est territoriale, soit des organisations internationales (universelles) dont les compétences sont fonctionnellement délimitées. Ce qui complique encore les choses tient à ce que les « régions », et les différentes formes institutionnelles qu’elles prennent (organisations, groupes, tribunaux, commissions de codification, régimes de traités, etc.), sont le creuset d’identités et de solidarités de types multiples qui dépassent souvent la simple dimension géographique ou territoriale à laquelle elles ne peuvent donc pas être réduites. Sans parler de la difficulté plus générale qu’il y a à définir ce qu’est une « organisation internationale », une institution dont les contours demeurent encore largement controversés en droit international.
Le développement des OIR à l’échelle mondiale (même s’il y a encore des différences de densité importantes d’une région à l’autre) et l’influence croissante d’OIR non-européennes (y compris non-démocratiques) en droit international sont d’autant plus intéressants pour nous Européens qu’ils nous permettent d’examiner notre avantage institutionnel en droit international sous un autre jour et de devoir repenser sa légitimité.
La raison de l’avance en termes d’organisation institutionnelle internationale de la région européenne est historique, bien sûr. En bref, elle remonte aux origines européennes du droit international (jus publicum europaeum), puis au positionnement juridique et institutionnel de la région Europe dans l’ordre international de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. C’est d’ailleurs ce qui a conduit très rapidement, et dès l’extension du droit international en dehors des frontières européennes d’abord pour des motifs de « civilisation », puis de « développement », à la prétention concurrente d’autres régions du monde à adopter un droit international régional et des structures organisationnelles régionales propres. Ce fut le cas en Amérique latine, d’abord, puis en Afrique, dans le Monde arabe et, enfin, en Asie.
Les OIR présentent dès lors aussi un intérêt pour une meilleure institutionnalisation de la représentation égalitaire des peuples du monde et de leurs cultures juridiques. C’est une question d’autant plus sensible en cette période de crispations civilisationnelles face au droit international, voire d’émergence de nouveaux impérialismes universalisants de la part de certains « États-civilisations » en dehors de l’Europe et de l’Occident. Mieux comprendre le rôle des OIR dans ce contexte et organiser leurs relations au droit international pourraient donc être salutaire pour une meilleure légitimité du droit international et permettre le développement d’un droit international véritablement commun.
Il est temps que toutes les régions puissent y contribuer à égalité et dans un cadre institutionnel qui garantisse l’égalité des individus et des peuples de toutes ces régions. Cela passera en particulier par une meilleure articulation des rapports entre OIR et États, d’une part, et entre OIR, mais aussi entre OIR et OIU, et notamment entre OIR au sein de l’Organisation des Nations Unies, d’autre part.
L’idée d’un « monde des régions » est ancienne en relations internationales, bien sûr, mais c’est une idée qu’il vaut la peine de revisiter dans un contexte nouveau dans lequel les réflexes multilatéralistes de la deuxième partie du XXe siècle se sont enrayés. Au lieu de craindre la régionalisation du droit international au titre de l’éventuelle fragmentation d’un droit qui se présenterait comme étant déjà universel, comme ce fut le cas dans l’immédiat après-guerre, mieux vaudrait en faire une vertu et travailler ensemble, par la concertation interrégionale et la comparaison, à la construction d’un droit international qui puisse prétendre à l’universalité.
Votre projet au sein de la International Law Association semble reposer sur l’idée que l’UE devrait avant tout être pensée comme une organisation régionale. Or, l’originalité structurelle de l’UE pourrait également laisser entrevoir un État fédéral en construction, et ce d’autant plus que l’UE elle-même semble revendiquer, par son comportement, sa spécificité et son autonomie, et ce plus que toute autre organisation internationale. Dans quelle mesure peut-on donc affirmer que l’UE – en tant que modèle d’intégration – fait figure d’exception et reste un défi pour les concepts traditionnels du droit international ?
La question de la nature sui generis, ou d’un troisième type, de l’institution qu’est l’Union européenne (UE), et selon lequel l’UE ne serait ni un État (même fédéral) ni une organisation internationale (même supranationale) (contrairement à la binarité institutionnelle entretenue en droit international contemporain des institutions publiques), occupe les juristes tant européanistes qu’internationalistes depuis fort longtemps. Ce débat a d’ailleurs été alimenté par la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE qui caractérise régulièrement l’ordre juridique de l’UE d’ordre juridique autonome, voire d’ordre juridique d’un nouveau type (en droit international), même si elle a depuis lors rejeté sa qualification d’ordre juridique étatique.
Étant donné que la spécificité institutionnelle de l’UE passe aussi par les particularités de ce qu’on appelle ses « relations extérieures » et donc de son rapport spécifique au droit international (notamment en ce qui concerne les sources ou les immunités où sa pratique du droit international général, et même spécial, imite celle des États ou, si l’on opte pour l’autre perspective, est à l’avant-garde de celle des organisations supranationales dont elle constitue d’ailleurs souvent le seul exemple), la question de la troisième voie figure aussi évidemment au cœur des travaux de notre groupe d’étude ILA sur le droit international des OIR.
Les spécificités de la pratique du droit international de l’UE sont frappantes à plus d’un titre. Elles résultent tant de son organisation interne propre et de ses rapports à ses États membres, d’une part, que de la manière dont elle organise ses relations extérieures, d’autre part. Ainsi, c’est l’une des rares OIR, voire la seule à disposer d’un ordre juridique qu’elle considère comme « autonome », de sujets individuels (ses « citoyens ») ou encore d’une organisation démocratique (et d’un véritable parlement doté de pouvoirs législatifs). Sur le plan de ses relations extérieures, c’est aussi l’une des rares OIR à disposer de compétences externes très étendues, y compris de compétences normatives et d’adoption du droit international. C’est évidemment l’une des conséquences de la quasi-généralité de ses compétences internes. Les traités constitutifs de l’UE font d’ailleurs référence au respect du droit international en tant que valeur et objectif de l’UE, et soulignent à plusieurs reprises l’importance des rapports entre l’UE et les autres organisations internationales dont l’Organisation des Nations Unies. Sans oublier, bien sûr, l’application, depuis la fusion des piliers par le Traité de Lisbonne, du cadre institutionnel et des procédures d’adoption du droit de l’UE à l’approbation de certains traités et autres décisions extérieures de l’UE, y compris par l’extension des droits du Parlement européen en la matière.
En fait, c’est précisément notre intérêt (de chercheuses et d’enseignantes) pour les spécificités des relations extérieures de l’UE et pour sa pratique sans précédent du droit international qui nous a amenées, Eva Kassoti et moi-même, à proposer la création du groupe d’étude ILA sur le droit international des OIR. Nous avons toutefois décidé d’en élargir l’objet pour des raisons d’universalité et ce, afin de mieux en comprendre les spécificités par la comparaison à d’autres OIR. Cette comparaison est d’ailleurs déjà à l’œuvre en pratique, même si c’est principalement dans un sens uniquement, puisque l’UE et sa pratique du droit international sont souvent invoquées comme modèles lors de la mise en place ou de la réforme d’OIR ailleurs dans le monde.
La même tendance peut être décelée en doctrine, aussi bien chez les juristes que dans d’autres disciplines relatives aux relations internationales : l’UE a longtemps été considérée comme l’exemple, par excellence, d’une intégration internationale réussie des États à l’échelle d’une région. Si vous examinez bien le mandat de notre groupe d’étude 8, toutefois, vous observerez que la mention de l’UE est intentionnellement juxtaposée au terme OIR à chaque fois plutôt que subsumée à lui, réservant ainsi la possibilité de conclure à la différence institutionnelle fondamentale entre l’UE et les OIR.
En parallèle, et dans tous les cas, il me semble qu’il y a différents signes dans la pratique récente du droit international par l’UE qui ne trompent pas et qui révèlent l’importance de sa dimension d’organisation régionale. On pensera notamment au rôle croissant du territoire et de la « juridiction » territoriale dans la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’UE (comment comprendre sinon ce qu’il faut entendre par l’extension « extraterritoriale », et somme toute assez rare, du champ d’application du droit de l’UE – et je ne parle pas ici de sa simple influence économique et politique mondiale du type « Brussels effect » d’Anu Bradford 9 ou de ses autres types de répercussions extérieures unilatérales qui sont répertoriés dans l’ouvrage de Joanne Scott et Marise Cremona 10 ?).
C’est réjouissant tant la tendance inverse pouvait faire craindre le développement d’un véritable impérialisme européen en droit international. Et ce d’autant plus que, comme vous le savez, l’adoption du droit constitutif des relations extérieures de l’UE n’est pas entièrement soumise au contrôle démocratique du Parlement européen. Certaines parties de ce droit relèvent au contraire encore d’une logique intergouvernementale. Cela devrait nous alarmer, d’ailleurs, lorsqu’on connaît la déconnexion croissante entre la politique européenne (interne et externe) menée par les gouvernements des États membres de l’UE et les parlements nationaux qui sont pourtant souvent les seuls à même de contrôler démocratiquement la politique européenne de ces gouvernements.
Quoi qu’il en soit du point de vue de l’UE et de ses États membres (dont les perspectives diffèrent beaucoup à ce sujet, d’ailleurs), la multiplication récente d’OIR indique que la place unique de l’UE en droit international, et notamment dans les relations aux États tiers et aux OIU, est désormais en question et doit être revisitée en lien à celle des autres OIR. Et ce, à juste titre étant donné l’avantage historique en matière de régionalisation dont elle a bénéficié et au vu de l’exceptionnalisme européen en droit international dont personne ne s’étonne plus en Europe. Il sera intéressant à l’avenir d’explorer comment la représentation internationale des autres peuples du monde par une ou plusieurs OIR peut contribuer à accroître la légitimité démocratique des modes d’adoption du droit international, mais aussi celui du fonctionnement interne des OIU comme l’Organisation des Nations Unies et leur représentativité.
L’avenir du droit international se jouera en partie sur le plan régional, comme je l’ai expliqué précédemment. Et l’UE sera certainement appelée à y assumer un rôle encore plus critique que cela n’a été le cas jusqu’ici. Elle y jouera toutefois aussi, je le crains, son propre avenir institutionnel. Il est important de nous y préparer dès maintenant en travaillant à renforcer la légitimité démocratique de sa politique extérieure, et notamment des institutions qui la mènent et de leur pratique du droit international.
Sources
- V. S. Besson, La due diligence en droit international, Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, Tome 409 (pp. 153-398), Brill/Nijhoff : Leiden/Boston 2020 (245 p.). Version anglaise, révisée et complétée, à paraître sous le titre Due Diligence in International Law, Hors-séries des cours de l’Académie de droit international de La Haye, Brill/Nijhoff : Leiden/Boston 2022.
- V. S. Besson, Reconstruire l’ordre institutionnel international, Leçons inaugurales du Collège de France, Collège de France/Fayard : Paris 2021 (75 p.), à paraître.
- V. S. Besson, Reconstruire l’ordre institutionnel international, op. cit.
- V. S. Besson, « Du droit de civilisation européen au droit international des civilisations : vers une institutionnalisation internationale des régions », (2021) 3 Swiss Review of International and European Law, à paraître.
- V. S. Besson et J. L. Martí, « Cities as Democratic Representatives in International Law-Making », in Aust, H. et Nijman, J. (dir.), Research Handbook on International Law and Cities, Elgar : Londres 2021, à paraître. V. plus généralement S. Besson et J. L. Martí, « The Legitimate Actors of International Law-Making – Towards a Theory of International Democratic Representation », (2018) 9:3 Jurisprudence, p. 504-540.
- V. S. Besson, Reconstruire l’ordre institutionnel international, op. cit.
- V. C. Brölmann, « Review of L. Boisson de Chazournes (2017) Interactions between regional and universal organisations : a legal perspective », (2020) 114:2 American Journal of International Law p. 335-350.
- V. la liste des groupes d’étude ILA.
- V. A. Bradford, The Brussels Effect : How the European Union Rules the World, Oxford University Press : Oxford 2020 (424 p.). V. aussi, A. Bradford, « Penser l’Union européenne dans la mondialisation : l’‘effet Bruxelles’ », cette Revue, p. 76 et suiv.
- V. notamment M. Cremona et J. Scott (dir.), EU Law Beyond EU Borders : The Extraterritorial Reach of EU Law, Oxford University Press : Oxford 2019 (264 p.).