La première épouse du président Issoufou est arrivée le 21 février à Dubaï, alors que le deuxième tour des élections présidentielles avait lieu au Niger. Mohamed Bazoum, le successeur désigné par Issoufou, entend remporter le scrutin dans des conditions contestables face à un opposant écarté du pouvoir depuis les années 1990. Ce combat douteux résonne avec celles que l’Afrique a connu en 2020, mais illustrent aussi le rôle prééminent de Dubaï. Outre l’asile offert à une « worldwide affluent African society », la ville-monde développe à présent une géopolitique globale que bien des puissances post-impériales sont incapables d’assumer.

Suite à la guerre du Golfe, l’éclatement de l’URSS et l’accroissement des flux de biens et de personnes, Fariba Adelkhah1, Sari Hanafi et Roland Marchal2 décrivaient déjà l’Émirat de Dubaï comme un important centre commercial et une plate-forme internationale au carrefour du Moyen-Orient, de l’Asie et de l’Afrique de l’Est.

La cité-État des Émirats arabes unis – la moins pourvue en hydrocarbures du Conseil de coopération du Golfe (CCG)3 – est depuis devenue une ville-monde pour tout le continent africain, particulièrement aujourd’hui dans le cadre de la transition des pouvoirs qui est en  train de s’effectuer au Niger, sous le regard absent ou aveugle de Paris. La consécration de ce statut politique extraterritorial constitue l’issue d’un processus matériel d’orientation des flux de biens et d’argent vers Dubaï. Les échanges hors pétrole entre Dubaï et l’Afrique se sont élevés à 252 milliards de dollars US entre 2011 et 2018, tandis que l’émirat se hissait dans cette période parmi les 10 premiers investisseurs sur le continent ; en particulier au Congo Brazzaville, dont le président Sassou Nguesso tente de nouveau de se faire réélire en 2021. En 1999, celui-ci se contentait de commander sa machine à laver (une vraie pour les chemises Pierre Cardin) à Dubaï, alors encore seulement un entrepôt prometteur. Des marchandises moins anodines figurent dans les statistiques de la CNUCED, qui fait valoir qu’avec les flux illicites d’or africain, Dubaï a vu ses importations d’or passer de 16 % du commerce mondial en 2006 à 50 % en 2016. Cette nouvelle industrie aurifère qui passe par le Dubai Multi Commodities Centre pèse 20 % du PIB de la cité.

Mais l’ambition des entrepreneurs globaux de la ville planétaire vise aussi la valorisation des beautés de la nature africaine et des opportunités qu’elle offre pour de riches ensembles résidentiels. Dubai World Africa a ainsi investi dans des sites prestigieux : la Pearl Valley Signature Golf Estate and Spa (Cape Town) ; la Shamwari Game Reserve, Sanbona Wildlife Reserve et le Jock Safari Lodge (Afrique du Sud) ; le Kempinski Luxury Beach Resort (Comores) ; le One & Only (Zanzibar) ; et le Djibouti Palace Kempinski. Au seul Rwanda,  Dubai World Africa possède l’Akagera Safari Lodge, le Gorilla’s Nest Mountain Lodge, le Nyungwe Forest Lodge à  Kigali et le Golf Club. Écotourisme et chasse sportive en Afrique font partie de l’avenir qu’entrevoient les voyagistes de Dubaï, qui conçoivent leur propre pays comme un site de visite, d’affaires, de propriétés mais pas forcément de citoyenneté. 

L’argent ouvre des portes qui se sont fermées ailleurs, en particulier pour les riches africains. Près de 800 propriétés d’un quartier réservé de Dubaï sont ainsi détenues par des Nigérians, considérés ailleurs comme des Personnes Exposées Politiquement (PEP)4. Sans concéder la nationalité et la citoyenneté, les autorités de l’émirat accordent une grande liberté pour la détention d’actifs et leur circulation. À tel point, que le rôle de Dubaï comme hub de corruption fait l’objet d’un copieux rapport5 détaillant chacun des segments où les Africains peuvent trouver des niches pour héberger trafics et biens mal acquis. Plus que cela, le mode particulier de gouvernement d’une pétromonarchie élevée au rang de souverain mondial donne aux puissants d’Afrique tous les privilèges de la citoyenneté sans ses contraintes. À l’ombre d’une architecture futuriste a été inventée une appartenance transnationale6 et/ou une diaspora du luxe7, qui se moque des normes que le GAFI ou d’autres instances voudraient instaurer.

Crises régionales au Sahel, Niger

Dans le cas du Niger, il est intéressant de noter que Dubaï n’est pas un lieu off-shore, une lointaine frontière de la réussite ou seulement un havre pour politiciens en délicatesse. Au contraire, elle est l’origine d’un djihad de l’argent de nature paisible. Cette puissance d’évergétisme outre-Golfe prend naissance dans le business incessant qui anime Dubaï, où on ne s’y contente pas de proposer de confortables demeures de repli. 

Ainsi, une partie de la bataille électorale qui s’achevait le 21 février au Niger a commencé avec un riche homme d’affaires de retour de Dubaï. Aboubacar Mounkaila dit « Dan Dubaï » fut, depuis son fief de la capitale du Damagaram (Zinder), un des artisans du référendum du 4 août 2009 ayant  institué la VIe République et perturbé le processus de démocratisation du Niger. Dan Dubaï a été un acteur très affirmé du mouvement « Tazartché  », ou de prolongation du mandat légal du Président Tandja au-delà des prescriptions constitutionnelles. Il s’est progressivement retiré de la scène publique nigérienne depuis la chute du régime de la VIe République, engendré par le coup d’État du Commandant Salou Djibo le 18 Février 2010. 

Ce sobriquet de Dan Dubaï, « fils de Dubaï » en haoussa – langue parlée au Niger, en particulier dans la région de Zinder – tient à la fortune acquise par Mounkaila dans la ville-monde à travers l’exercice du trading pétrolier. Il s’impose à Zinder lors de son retour, ville dont proviennent Ousmane et Bazoum, les deux finalistes de la présidentielle de 2021. Quand il rentre au Niger en 2007, il convoite les champs pétroliers prometteurs d’Agadem mais abandonnés par ESSO et PETRONAS. Depuis Zinder, il incite le président Mamadou Tandja qui a confié Agadem à la  China National Petroleum Corporation (CNPC) de rester au pouvoir à travers un troisième mandat malgré les exigences de la constitution. Dan Dubaï espérait tirer des avantages de cet engagement, mais le coup d’État du commandant Salou Djibo va ruiner ses espérances et installer le président Issoufou dans des conditions très critiquées. 

Celui qui s’est fait connaître de l’opinion nigérienne par son soutien actif à Tandja Mamadou avec le mouvement  « Tazartché », en 2016, se rallie alors à Mahamane Ousmane, investi candidat à la Présidentielle par une jeune formation politique, le MNRD HANKOURI, alors qu’il est englué dans un long feuilleton judiciaire aux lendemains incertains pour le contrôle de la CDS RAHAMA, le parti dont il assurait jusqu’alors la présidence. C’est le même Ousmane qui semble avoir gagné les élections de 2021 dans 6 régions sur 8 du pays. Jannik Schritt, dans une étude8 très localisée sur les ralliements politiques successifs de Dan Dubaï9, montre que la bataille politique de Zinder, centrée autour d’une raffinerie, reflétait le changement de rapport de forces international à l’échelon régional. En effet, la disparition du Guide libyen en 2011 fragilise considérablement l’opposition à la raffinerie chinoise de Zinder qui doit traiter les hydrocarbures d’Agadem. Tanja Mamadou avait en effet le soutien12 sortie des sables se projette au Sahel et plus particulièrement au Niger. Elle s’y pose comme le gardien en dernier ressort de l’État profond. Bien que ce ne soient pas les Émirats qui conduisent les manipulations électorales, leur pouvoir aide à recomposer les alliances contre nature et garantit l’immunité à ceux qui se réfugient à Dubaï. Outre son importance déterminante comme marché planétaire et centre financier de haute volée,  Dubaï offre un espace de migrations incomparable à l’Afrique dont elle est à présent le portail. Elle édifie en cela une continuité post nationale et transafricaine pour les privilégiés et ainsi leur assure une protection inégalée.

Sources
  1. Toujours détenue en Iran en dépit des protestations d’un vaste mouvement de soutien en France et dans le monde.
  2. Dubaï, Cité globale, Éditions du CNRS, Paris, 2001.
  3. Conseil de coopération du Golfe (CCG) est une organisation régionale regroupant au départ six pétromonarchies arabes et musulmanes du golfe Persique. Cf https://www.fatf-gafi.org/fr/pages/conseildecooperationdugolfe-gcc.html
  4. « Pour les Personnes Exposées Politiquement (PEP) dont la richesse est mal acquise, Dubaï, dans les Émirats arabes unis (EAU), est une destination attrayante pour investir leurs gains. Bien qu’elle ne soit certainement pas le seul endroit où l’on peut cacher de l’argent, Dubaï – la capitale commerciale du Moyen-Orient – exerce une surveillance minimale et présente peu d’obstacles juridiques ou logistiques au transfert de grandes quantités d’argent ou à l’achat de biens. Les PPE, définies comme des personnes qui sont ou ont été chargées d’une fonction publique importante, courent un risque plus élevé d’être impliquées dans des activités illégales en raison de leur position d’influence et de leur accès aux biens », in Dubai’s Role in Facilitating Illicit Financial Flows Corruption andGlobal.
  5. MATTHEW T. PAGE,  JODI VITTORI, “Dubai’s Role in Facilitating Illicit Financial Flows Corruption andGlobal”, Carnegie Endowment, 7 juillet 2020.
  6. Ahn Nga Longva, “Neither Autocracy Nor Democracy but Ethnocracy : Citizens, Expatriates and the Sociopolitical System”, in P. Dresch and J. Piscatori, éd., Monarchies and Nations (London : I.B. Tauris, 2005) ; et Andrew Gardner, “Strategic Transnationalism : The Indian Disaporic Elite in Contemporary Bahrain”, City and Society, vol. 20, n° 1 (2008), pp. 54-78
  7. Ibid.
  8. Crude Politics : Oil talk, new media and political scripts in the production of disorder in Zinder (Niger)”, Africa Spectrum, vol. 53, 2018.
  9. Ibid. « Dan Dubaï a été provisoirement coopté dans le gouvernement d’Issoufou en 2014 et s’est temporairement retiré de la politique publique. Après avoir examiné sa candidature non partisane à l’élection présidentielle de 2016, il a finalement choisi de soutenir Mahamane Ousmane de Zinder comme candidat à la présidence. »
  10. Le mouvement « Tazartché » était alors soutenu par le Président lybien, Mouammar Kadhafi, qui avait déclaré qu’il était temps de bannir les restrictions de la durée des mandats présidentiels de toutes les constitutions africaines, et de laisser la volonté du peuple décider de la durée pendant laquelle le Président pourrait exercer le pouvoir.10 de son puissant voisin libyen pour rester au pouvoir, tandis que les Émirats arabes unis soutenaient une plus grande autonomie du Niger vis-à-vis du turbulent Kadhafi. Dan Dubaï, qui a voulu jouer une partie au niveau national, a perdu contre Issoufou et avec Mohamed Ousmane. Dubaï, qui veut vendre de l’énergie électrique au Niger et soutient l’installation de bases émiraties pour protéger le Niger du djihad, a aujourd’hui plus de penchant pour Bazoum. 

    La cité-État11Saskia Sassen, The Global City : New York, London, Tokyo (Princeton University Press, 2001).