Roberto Campos Neto, le président de la Banque centrale du Brésil (BCB), a débuté agréablement l’année 2021. Il a été récompensé pour la qualité de ses réponses à la crise du Covid-19 avec le prix « Global Central Banker of the Year 2021 ». Ce prix est attribué par The Banker, une publication réputée du groupe britannique Financial Times.
En 2020, la BCB a promu des initiatives puissantes pour transformer le système financier brésilien. L’autorité monétaire a lancé un programme audacieux pour soutenir une économie durable. Son objectif : positionner le pays à la pointe des marchés financiers mondiaux. Si tel est le but de la BCB, il y a, toutefois, un sujet qui reste encore absent de ses programmes : l’équité de genre. Pourtant, l’égalité porte en elle non seulement le potentiel d’une meilleure stabilité financière pour le pays, mais son intégration à la nouvelle orientation de la BCB vers une économie durable marquerait définitivement l’autorité comme une institution « dynamique, ouverte » et internationale.
L’histoire de la BCB est caractérisée par une très faible représentation des femmes à sa tête. Depuis 1965, l’autorité monétaire n’a connu que quatre femmes parmi 113 gouverneurs (ce qui représente une proportion de seulement 3,54 %). Aucune d’entre elles n’a jamais assumé la présidence de la banque. Actuellement, le conseil des gouverneurs ne compte que deux femmes parmi ses neuf membres.
En l’absence d’une stratégie politique destinée à corriger ce grave problème institutionnel, la parité ne serait atteinte qu’en 2070. Cependant, cette estimation doit être considérée avec prudence puisque la présence des femmes à la tête de la BCB est si réduite qu’il est impossible de construire une projection cohérente du rythme de leur inclusion dans ce qui est l’une des plus importantes autorités du pays. Pour changer cet état de fait, il faudrait une prise de conscience politique forte puisque, selon la Constitution brésilienne, les membres du conseil des gouverneurs de la BCB doivent être nommés par le Président de la République et approuvés par le Sénat fédéral.
Toutefois, les banques centrales, notamment la BCB, peuvent aussi jouer un rôle fondamental pour changer cet état de fait : celui de former et de faire confiance à des femmes pour des postes à responsabilités pour qu’elles puissent, un jour, dépasser cet obstacle institutionnel.
Aller au-delà de la gouvernance du genre, penser le genre de la gouvernance économique et monétaire
En 2010, la Banque centrale européenne (BCE) a publié une déclaration favorable à la diversité de genre et a adopté plusieurs mesures pour soutenir l’équité — mesures qui ont été renforcées en 2020. Depuis, une étude empirique a mis en évidence l’un des impacts de cette politique : la réduction de la disparité femmes-hommes. Aujourd’hui, parmi les 56 postes de managers et secrétaires générales, 17 sont occupés par des femmes (30,36 %). Cependant, parmi les 25 membres du conseil des gouverneurs de la BCE, composé par le directoire et les dirigeants des autorités monétaires de la zone euro, on ne compte que deux femmes : Christine Lagarde et Isabel Schnabel.
En 2014, la Banque d’Angleterre a quant à elle mis en place un plan stratégique dont le premier pilier était d’élargir la diversité de ses collaborateurs. L’objectif ambitieux de 35 % de femmes accédant à des postes hiérarchiques supérieurs a presque été atteint. En effet, la Banque a enregistré une proportion de 32 % en 2020, alors qu’il n’atteignait que 17 % en 2013. Actuellement, sur les 13 postes de direction, six sont occupés par des femmes.
Depuis 2015, l’Official Monetary and Financial Institutions Forum, un think tank international dédié aux banques centrales et à la politique économique, publie un rapport annuel sur la parité femmes-hommes. En 2020, l’Espagne est arrivée en tête du classement mondial : les femmes occupent huit des dix-huit postes du conseil des gouverneurs. En Amérique Latine, les pays qui montrent le plus important taux de parité sont ceux de l’Amérique Centrale et des Caraïbes : Aruba, les îles Caïmans, Trinité-et-Tobago, Belize et Cuba.
Toutefois, même si ces initiatives existent, la tendance mondiale est moins optimiste : si l’on regarde les banques centrales membres du Fonds Monétaire International (FMI), par exemple, seules treize parmi 189 banques sont présidées par des femmes (environ 7 %). Cela représente moins de 30 % de l’économie mondiale si on prend en compte aussi l’autorité monétaire de Cuba, dirigée par Marta Sabina Wilson González. Toutefois, ce taux tombe à 4 % si l’on exclut la BCE, présidée par Christine Lagarde.
Globalement, l’intégration d’une démarche soucieuse d’équité consiste à « évaluer les incidences pour les femmes et pour les hommes de toute action envisagée, notamment dans la législation, les politiques ou les programmes, dans tous les secteurs et à tous les niveaux » (Conclusions concertées de 1997 du Conseil économique et sociale des Nations Unies). Elle a été établie en tant que stratégie globale par le Programme d’action de Beijing de 1995, qui a été ratifié par tous les États membres des Nations Unies. On estime que la diffusion mondiale des principes de l’intégration de la dimension « genre » a été bien accueillie par les diverses agences des Nations Unies, l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), la Banque mondiale et, depuis 2013, aussi par le FMI.
Mais le genre de la gouvernance est-il un facteur important pour assurer une gestion économique et monétaire sensible à l’équité ? Quel est le rôle des organisations internationales dans ce domaine ? Peuvent-elles influencer les autorités nationales ou régionales ?
Des études montrent que la diversité est l’un des facteurs influençant la qualité des actions menées par les institutions publiques et les organisations privées. La diversité de genre peut être corrélée à la diversité cognitive et donc améliorer le fonctionnement des institutions.
Depuis 2006, l’OCDE, basée à Paris, publie de nombreux articles sur le sujet. L’OCDE souligne que la présence de femmes aux postes de direction renforce la performance des autorités publiques. Les économies nationales sont plus résilientes et plus productives lorsqu’elles réduisent les inégalités et soutiennent activement la participation paritaire femmes-hommes dans tous les domaines de la régulation.
La Banque Mondiale avait déjà adopté le slogan « gender equality as smart economics » depuis les années 2000, avec pour objectif de promouvoir l’émancipation économique des femmes dans les pays membres. Ainsi, la Banque Mondiale a déclaré que les études liées à aux effets de l’équité des genres sur le développement sont importantes pour deux raisons principales : premièrement, parce que l’égalité est importante en soi, vu qu’elle représente la capacité des personnes de choisir ; deuxièmement, parce qu’une plus grande égalité entre les sexes peut améliorer l’efficacité économique et plus globalement le développement des nations.
En matière de politique monétaire et de régulation du marché financier, il faut mentionner que, depuis 2013, le FMI associe l’égalité des genres à la stabilité macroéconomique, tant dans ses recherches appliquées que dans ses recommandations aux pays membres. L’équité des genres au sein de la direction des autorités de supervision a été identifiée comme un facteur de stabilité du système financier. Aussi, les enquêtes du FMI soulignent que les banques commerciales qui ont une plus forte participation des femmes dans leur direction ont aussi des réserves de capital plus importantes, l’une des plus faibles proportions de défauts dans leurs portefeuilles et une plus grande résistance aux tensions économiques.
Le FMI a un rôle essentiel pour l’équité de genre au sein des banques centrales : la “traduction” des idées globales en recommendations sur la promulgation de règles et politiques publiques au niveau local
Le FMI est une institution très puissante, elle est chargée de superviser le système monétaire international. Elle doit également conseiller les décideurs des pays membres sur les questions économiques. Elle adresse des recommandations sur les réformes politiques et juridiques dans le domaine des finances publiques, de la politique monétaire et de la réglementation des marchés financiers et des capitaux. Elle a également un rôle de prêteur en dernier recours : le FMI fournit un soutien financier aux gouvernements en cas de crise. Dans ce cadre, le Fonds considère comme « caution » la mise en place d’un programme pour la relance économique. Ainsi, le Fonds élabore des règles et des politiques que les pays doivent adopter en contrepartie des aides reçues.
En 2013, Christine Lagarde, ancienne directrice générale du FMI, a prononcé un discours à Davos, affirmant que l’égalité de genre était essentielle à la croissance : « l’inégalité excessive est corrosive pour la croissance ; c’est corrosif pour la société… quand les femmes vont mieux, les économies vont mieux » (Lagarde, 2013). Lors du Forum économique mondial, ce discours a inauguré un nouveau principe pour le Fonds : l’égalité de genre est importante pour la stabilité macroéconomique.
Compte tenu des annonces publiques de l’actuelle directrice générale, Kristalina Georgieva, la politique de soutien de l’égalité de genre a tendance à persister en tant que priorité de l’organisation. En 2020, elle a affirmé qu’il était crucial que les décideurs politiques nationaux adoptent des mesures pour limiter les effets préjudiciels de la crise du Covid-19 sur les femmes (Georgieva et al., 2020).
Le FMI a inauguré et maintenu ses idées en se fondant sur la recherche et les travaux politiques sur la création d’emplois et la « croissance inclusive ». Ainsi, l’augmentation de la participation féminine à la population active est importante pour favoriser une « croissance inclusive et réduire la pauvreté et les inégalités de revenus » (FMI, 2013, p. 5).
L’objectif principal du Fonds est de soutenir le travail rémunéré des femmes. Par conséquent, les politiques de l’organisation tenant compte de la problématique femmes-hommes ont été formulées en tant que mesures de dépense sociale (par exemple, prestations de soins aux personnes âgées et aux enfants), de transferts monétaires destinés à l’éducation des filles, d’investissements dans les infrastructures et les technologies de l’information, ainsi que de réformes des systèmes fiscaux qui impactent les femmes (FMI, 2019, p. 22).
Les idées du FMI sur l’égalité de genre peuvent impacter la gestion des économies nationales, mais sont-elles justes pour les femmes ?
D’une part, le FMI contribue à sensibiliser les pays à l’inégalité entre les sexes. Le Fonds fournit des données analytiques convaincantes et de précieuses analyses politiques sur l’impact des inégalités dans les économies avancées, émergentes et en développement. Son autorité intellectuelle est un outil puissant. Le recours au discours et à l’expertise macroéconomiques tend à « résonner » au sein des autorités nationales, les principaux canaux de dialogue entre le Fonds et les bureaucraties nationales étant les ministères des finances et les banques centrales.
En revanche, dans la pratique, le Fonds n’évalue pas régulièrement les impacts distributifs sur les femmes de son immense catalogue de politiques macroéconomiques. Les politiques pouvant impacter différemment les femmes et les hommes, elles peuvent renforcer des inégalités. Le Fonds a tendance à adopter une « approche compensatoire » au lieu d’incorporer la question de genre dans ses politiques. L’accent est donc mis sur la compensation pour les perdants (par exemple, pour ceux qui sont classés dans les « groupes sociaux vulnérables » en général et, en particulier, pour les femmes) plutôt que de remettre en question les réformes structurelles elles-mêmes et leurs effets inhérents (par exemple, repenser le cadre de l’austérité budgétaire, les femmes fournissant des services non-rémunérés de soins, supportant les coûts de l’austérité dans la sphère privée ; on pourrait entre autre repenser ce qui est considéré comme une valeur économique et comptabilisé dans le calcul du Produit intérieur brut, entre autres).
À partir de cette perspective compensatoire, la vision de la problématique du genre est particulièrement limitée : les femmes ne sont pas considérées comme des titulaires de droits, mais plutôt comme des acteurs dans l’économie de marché. Les femmes sont un instrument pour la croissance économique. Leur bien-être n’est pas considéré comme un objectif en soi.
Le discours du FMI sur l’égalité révèle également un autre aspect de sa vision du genre : la non prise en compte de l’intersectionnalité, c’est-à-dire la façon dont les différents aspects de la discrimination sociale, raciale et politique se chevauchent avec le genre. Pourtant, il s’agit de plusieurs aspects importants de la vie des femmes.
Il existe des facteurs qui unissent et divisent les femmes, et ils doivent être pris en compte par les règles et les politiques. La répartition inégale du pouvoir entre les femmes et les hommes dans les sphères publique et privée est un problème courant (bien qu’il existe des différences en termes de degré selon les pays). Néanmoins, il existe des facteurs qui contribuent à aggraver l’effet de cette inégalité sur les femmes. Ils sont liés à l’âge (responsabilités familiales, accès aux ressources ou contrôle des ressources), à la classe sociale et à la situation économique (travailleuses dans les zones urbaines et rurales, accès aux ressources financières et au crédit, accès à l’éducation), à l’origine ethnique, à la structure familiale (familles hétéro ou homosexuelles, les ménages dirigés par la femme, familles multigénérationnelles ou élargies), à la nationalité (travailleuses migrants ou autochtones), à la culture nationnale et la religion (valeurs et conceptions du rôle des femmes dans la famille et la société), ainsi que leur sexualité et identité de genre.
Actuellement, il existe une certaine forme de silence dans le discours du Fonds sur la manière dont ces différences affectent l’efficacité de ses recommandations politiques. Cet aveuglement peut être le résultat du cadre conceptuel particulier adopté : la séparation de l’économie de marché par rapport à ses aspects politiques, sociaux et juridiques, qui sont pourtant constitutifs. L’impact du discours, cependant, est réel : cette forme d’aveuglement peut réduire à la fois les résultats positifs pour le bien-être des femmes une fois appliqué au niveau local et le potentiel de changement des programmes planifiés par le Fonds.
Le Brésil : un géant émergent dont le développement durable dépend de l’égalité sociale, y compris de genre
Autant la performance de la BCB au cours de la première année de la pandémie causée par le Covid-19 a été saluée au niveau international, autant il paraît évident qu’elle a une tendance à ignorer l’aggravation des multiples dimensions des inégalités sociales préexistantes dans le pays. Cela ne ferait pas partie de son mandat.
Aujourd’hui, il n’y pas d’encadrement juridique poussant la BCB à conduire des études évaluant l’impact de sa politique. Malgré la récente confirmation par le Congrès National d’un projet de loi d’autonomie de l’entité, il n’y a pas de mécanisme suffisamment robuste qui assure que la BCB communique, ou prend en compte, les effets de sa politique sur inégalité sociale, y compris de genre. Il n’y a pas de règle non plus qui assure la parité des femmes dans son conseil – ce qui renforce l’aveuglement de la BCB par rapport aux inégalités présentes dans l’économie et le système financier du pays.
On peut estimer qu’il y a une négligence structurelle sur tout ce qui concerne l’analyse des effets sur le genre de la politique monétaire et de la régulation du système financier au Brésil. Les impacts liés au genre ne sont ni pris en compte dans les études empiriques produites ni pris en compte dans la formulation et l’évaluation des politiques de la BCB.
Le Brésil est pourtant la plus grande économie de L’Amérique Latine. Pour cette raison, sa banque centrale ne peut rester en retrait de ce processus global de changement institutionnel. Des actions supportant l’équité des genres devraient être considérées, sachant qu’il s’agit de l’un des dix-sept objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies. La diversité devrait faire partie du programme de la BCB, en particulier dans le contexte actuel de renforcement du réseau de coopération des banques centrales en la matière de développement durable.
Dans un pays avec une économie émergente et inégale, des précautions supplémentaires doivent être prises. L’inégalité de genre au Brésil est intrinsèquement liée aux différences sociales et raciales. Alors que l’égalité des droits à l’éducation et à la santé des femmes brésiliennes s’améliore, le Brésil présente encore des écarts colossaux entre les genres, notamment parmi le marché du travail, dans sa représentation politique et au sein des autorités de régulation économique. L’association du racisme et du sexisme fait des femmes noires le groupe social le moins bien rémunéré et le moins représenté politiquement.
L’intersectionnalité d’une série de marginalisations, qui, dans le cas brésilien, se concentrent principalement autour des marqueurs de genre, de race, de classe et de territorialité – avec le regroupement des populations féminines noires, autochtones et immigrées, majoritairement pauvres, dans les régions périphériques, sans accès aux services de santé publique, de sécurité, d’éducation ou d’assainissement de base -, affecte non seulement la position de ces professionnels sur le marché du travail, mais aussi leur capacité à faire face aux conséquences du Covid-19.
Sans surprise, ces femmes ont connu, depuis 2020, une plus grande charge domestique, la nécessité de prendre la responsabilité des soins non rémunérés en milieu privé, et ont « [eu] moins d’opportunités d’emploi, [étaient] plus au chômage, ont des revenus beaucoup plus faibles, des conditions de sécurité de l’emploi plus mauvaises et peu de continuité et de permanence », puisqu’ils sont insérés de manière disproportionnée dans les secteurs informels, particulièrement affectés par le retrait des activités économiques et les politiques de détachement social.
Les règles juridiques et les politiques publiques qui assurent plus de diversité au sein des bureaucraties économiques brésiliennes devraient assurer la prise en compte des inégalités de genre et l’impact sur les femmes des politiques économiques. L’obligation de conduire des approches intégrées du genre dans la conception et l’évaluation des politiques économiques et monétaires est une mesure indispensable pour assurer le développement durable du pays. Sans cette démarche, le pays est condamné à connaître des périodes de croissance inégalitaires, avec l’instabilité qui en résulte et les crises à répétition qui caractérisent son histoire.