Cet article est disponible en version anglaise sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
Le parquet européen devrait entrer en fonction au printemps 2021. Le bouleversement qu’il représente au niveau institutionnel et politique a déjà été maintes fois commenté. Quelques-uns se sont emparés du sujet pour dénoncer un nouvel abandon de souveraineté au profit du Léviathan européen ; d’autres ont critiqué la nouvelle procédure introduite dans la loi de transposition du 24 décembre 2020, y voyant le risque d’un effacement progressif du juge d’instruction, avec pour corollaire un recul immédiat des droits de la défense. Un article paru il y a quelques mois dans la revue Dalloz actualité résume assez bien ces critiques. Après avoir jugé que cette transposition constituait une « nouvelle étape inquiétante », les auteurs concluaient avec un brin d’irritation que « la spécificité de la procédure pénale à la française se trouve ici contrariée » 1. Le président de l’Association française des magistrats instructeurs ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme avec aplomb que le procureur européen délégué est un « faux procureur », avant de regretter « qu’on n’ait pas pensé à créer un juge d’instruction européen » 2. On se demande en effet pourquoi personne n’y a pensé depuis vingt ans, à part lui. Serait-ce parce que le juge d’instruction n’existe aujourd’hui que dans cinq États membres sur vingt-sept, ou plus simplement parce que le principe même d’une politique pénale européenne est incompatible avec son maintien ? C’est à creuser.
Dans un autre article on va même jusqu’à qualifier le parquet européen de « monstre juridique » – rien que ça – « un peu comme si on faisait entrer un juge d’instruction dans les habits d’un procureur, mais sans le dire » 3. Privé de toute humanité, il ne serait donc en vérité qu’une effroyable chimère, sorte d’Indominus-Rex parlant le volapük, ou plus exactement l’anglais, ce qui en ces temps de Brexit ne manque évidemment pas de sel 4. Ainsi voit-on se développer à travers ces jugements sévères une défiance de principe à l’égard du parquet européen, une défiance arc-boutée sur la défense du droit français, dont la figure de proue redeviendrait, comme par magie, le juge d’instruction. Celui que l’on critiquait tant hier encore, ce juge en suspension entre siège et parquet, ce juge dont on dénonçait, pêle-mêle, les coupables lenteurs et les hyper-pouvoirs – encore un mutant ! –, se voit propulsé soudain en première ligne, tel un dernier rempart contre cette « inquiétante » dérive, ce mauvais coup porté à nos lois par on ne sait quelle conjuration, dont Balzac aurait pu retracer la splendeur et la chute dans une nouvelle « Histoire des Treize ».
La réaction attendue serait sans doute que ce parquet européen rentre dans le rang. Mais c’est précisément ce qu’il ne doit pas faire. À quoi bon créer un ministère public européen, si celui-ci ne devait rien changer aux organisations actuelles ? À quoi bon créer une autorité de poursuite supranationale, si celle-ci devait se plier sans broncher aux systèmes nationaux ? Le parquet européen n’a pas vocation à se faire discret.
Un parquet indépendant parce qu’européen
Si les réactions positives ont été moins nombreuses, elles ont été – osons le dire – de meilleur niveau. Il y a d’abord eu cette tribune publiée par le procureur général près la Cour de cassation, François Molins, et l’un de ses prédécesseurs, Jean-Louis Nadal, qui ont appelé à mieux garantir l’indépendance des procureurs français en soulignant que « l’arrivée d’un parquet européen, doté d’un statut d’indépendance et intégré dans notre système judiciaire national, pose à nouveau la question de la nécessaire indépendance statutaire du parquet français » 5. L’indépendance est en effet un des attributs essentiels de ce nouvel organe judiciaire. Garantie par le règlement qui en pose le principe à l’article 6, elle l’est aussi par le statut et le mode de recrutement de ses membres dont la nomination devra toujours être validée in fine par l’échelon européen 6.
Conformément à ce même règlement, qui décidément prévoit tout, on vérifiera chaque fois que les candidats possèdent les compétences professionnelles requises et que leur indépendance est établie comme dit le texte « au-delà de tout doute possible ». Cela vaut aussi bien pour les procureurs européens basés à Luxembourg, que pour les procureurs européens délégués implantés dans chaque État membre : les premiers sont nommés, non par leur propre pays, mais par le Conseil JAI qui se prononcera sur la base d’un avis rendu par un panel de douze experts indépendants qui les aura classés par ordre de mérite ; quant aux seconds, leur désignation par les autorités nationales ne deviendra effective que lorsqu’elle aura été validée par le collège des procureurs européens.
Ce contrôle par l’échelon européen est encore plus poussé lorsqu’il s’agit du chef lui-même, dont on rappelle qu’il adresse directement sa candidature à la Commission européenne sans passer par ses autorités nationales (ce qui n’est pas la moindre des garanties). Entendu lui aussi par ce même panel de douze experts européens qui propose ensuite une liste restreinte de quelques candidats, il est nommé « d’un commun accord » par le Parlement européen et le Conseil. La recherche d’un commun accord pourra d’ailleurs se heurter au départ à un vrai désaccord entre les deux institutions qui défendront chacune leur propre champion. Loin d’être un problème, ce désaccord initial permettra au contraire d’ouvrir un débat sur les qualités respectives des deux derniers candidats en lice. La nomination de Laura Kövesi contre la volonté de son propre gouvernement, qui a littéralement fait obstruction à sa candidature tout au long de la procédure, en est le meilleur exemple. Ce n’est pas seulement sa nomination, mais la manière dont elle a été obtenue, qui lui permet de revendiquer aujourd’hui une pleine indépendance.
Qu’il agisse au niveau central à Luxembourg ou par l’intermédiaire de ses cent-quarante procureurs délégués dans les vingt-deux pays qui participent aujourd’hui à la coopération renforcée, la liberté d’action du parquet européen vaudra bien celle d’un juge d’instruction. Elle sera même supérieure à la sienne, car contrairement à ce dernier qui ne peut agir – rappelons-le – que sur saisine du procureur, le parquet européen se saisira lui-même des faits sur lesquels il mènera ses enquêtes. Ce droit d’évocation, qui est la première condition de son efficacité, est expressément prévu à l’article 27 du règlement.
« Indépendant parce qu’européen », ce pourrait être la devise de ce nouvel organe judiciaire qui fonctionnera à deux niveaux : un niveau central représenté par le chef du parquet européen, le collège des « procureurs européens » et les « chambres permanentes », et un niveau décentralisé représenté par les « procureurs européens délégués » qui seront ses points de contact opérationnels dans chacun des vingt-deux pays participants. Le niveau central conduira l’action publique qui sera exercée en pratique par des chambres permanentes auxquelles les dossiers seront attribués à tour de rôle. Ce sont elles qui statueront sur les suites à donner après la clôture de l’enquête (renvoi devant la juridiction de jugement, classement sans suite ou troisième voie) ; ce sont elles également qui se prononceront sur l’exercice des voies de recours. Le collège du parquet européen a prévu de créer quinze chambres permanentes en son sein. Elles seront composées, chacune, de trois procureurs européens, qui n’auront par définition aucune proximité ni aucun lien personnel avec le pays dans lequel les investigations seront conduites. Une enquête ouverte en France pourra ainsi être traitée par une chambre permanente composée d’un procureur européen allemand, d’une procureure européenne autrichienne et d’une estonienne. Indépendant par nature, le parquet européen sera donc détaché en pratique de toute contingence nationale ; ou pour le dire autrement, les décisions qu’il prendra dans les dossiers, et la jurisprudence qui s’en dégagera par la suite, seront toujours une œuvre collective.
Les chambres permanentes ont certes la possibilité de transférer leurs pouvoirs au procureur européen du pays concerné, mais cette faculté est limitée par le règlement aux affaires d’importance mineure. Hors de question, en effet, de recréer en son sein des chaînes de commandement purement nationales, où chaque procureur européen conduirait lui-même sa propre équipe de procureurs européens délégués. Ce qui pose la question du « lien national », agité comme un épouvantail par certains durant la négociation, mais dont le maintien est en réalité indispensable à son fonctionnement. Rappelons d’abord qu’il est consubstantiel au projet même de parquet européen. Dans le fameux « Corpus Juris » publié en 1997 sous la direction de Mireille Delmas-Marty, il était prévu en effet que les affaires seraient jugées par les juridictions des États membres 7. C’était d’ailleurs une des habiletés de cette étude qui ne proposait pas d’instaurer une juridiction de jugement supranationale en contrepoint du ministère public qu’elle voulait mettre en place. C’eût été, pour le coup, un vrai « monstre juridique » et le meilleur moyen de tuer le projet dans l’œuf, car on l’aurait privé de toute légitimité : lorsqu’elle ne juge pas des crimes hors du commun, la justice aura toujours besoin d’un cadre national pour se faire accepter.
Ce lien national est d’autant plus nécessaire que l’action publique ne se limite pas à la décision finale sur l’exercice – ou non – des poursuites. Le parquet européen, s’il veut réellement asseoir son autorité, doit pouvoir exercer son contrôle tout au long de l’enquête. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille « caporaliser » les procureurs européens délégués dans les États membres. Ceux-ci doivent pouvoir conserver une marge de manœuvre et même une part d’initiative dans la conduite de leurs investigations. Bref, il faut un contrôle, mais un contrôle suffisamment distancié pour ne pas étouffer les acteurs de terrain. Le règlement l’a qualifié de « supervision », ce qui traduit assez bien l’idée. En application de ce lien national, dont on voit bien l’utilité, cette supervision sera confiée au procureur européen du pays dans lequel l’enquête est conduite.
Pourquoi celui-là et pas un autre ? Parce qu’il est le seul à pouvoir le faire. Qui d’autre que lui connaîtra suffisamment bien le droit applicable pour apprécier au cas par cas les décisions à prendre dans un dossier ? Qui d’autre que lui sera capable d’évaluer concrètement les difficultés qui se poseront parfois pour accomplir tel ou tel acte ? Seul un magistrat du pays concerné sera en mesure de se prononcer en pleine « connaissance de cause ». Toute autre solution saperait immédiatement l’autorité du parquet européen dans les États membres. Je me contenterai de donner ici un seul exemple, le plus modeste qui soit : le mien. J’ai exercé les fonctions de magistrat de liaison en Allemagne pendant quatre ans ; j’étais suffisamment à l’aise en procédure pénale allemande pour répondre sans trop de difficulté au questionnaire très détaillé que m’avait adressé la commission d’enquête parlementaire sur l’affaire d’Outreau qui souhaitait disposer de quelques éléments de droit comparé ; j’ai même écrit, avant de quitter Berlin, un article, passé totalement inaperçu à l’époque, sur la justice pénale en Allemagne qui a été publié dans la revue « Questions internationales » en mars 2008 (il est vrai que le numéro était principalement consacré au Japon) 8. Serais-je qualifié aujourd’hui pour superviser des enquêtes conduites par les procureurs européens délégués allemands ? La réponse est non.
La représentation du parquet européen dans les États membres est assurée par les procureurs européens délégués. Ils constituent ce que le règlement appelle le niveau « décentralisé » qui est en réalité un échelon déconcentré. Rappelons d’abord qu’ils sont des membres à part entière du parquet européen. Il est certes prévu dans le règlement qu’un procureur européen délégué puisse travailler à temps partiel pour le parquet européen et être occupé le reste du temps à des fonctions de procureur national, « pour autant que cela ne l’empêche pas de s’acquitter des obligations qui lui incombent en application du présent règlement » 9. Cette disposition est le résultat d’un compromis passé avec certains États membres qui, pour des diverses raisons, tenaient impérativement à ce que les représentants du parquet européen puissent conserver une double casquette ; d’autres, au contraire, craignaient, à juste titre, que cette double casquette, un peu trop large pour un seul crâne, ne se transforme assez vite en une double tutelle, voire une double allégeance. Cette faculté a été écartée en pratique par la plupart des pays participants.
Ainsi donc, qu’il s’agisse de la nomination de ses membres ou de son fonctionnement, le parquet européen sera indépendant parce que précisément il est… européen. Dans un système où la prise de décision se trouvera par nature affranchie de toute allégeance nationale, l’indépendance de ce parquet sera véritablement établie dans toutes ses composantes « au-delà de tout doute possible ».
Vous avez dit « droit national » ? En Europe, comme ailleurs, certains pays sont plus égaux que d’autres
L’autre élément essentiel, s’agissant des procureurs européens délégués, est qu’ils sont, contrairement à ce qu’on a pu dire, de vrais procureurs. Le règlement prévoit expressément qu’ils seront « investis des mêmes pouvoirs que les procureurs nationaux dans le domaine des enquêtes, des poursuites et de la mise en état des affaires » 10. C’est l’essence même du projet depuis 1997, son cœur battant : sans un transfert complet de compétence à son profit, point de parquet européen ! Une fois le principe acquis, et le texte adopté, il restait à le transposer en droit interne. Car même si le règlement est d’application directe, sa mise en œuvre nécessitait de prendre des mesures d’adaptation dans chacun des vingt-deux pays concernés. Et dans cet exercice, si tous les pays sont tenus en principe aux mêmes obligations, force est de reconnaître que certains d’entre eux, comme dans la « Ferme des animaux » redevenue « Ferme du manoir », sont plus égaux que d’autres… Dans le système allemand, par exemple, qui a supprimé le juge d’instruction (Untersuchungsrichter) en 1974, le procureur est la seule autorité judiciaire à conduire les enquêtes. Il le fait, bien entendu, sous le contrôle d’un « juge des enquêtes » (Ermittlungsrichter) qui ordonnera lui-même les actes coercitifs et plus largement toutes les mesures attentatoires aux libertés et droit fondamentaux (perquisitions, saisies, détention provisoire, etc). Or ce modèle est le standard sur lequel a été pensé le parquet européen : point besoin de transposition, le règlement peut s’y glisser comme dans un chausson.
Mais dans un pays comme la France, qui connaît encore le juge d’instruction, l’exercice est nettement plus complexe, pour ne pas dire compliqué. Le point était délicat à traiter sur le plan juridique, mais aussi politique, car le maintien du juge d’instruction dans le champ des atteintes aux intérêts financiers de l’Union était par principe incompatible avec la mise en place d’un parquet européen. À quoi bon créer une autorité de poursuite supranationale, si celle-ci avait dû se dessaisir dans certains pays au profit d’une autorité judiciaire nationale qui eût agi selon son bon vouloir, une fois saisie ? La carte du parquet européen serait devenue un patchwork incompréhensible : selon qu’il aurait enquêté en France ou en Allemagne, le contrôle sur les enquêtes et les poursuites lui aurait entièrement échappé dans un cas, alors qu’il l’aurait conservé dans l’autre. Il fallait donc écarter le juge d’instruction de son champ de compétence, avec les conséquences que pouvaient avoir un tel choix. C’est le premier point que nous avons fait trancher par Christiane Taubira lorsque nous avons commencé à travailler sur le projet de parquet européen au début de l’année 2013. Si la ministre avait refusé cette option, nous ne serions pas allés plus loin dans la réflexion.
La France a donc fait le choix de conférer les pouvoirs du juge d’instruction au procureur européen délégué ; ou pour dire les choses plus précisément, elle a fait le choix, comme le rappelle l’étude d’impact, de ne pas créer de nouveau cadre d’investigation pour les procureurs européens délégués, une option écartée « en raison non seulement de sa complexité mais également de son inutilité » 11. La question a été réglée par un simple renvoi aux trois cadres procéduraux existants, à savoir : l’enquête de flagrance, l’enquête préliminaire et l’information judiciaire. Ces dispositions introduites dans la loi du 24 décembre 2020 relative au parquet européen nous mettent ainsi en conformité parfaite avec le règlement, tout en préservant l’ordre juridique français (articles 696-113 et 696-114 du Code de procédure pénale) 12.
Le choix par le procureur européen délégué de recourir à l’information judiciaire et les critères qui l’entourent sont la charnière la plus importante du texte. Contrairement à ce qu’on a pu écrire ici ou là, cette décision ne se fera pas en pure opportunité. La loi précise en effet le cadre d’action à l’article 696-14 du Code de procédure pénale (CPP) dont le libellé exact mérite d’être rappelé : « Lorsqu’il est nécessaire, soit de mettre en examen une personne ou de la placer sous le statut de témoin assisté, soit de recourir à des actes d’investigation qui ne peuvent être ordonnés qu’au cours d’une instruction, en raison de leur durée ou de leur nature, le procureur européen délégué conduit les investigations conformément aux dispositions applicables à l’instruction ». En dehors de ces hypothèses, le parquet européen poursuivra ses investigations dans le cadre de l’enquête préliminaire.
Voilà donc un procureur qui revêtira parfois les habits d’un juge d’instruction. La substitution est complète, puisque c’est lui également qui, une fois l’instruction terminée, rendra une ordonnance de renvoi ou de non-lieu, ou qui proposera le recours à une troisième voie (article 696-132 du CPP). Membre à part entière du parquet européen, il suivra les instructions de la chambre permanente à laquelle son dossier a été attribué. Ce qui ne pose aucun problème puisque la décision précisément lui appartient.
Son action sera bien entendu soumise au contrôle du juge des libertés et de la détention qui ordonnera lui-même toutes les mesures de coercition pour lesquelles l’intervention d’un juge est nécessaire. On retrouve ici le même équilibre qu’en droit allemand entre le parquet « maître de l’enquête » et le juge des enquêtes qui lui fait contrepoint 13. Ainsi se dessine une ligne de partage entre siège et parquet qu’aucun des deux protagonistes n’a le droit de franchir. Car si le juge restera toujours in fine le seul gardien des droits individuels, il ne peut pas se prononcer sur l’opportunité de la mesure sollicitée par le parquet : la direction d’enquête et l’exercice des poursuites sont des prérogatives du procureur, c’est un domaine dans lequel il doit rester seul maître à bord. Il arrive cependant que la frontière se fasse plus floue, lorsque le juge, allant au-delà d’un simple contrôle de légalité, étend son examen à la « proportionnalité » de la mesure. Les termes du débat sont connus.
Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas en débattre. La mise en place de ce nouveau cadre processuel suscitera des interrogations et des inquiétudes, des incompréhensions également. Le respect des droits de la défense et des autres parties au procès sera un des sujets à traiter en priorité ; et il faudra le faire avec les avocats et les représentants des barreaux sans l’aide desquels tout ira de travers.
Le parquet européen mènera donc ses enquêtes dans le cadre des procédures pénales nationales. Ce n’était pas l’option retenue au départ dans le Corpus Juris, ni dans le Livre vert publié par la Commission en 2001 sur la protection des intérêts communautaires 14. Bien qu’elle se soit toujours défendue de vouloir mettre en place une « codification pénale européenne », l’idée d’une harmonisation a minima sur la base du principe de légalité des poursuites était en arrière-plan. Cette idée a été exprimée plus clairement dans le cadre de travaux financés par la Commission dans le cadre du programme de lutte antifraude « Hercule II » géré par l’OLAF. Leurs conclusions ont été présentées par une professeure de droit de l’université de Luxembourg, Madame Katalin Ligeti, lors d’une conférence à Berlin en novembre 2012. Celle-ci avait proposé à cette occasion un set complet de « règles modèles » (model rules) destiné à servir de base au cadre d’enquête prévu pour le futur parquet européen. L’idée avait été soutenue avec un bel enthousiasme par le Directeur Général de l’OLAF également présent à cette conférence. Sans harmonisation préalable, avait-il dit, ça ne marchera pas ! La question de l’admissibilité des preuves devant les juridictions de jugement était un des principaux arguments avancés par eux. Comment garantir leur force probatoire au moment du procès lorsque ces preuves auront été collectées dans un autre État membre ? D’où la nécessité d’harmoniser les règles au maximum. Sinon, comme le martelait Giovanni Kessler de toutes ses forces à la tribune, ça ne marchera pas !…
Et comme la France et l’Allemagne pensaient exactement le contraire, la Garde des Sceaux, Christiane Taubira, et son homologue allemande, Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, ont décidé quelques jours plus tard de créer un groupe de travail franco-allemand sur le thème du parquet européen. Ces travaux menés tambour battant ont débouché sur une déclaration commune signée par les deux ministres le 20 mars 2013, premier jour du printemps. Publiée en français et en allemand, elle affirme très clairement que « la mise en place rapide du parquet européen ne pourra se faire à ce stade que dans le cadre et en application des droits nationaux des États membres, complétés par le bloc de garanties procédurales que nous négocions actuellement ». Ce qui revient à dire deux choses : 1) Si vous voulez vous engager dans la négociation d’une procédure pénale européenne, vous condamnerez l’instrument par avance, parce qu’il n’y aura jamais d’accord possible sur un sujet aussi sensible et complexe. 2) Contentons-nous donc, pour commencer, des quelques directives d’harmonisation actuellement en cours de négociation dans le champ des garanties procédurales en matière pénale. C’est déjà assez compliqué comme ça, alors même qu’elles ne portent que sur des évidences (accès au dossier, droit à un avocat, droit à un interprète, droit à la traduction des principales pièces de la procédure, aide juridictionnelle). Dit plus crûment : ce projet n’est pas seulement le fruit d’une réflexion entre universitaires, c’est aussi un projet politique.
Where do you come from ?… Le parquet européen n’est pas un phénomène isolé, son histoire est ancrée dans celle de l’espace judiciaire européen
Sa base légale est à l’article 86 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui prévoit que, pour combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, le Conseil, statuant à l’unanimité après approbation du Parlement européen, peut instituer un parquet européen à partir d’Eurojust (from Eurojust). Ajoutons qu’en l’absence d’unanimité, un groupe composé d’au moins neuf États membres peut adopter le projet dans le cadre d’une « coopération renforcée ». Cela semble clair, et pourtant…
De quoi parlons-nous d’abord quand nous disons « parquet européen » ? S’agit-il d’un parquet, comme on l’entend communément, ou d’un procureur ? Le titre même de l’institution, tel qu’il figure dans la version anglaise du règlement – European Public Prosecutor’s Office – laisse penser qu’il s’agirait plutôt d’un procureur. Sauf que le même titre en français fait référence à un « parquet européen ». Alors qui faut-il croire, le texte en anglais ou la version française ? On pourrait penser que cet écart entre les deux versions est purement fortuit, ce qui n’est pas tout à fait le cas. Le Traité lui-même, en changeant de version linguistique, passe lui aussi d’une notion à une autre. Comme quoi, selon qu’il s’exprime en français ou en anglais, le législateur européen ne pense pas la même chose. Or dans ce dossier, la Commission a toujours pensé en anglais. Cette notion de « European Public Prosecutor’s Office » reflète exactement ce qu’elle visait à l’époque : un procureur européen unique, entouré au besoin d’un aréopage d’adjoints représentant la diversité juridique et culturelle de l’Union, auquel seraient directement rattachés des procureurs européens délégués dans les États membres. Cette conception du parquet européen s’inspire directement du Corpus Juris et des conclusions du Livre vert sur la protection des intérêts financiers précités où l’on explique que les expressions « procureur européen » et « parquet européen » sont en réalité les deux faces d’une même pièce : dans un cas on désigne le chef, dans l’autre son administration 15. On y trouve aussi quelques naïvetés, comme cet espoir inlassablement répété que tout s’arrangera le jour où le principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice entrera en vigueur au sein de l’espace judiciaire européen.
Vingt ans plus tard, commençons par rendre hommage à ces experts de haut niveau qui ont travaillé dans un même esprit et au service d’une même ambition. Ce sont eux, avec l’aide de quelques magistrats, comme Giovanni Falcone ou Renaud van Ruymbeke, qui sont à l’origine de notre Europe de la Justice : sans ce travail de fond qu’ils ont produit à l’époque, point de mandat d’arrêt européen, point d’agence Eurojust, point de parquet européen. J’ai voulu rendre hommage à mon tour à Mireille Delmas-Marty en l’invitant à la prestation de serment des vingt-deux procureurs européens et de leur cheffe devant la Cour de Justice de l’Union européenne, le 28 septembre 2020. Je lui ai donné le texte de mon serment en français ; elle m’a donné une version du Corpus Juris en anglais, une version plus récente, celle de « Florence », en me disant presque en riant : « ça vous sera plus utile qu’à moi ». Il faisait plutôt beau ce jour-là à Luxembourg, le ciel était laiteux, mais rempli de soleil, un soleil encore flamboyant malgré son entrée dans l’automne. Ce fut pour nous deux, je crois, une belle journée.
Cette réflexion initiale, ces premiers travaux conduits presque à l’aveugle, il faut les resituer dans leur chronologie. Au moment où paraît le Corpus Juris en 1997, l’espace judiciaire européen n’existe pas encore, Eurojust non plus. L’idée est déjà présente dans tous les esprits, mais il faudra attendre encore deux ans et le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 pour que cet objectif devienne une priorité politique. Si la qualité de la réflexion conduite par Mireille Delmas-Marty a été unanimement reconnue à l’époque, son projet de ministère public européen venait trop tôt. Comme elle l’a rappelé elle-même lors d’un colloque à la Cour de cassation le 13 avril 2018, la démission collective en mars 1999 de la Commission présidée par Jacques Santer, à laquelle on reprochait des irrégularités financières et un manque de rigueur budgétaire, aurait pu être l’occasion de mettre en place un parquet européen. Elle a simplement débouché sur la création de l’Office de lutte antifraude (OLAF). Simple direction de la Commission européenne, organe hiérarchisé par excellence, on décida de lui adjoindre un comité de surveillance pour garantir son indépendance, un comité dont Mireille Delmas-Marty deviendra « par une ironie de l’histoire », nous dit-elle, la première présidente 16. L’idée d’un parquet européen n’a toutefois pas été abandonnée, et elle sera reprise, vingt ans après, dans le Traité de Lisbonne.
Une idée audacieuse et simple à exprimer – un parquet européen –, mais dont la mise en œuvre était singulièrement complexe, et ce, pour deux raisons. La première était purement technique. Rien de plus compliqué, en effet, que de créer de toutes pièces un ministère public européen. Il faut tout prévoir si l’on veut que ça marche : la répartition des pouvoirs entre l’échelon central et l’échelon national, la structure et le fonctionnement interne de l’organe, le droit applicable aux enquêtes et aux poursuites, la coopération transnationale, les relations avec les partenaires, etc. L’autre difficulté était de nature politique. Car au-delà des aspects juridiques et techniques, la création d’un parquet européen représentait un transfert complet de souveraineté au profit d’une autorité judiciaire supranationale. Or les États membres n’étaient pas prêts à accepter un tel sacrifice sans obtenir quelques garanties en retour. Il suffit de se reporter à l’étude publiée par le Conseil d’État en 2011 qui estimait alors que « pour ce qui est du mode d’organisation, une structure collégiale comprenant un représentant par État membre serait davantage acceptable au regard des considérations relatives à la souveraineté nationale », étant rappelé que « la référence à Eurojust, elle-même instance collégiale, figurant au paragraphe 1er de l’article 86, comme base ou modèle du futur parquet européen, plaide en ce sens » 17.
Et c’est précisément ce que nous avons plaidé ! Le projet a ainsi donné lieu, dès le départ, à deux visions fort éloignées l’une de l’autre : d’un côté celle de la Commission qui voulait un organe entièrement intégré ; de l’autre une approche plus réaliste, portée par la France et l’Allemagne, qui souhaitaient une organisation collégiale à raison d’un procureur européen par pays participant. Dans leur déclaration commune – et fondatrice – du 20 mars 2013, les ministres française et allemande disent ceci : « Nous pensons que la structure collégiale est à même de garantir l’efficacité opérationnelle et l’indépendance de ce parquet européen, tout en lui assurant un ancrage fort et une vraie légitimité dans les États membres. Nous devons être attentifs à ce que celui-ci soit pleinement intégré et accepté dans les ordres judiciaires internes des États membres. C’est à cette condition qu’il remplira la mission que le Traité lui assigne ».
La Commissaire Viviane Reding s’est opposée immédiatement à cette idée, croyant y déceler une fourberie, pire encore, une tentative de restauration à bas bruit du modèle intergouvernemental d’Eurojust. Ce qui n’était pas notre intention. Nous ne voulions pas reproduire le collège d’Eurojust dans lequel chaque « Membre national » représente son pays, nous voulions un collège d’une autre nature, un collège dans lequel les procureurs européens agiraient au nom et pour le compte d’un intérêt supérieur aux intérêts nationaux, un intérêt commun à tous les États membres, un intérêt européen. La difficulté n’était pas seulement technique, elle était aussi politique. Car nous n’étions pas certains, au départ, de réunir le minimum requis de neuf États membres pour faire adopter le texte en coopération renforcée. Or nous voulions un accord ! La collégialité était le prix à payer pour obtenir un minimum de soutien au sein du Conseil JAI.
La Commission n’ayant pas encore déposé sa proposition de règlement, la France et l’Allemagne ont constitué un groupe de travail ouvert aux États membres qui étaient prêts à discuter avec nous de notre projet alternatif. Et celui-ci a connu immédiatement un très grand succès ! Ce qui n’a pas arrangé nos relations avec la Commission qui nous a même interdit de nous réunir dans les locaux du « Juste Lipse » au motif que nous n’étions pas un groupe de travail officiel du Conseil. « La révolution n’est pas un dîner de gala », aurait dit un jour le président Mao, les négociations à Bruxelles non plus ! Ignorant nos propositions et nos travaux, la Commission a déposé son projet de règlement quelques mois plus tard, le 17 juillet 2013.
Les plus mauvais arguments ont été utilisés au cours des débats, chacune des parties faisant preuve de la plus mauvaise foi. On a beaucoup glosé, par exemple – et pour y revenir –, sur cette étrange formule utilisée à l’article 86 du TFUE qui prévoit de créer le parquet européen « à partir d’Eurojust » (from Eurojust). Quelle signification lui donner ? Hum… Tout ça n’avait aucun sens en vérité, car malgré tous ses efforts pour se faire aussi grosse qu’un bœuf – et Dieu sait qu’elle en faisait ! –, l’agence Eurojust n’avait pas vocation à se métamorphoser en parquet européen, mais peu importe. Nous en avons immédiatement conclu que le législateur s’était prononcé en faveur d’une structure similaire à celle d’Eurojust, une structure collégiale. La Commission répliqua aussitôt à cette vile attaque en affirmant (sans le moindre commencement de preuve) que la formule était elliptique. Il fallait la comprendre comme une référence, non pas à Eurojust, mais à l’expérience d’Eurojust… Voilà à quoi les experts perdaient leur temps au sein du groupe de travail du Conseil chargé de négocier le règlement, le groupe COPEN, dont les travaux n’avançaient guère en raison des antagonismes farouches auxquels on se heurtait. Mais après de nombreux rebondissements et un « carton jaune » délivré par les parlements nationaux à la Commission au mois d’octobre 2013 pour non-respect du principe de subsidiarité, c’est la vision des États membres qui s’est finalement imposée.
Ce qui a joué en notre faveur, ce n’est pas seulement d’avoir pris de vitesse les fonctionnaires de la Direction générale Justice en leur appliquant chaque fois la stratégie du faible au fort, tels une bande de flibustiers face à des frégates espagnoles 18 ; ce qui a surtout joué pour nous, ce qui nous a donné un avantage décisif, c’est l’expérience que nous avions accumulée depuis plus de dix ans déjà dans le champ de la coopération judiciaire. Toutes ces prétendues difficultés liées à l’admissibilité des preuves acquises à l’étranger ne nous émouvaient guère, puisqu’elles ne se rencontraient jamais en pratique ; quant aux critiques adressées à la collégialité, elles nous paraissaient anachroniques et presque ridicules, alors que l’agence Eurojust prenait au même moment son plein essor dans les affaires de criminalité organisée ; et c’est précisément parce que nous en connaissions déjà toutes les insuffisances et les limites, que nous étions sûrs de nous lorsque nous envisagions une collégialité d’une autre nature, une collégialité « rationalisée » au sein de chambres permanentes, une collégialité de combat faite pour trancher dans les dossiers et agir vite. Opposant une lourde artillerie à nos canots légers et nos mousquets, les experts de la Commission avaient écrit leur proposition le nez tourné vers le passé, tandis que nous anticipions déjà toutes les évolutions possibles au sein de ce nouvel espace judiciaire où le parquet européen trouverait facilement sa place entre Europol, Eurojust et l’OLAF.
Une fois mûri, notre projet qui dans l’esprit de tous valait contre projet, contenait quatre idées-forces. Première idée : le parquet européen étant un vrai parquet, sa création entraînera un transfert complet de toutes les prérogatives d’action publique au profit de l’échelon central ; deuxième idée : le parquet européen devra être indépendant, non seulement à l’égard des États membres, mais aussi de la Commission et de l’OLAF qui se mettra à son service (et non l’inverse) ; troisième idée : ce parquet sera fondé sur un collège de procureurs européens, à raison d’un procureur par pays, qui défendront un intérêt collectif, tout en maintenant un lien national fort avec les procureurs européens délégués dans les États membres ; quatrième et dernière idée : le parquet européen agira dans le cadre des législations des États membres conçues non comme une entrave mais comme le seul moyen d’être efficace dans ce maquis de règles et traditions nationales que seul un initié peut comprendre. Bref, que chacun s’occupe de son droit, et tout ira bien !
C’est sur ces bases qu’a été adopté le règlement relatif à la création du parquet européen le 12 octobre 2017 19. Cette adoption ne s’est pas faite à l’unanimité, mais dans le cadre d’une « coopération renforcée » qui regroupait déjà un nombre de pays nettement plus important que les neuf États membres requis par le Traité. Cet échec de négociation était en réalité un succès, car le parquet européen allait donc jouir ab initio d’une assise territoriale et politique suffisante pour s’imposer immédiatement dans le jeu européen.
En parallèle a été négociée la directive « relative à la lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l’Union par le moyen du droit pénal » qui sert de base à sa compétence matérielle 20. Celle-ci vise l’ensemble des atteintes au budget européen, à savoir : les fraudes en matière de dépenses, les fraudes en matière de recettes (y compris la fraude à la TVA), la corruption active et passive d’agent public, les détournements de fonds européens, le blanchiment de capitaux, ainsi que les infractions « indissociablement liées » dans les dossiers 21. À quoi s’ajoute la participation à une organisation criminelle dont les activités « consistent essentiellement » à commettre des atteintes aux intérêts financiers de l’Union 22.
Le parquet européen est un parquet financier
Dès l’adoption du règlement en 2017, certains réfléchissaient déjà à élargir la compétence du parquet européen à d’autres types d’infractions. Dans son discours sur l’Europe prononcé à la Sorbonne le 26 septembre 2017, le président de la République avait ainsi proposé « d’instituer un parquet européen contre la criminalité organisée et le terrorisme, au-delà des compétences actuelles qui viennent d’être établies » 23. L’idée avait été reprise, un an plus tard, par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, dans son discours sur l’état de l’Union prononcé le 12 septembre 2018. Une communication sur le sujet avait été publiée par la Commission le même jour, mais cette première tentative, préparée à la hâte, s’était soldée par un échec 24. Les Pays-Bas et l’Allemagne s’y étaient opposés, l’Italie et l’Espagne se contentant d’un simple accord de principe. Sans être formellement abandonnée, la proposition avait été gelée faute de soutien suffisant au Conseil.
Les réserves suscitées par cette proposition étaient nombreuses à l’époque, y compris en France. Le Sénat l’avait jugée prématurée dans un rapport déposé en 2019 sur la coopération judiciaire pénale et le parquet européen 25. Il recommandait d’attendre que ce nouvel organe judiciaire ait d’abord démontré son efficacité avant d’envisager une extension de sa compétence aux infractions terroristes, estimant en conclusion que la réponse aux attentats « resterait longtemps encore nationale ».
Or c’est sur ce point, sans doute, que l’opinion a le plus évolué ces derniers mois. Comme l’a rappelé le Secrétaire d’État chargé des affaires européennes, Monsieur Clément Beaune, dans un article publié dans le journal « La Croix », les derniers attentats commis en France et en Autriche en octobre et novembre dernier ne visaient pas seulement un pays en particulier, mais le « mode de vie européen dans son ensemble » et les valeurs sur lesquelles il se fonde. D’où la nécessité de construire une réponse européenne commune en élargissant la compétence du parquet européen aux infractions terroristes. Car au-delà de la plus-value qu’elle pourrait apporter au niveau opérationnel, la création d’un parquet européen antiterroriste est d’abord un acte politique. Ces attentats commis en France et en Autriche à quelques semaines d’intervalle avaient d’ailleurs conduit la Commission à avancer la publication de son nouvel agenda contre le terrorisme. La création d’un parquet européen antiterroriste y est expressément mentionnée 26.
Cette extension de compétence pourrait concerner également d’autres formes de criminalité organisée, comme la cybercriminalité, ou les infractions environnementales graves, qui sont par nature transnationales. Il y aurait là aussi un intérêt collectif à défendre au niveau européen.
Reste que ces extensions de compétence sont soumises à deux conditions, l’une au niveau français, l’autre au niveau européen. La première limite est liée à la nature même du parquet européen qui sera investi de prérogatives exercées jusque-là par les parquets nationaux. Le Conseil constitutionnel a ainsi estimé dans sa décision du 20 décembre 2007 que la mise en œuvre de l’article 86 du TFUE nécessitait une révision de la Constitution, « eu égard à la portée que revêt une telle disposition pour l’exercice de la souveraineté nationale » 27. Cette révision liée à la ratification du traité de Lisbonne est intervenue quelques mois plus tard avec la loi constitutionnelle 2008-103 du 4 février 2008. Dans son étude sur le parquet européen publiée en 2011, le Conseil d’État en a conclu que les « conséquences inhérentes à l’institution effective du parquet européen, pour ce qui est de l’attente excessive à la souveraineté nationale, ont été nécessairement acceptées par la loi constitutionnelle du 4 février 2008 ». Cette analyse ne vaut toutefois que « sous la réserve d’une absence de modification de l’article 86 du TFUE, c’est-à-dire du champ matériel du parquet européen » 28. Un élargissement de sa compétence à d’autres infractions devrait donc donner lieu à une seconde révision de la Constitution, afin d’autoriser ce nouveau transfert de souveraineté à son profit.
La seconde limite à cette extension de compétence résulte du Traité lui-même. L’article 86 du TFUE la soumet en effet à un accord unanime du Conseil européen, après approbation du Parlement européen et consultation de la Commission, sachant qu’elle ne pourra concerner que des formes de criminalité grave ayant une dimension transnationale. Ce verrou institutionnel posé par le Traité impose donc d’obtenir un consensus politique, y compris avec les pays qui ne participent pas eux-mêmes au parquet européen (Pologne, Hongrie, Danemark, Irlande, Suède).
Privilégiant une approche un peu différente, le « Club des juristes » a publié récemment une étude sur le « droit européen de la compliance » dans laquelle il envisage d’étendre la compétence du parquet européen à la corruption internationale dans son ensemble 29. L’idée est de couvrir l’ensemble du phénomène, non seulement en Europe, mais aussi dans les relations des États membres avec les pays tiers, en le détachant de la notion d’atteinte aux intérêts financiers de l’Union. Il s’agit donc, là aussi, d’une véritable extension de compétence qui serait soumise, comme pour le terrorisme ou la cybercriminalité, aux conditions posées par l’article 86 du TFUE. L’intérêt de cette proposition est qu’elle se situe dans le champ des infractions économiques et financières. Le parquet européen n’est pas envisagé comme un ministère public « attrape-tout », mais comme un vrai parquet financier. Reste qu’il faudra recueillir l’accord de tous les pays participants (or cette réforme aurait forcément un impact sur le commerce international), sans compter les pays non-participants qui verraient s’installer à leur porte un parquet financier tout-puissant.
Il serait souhaitable en tout cas de faire évoluer le cadre légal européen en matière de lutte anticorruption, un domaine dans lequel l’Europe devrait s’affirmer davantage face aux États-Unis, comme le rappelaient Bernard Cazeneuve et Pierre Sellal dans une tribune publiée en 2018 dans Le Monde 30. Le député Raphaël Gauvain dit la même chose dans le rapport parlementaire qu’il a rendu en 2019 sur les lois et mesures à portée extraterritoriale 31. Partant de ce constat, le Club des juristes propose ainsi d’adopter un « paquet anticorruption » composé de trois directives européennes qui permettraient notamment d’intégrer les principes et recommandations de l’OCDE dans ce domaine et d’imposer des obligations de prévention et de détection de la corruption au sein des entreprises de taille significative.
S’agissant du parquet européen, nous pensons plus modestement à développer dans un premier temps le recours aux « procédures simplifiées » comme la convention judiciaire d’intérêt public dont on voit l’utilité dans les grands dossiers. Cette possibilité de mettre en œuvre ce type de procédures qui visent « au règlement définitif d’une affaire selon les modalités fixées d’un commun accord avec le suspect » est expressément prévue dans le règlement, à condition toutefois que le droit national le prévoie 32.
Cette possibilité existe en droit français. La loi du 24 décembre 2020 autorise en effet le procureur européen délégué à recourir à deux types de procédure simplifiée : la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) et la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) 33.
Si le champ d’application de la CRPC s’étend, sauf exception, à tous les délits, celui bien plus limité de la CJIP ne permet pas de couvrir actuellement l’ensemble des infractions qui entrent dans la compétence du parquet européen. Aussi serait-il intéressant de réfléchir dès à présent à la création d’une « convention judiciaire d’intérêt public européen », ou « CJIPUE », qui permettrait de couvrir un plus large éventail d’infractions tout en intégrant cette notion « d’intérêt public européen » auquel le règlement fait expressément référence lorsqu’il impose à la chambre permanente de s’assurer que le recours à une procédure simplifiée est bien « conforme aux objectifs généraux et au principes fondamentaux du parquet européen » 34.
Nos premières discussions au sein du collège sur ce sujet ont fait apparaître de très grands écarts entre les droits nationaux : dans certains États membres, les procédures simplifiées sont réservées aux infractions de gravité mineure, aux « minor cases », tandis que dans d’autres pays, elles peuvent être utilisées dans des affaires de plus grande dimension dans lesquelles le préjudice peut être est parfois très important. Il y a de toute évidence un besoin d’harmonisation dans ce domaine qui mériterait d’être pris en compte au niveau européen.
Un coup de poignard en plein cœur (a stab to the heart)
Mais avant de songer à ces évolutions possibles, encore faut-il que le parquet européen soit entré en fonction et qu’il ait fait ses preuves. Comme n’importe quel autre parquet financier, son succès se mesurera à l’importance des dossiers qu’il traitera et au montant des fonds détournés qu’il permettra de recouvrer. Un succès d’autant plus attendu que les États membres ont récemment adopté un plan de relance de 750 milliards d’euros (dans une enveloppe globale de 1 800 milliards) pour aider leurs économies à surmonter les conséquences de la pandémie mondiale qui nous frappe actuellement. On ne pouvait imaginer meilleur moment pour débuter son activité.
Tout laisse à penser aujourd’hui que cette entrée en scène ne sera pas discrète. C’est un risque pour le parquet européen, mais c’est une chance aussi. Il faudra qu’il endosse pleinement son rôle de précurseur et sa mission judiciaire au soutien de cette notion encore fragile de « souveraineté européenne » 35.
On scrutera avec la plus grande attention ses premiers pas et ses faux-pas. Comme tous les débutants, il devra convaincre un peu et séduire beaucoup ; il devra accepter le débat également, et la contradiction. Il faudra discuter avec le siège et les parquets, composer avec les services d’enquête, discuter sans relâche aussi avec les avocats.
J’aurais pu citer pour finir un des pères fondateurs de l’Europe. Il y a plusieurs grands Français parmi eux et leurs citations sont nombreuses. Mais comme il est question de séduction plus que de raison à cette heure avancée de la nuit, je préfère citer celui qui me tient compagnie à l’instant même où j’écris ces lignes, le guitariste des Stones, Keith Richards. Une chanson n’est réussie, nous dit-il, que si le public la reçoit à chaque fois comme « un coup de poignard en plein cœur » – a stab to the heart 36 Pour réussir et s’imposer comme un nouvel acteur, le parquet européen devra susciter, non pas seulement de l’intérêt, mais de l’émotion lui aussi. S’il ne fait pas naufrage au bout de quelques mois, il pourrait devenir à son tour, mieux qu’un standard de rock, mieux qu’un nouveau modèle, un vrai succès européen et la démonstration que ce monstre à vingt-deux têtes et cent-quarante bras, sans compter sa cheffe, peut agir vite et fort pour protéger un intérêt commun à tous les citoyens de l’Union, un intérêt qui leur est propre mais qui dépasse aussi chacun d’entre eux : un intérêt européen.
Sources
- C. Mensous et F. Pelloux, « Les forces et les faiblesses de la transposition du parquet européen en droit français », Dalloz actualité, 8 décembre 2020.
- « Futur parquet européen : ‘le procureur européen délégué est un faux procureur’ », Pascal Gastineau, président de l’Association française des magistrats instructeurs, propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin, Le Monde, 21 août 2019.
- J.-B. Jacquin, « Les pouvoirs hors normes du parquet européen », Le Monde, 19 août 2019.
- « Malgré le Brexit, le futur parquet européen parlera anglais », Le Point.fr, 6 octobre 2020.
- F. Molins, J.-L. Nadal, « Il est urgent de garantir l’indépendance statutaire des magistrats du parquet », Le Monde, 2 septembre 2020.
- Règlement UE 2017/1939 du Conseil du 12 octobre 2017 « mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du parquet européen », JOUE du 31 octobre 2017.
- M. Delmas-Marty, Corpus Juris portant dispositions pénales pour la protection des intérêts financiers de l’Union européenne, Economica, Paris, 1997, p. 179.
- F. Baab, « La justice pénale en Allemagne », Questions internationales, La Documentation française, mars-avril 2008, n° 30.
- Art. 13, paragraphe 3, du règlement UE 2017/1939 du Conseil.
- Art. 13, paragraphe 1, op. cit.
- Étude d’impact au projet de loi relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée, p. 72.
- Loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée – JORF du 26 décembre 2020.
- La mission du parquet en Allemagne est résumée dans une célèbre formule : « Die Staatsanwaltschat ist Herrin des Ermittlungsverfahrens » (« le parquet est maître de l’enquête »).
- Livre vert sur la protection des intérêts financiers communautaires et la création d’un Procureur européen, Bruxelles, 11 décembre 2001, p. 52.
- Livre vert sur la protection des intérêts financiers communautaires et la création d’un Procureur européen, op. cit., p. 28.
- M. Delmas-Marty, « Lectures du règlement instituant le parquet européen » in Propos introductifs, le double contexte du règlement instituant le parquet européen, Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, mars 2018.
- « Réflexions sur l’institution d’un parquet européen » – Étude adoptée le 24 février 2011 par l’Assemblée générale plénière du Conseil d’État – La Documentation française.
- A.O. Exmelin, « Histoire des frères de la côte, Flibustiers et boucaniers des Antilles », Nouveau Monde éditions, 2017.
- Règlement (UE) 2017/1939 du Conseil du 12 octobre 2017 mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen, JO L 283 du 31 octobre 2017.
- Directive UE 2017/1371 du 5 juillet 2017, JOUE du 28 juillet 2017.
- Art. 22, paragraphe 3 du règlement UE 2017/1939.
- Art. 22, paragraphe 2.
- Discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne « pour une Europe souveraine, unie, démocratique », 26 septembre 2017.
- « Une Europe qui protège : une initiative pour étendre les compétences du Parquet européen aux infractions terroristes transfrontières », communication de la Commission européenne en date du 12 septembre 2018.
- Rapport d’information n°509 (2018-2019) fait au nom de la Commission des affaires européennes du Sénat déposé le 16 mai 2019.
- “A Counter-Terrorism Agenda for the EU : Anticipate, Prevent, Protect, Respond”, p. 18.
- Cons. const., décision n° 2007-560 DC du 20 décembre 2007, point 19.
- « Réflexions sur l’institution d’un parquet européen » – Étude adoptée le 24 février 2011 par l’Assemblée générale plénière du Conseil d’Etat – La Documentation française.
- « Pour un droit européen de la compliance », Rapport du Club des juristes, groupe de travail présidé par Bernard Cazeneuve, rapporteur Antoine Gaudemet, novembre 2020.
- « Il faut corriger l’asymétrie entre l’Europe et les États-Unis dans la lutte contre la corruption », tribune publiée par Bernard Cazeneuve et Pierre Sellal, Le Monde, 7 juillet 2018.
- « Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriales », rapport établi à la demande du Premier ministre par Raphaël Gauvain, Député de Saône-et-Loire, 26 juin 2019.
- Règlement UE 2017/1939, article 40, paragraphe 1.
- Loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, article 696-132.
- Règlement UE 2017/1939, article 40, paragraphe 2.
- V. Malingre, « La souveraineté européenne promue par les dirigeants de l’UE est mal comprise par les Européens », Le Monde, 1er mars 2021.
- Keith Richards (with James Fox), « Life », Weidenfeld & Nicolson, 2011, p. 311.