Le 9 décembre 1905 était promulguée la loi « concernant la séparation des Églises et de l’État », qui constitue, selon la formule du Conseil d’État, la « clé de voûte de la laïcité en France ». On sait qu’elle a suscité l’opposition d’une grande partie des catholiques. On oublie souvent que son élaboration n’a pas donné lieu à un véritable consensus au sein de la famille républicaine : unis par un projet commun, celui de promouvoir la liberté de conscience contre le cléricalisme politique, ses parlementaires se sont divisés sur les modalités pratiques de son actualisation.
On peut les distribuer autour de deux grandes polarités. Représentés par Émile Combes et, sur un mode plus radical, par Maurice Allard, les uns se sont érigés en défenseurs d’une laïcité substantielle : leur ambition était d’engager l’État au service d’une politique d’encadrement autoritaire des communautés religieuses, et spécialement de l’Église catholique, ce qui les a longtemps conduits à vouloir pérenniser les surveillances concordataires issues du régime napoléonien.
Les autres, portés par Jean Jaurès et Aristide Briand, se sont positionnés du côté d’une laïcité procédurale : tout en considérant, selon le positivisme du temps, que l’histoire, demain, ferait triompher la raison, ils entendaient, pour leur part, que l’État fasse droit au pluralisme de la société civile. La séparation des Églises et de l’État qu’ils envisageaient devait déboucher sur une « solution libérale », accordant aux citoyens religieux et à leurs institutions une parfaite liberté d’organisation et de communication.
C’est la seconde formule qui l’a emporté. La loi de 1905 fait droit en effet à ce que le politiste américain Alfred Stepan a appelé une twin toleration : d’un côté, en excluant le religieux de la sphère publique d’État, elle assure la souveraineté du politique ; de l’autre, en protégeant le religieux de toute immixtion du politique, elle préserve l’indépendance du religieux. Où en sommes-nous un siècle plus tard ? Le modèle français de laïcité n’est plus de même nature. Sous la Troisième République, il était, sous l’égide de l’État libéral, un système de préservation des libertés ; sous la tutelle désormais d’un État recteur, il se transmue, depuis les années 2000, en un système d’unification des conduites.
Les effervescences du religieux
La question laïque avait, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, perdu son caractère central dans le débat public. Elle resurgit au début des années 1990. Ce retour répond à la transformation des paysages religieux : on ose parler alors, en contradiction avec le pronostic wébérien, de « réenchantement du monde ». La formule est sans doute exagérée. La France persiste encore dans le processus de sécularisation accentué encore par la révolution des années soixante. Les enquêtes sur les valeurs des Européens le montrent clairement. En 1981, les Français déclarant une appartenance religieuse représentent 73 % de la population globale. Ces citoyens religieux sont presque unanimement catholiques : 70 %. Les sans religion se distribuent ainsi : 18 % se disent indifférents ; 9 % athées convaincus. Quatre décennies plus tard, les sans religion sont devenus majoritaires : ils sont 58 % de la population en 2018, avec une augmentation en leur sein de la proportion des athées (21 %). Le groupe qui déclare une appartenance a diminué certes (42 %), il s’est de surcroît diversifié : les religieux autres que catholiques constituent aujourd’hui 10 % de la population globale, l’Église romaine ne rassemblant plus qu’un petit tiers (32 %) de la société.
Cette diminution quantitative des citoyens religieux n’a pas entraîné leur disparition sociale. On peut même dire, en reprenant une hypothèse forte de José Casanova, que la sécularisation s’est accompagnée d’un mouvement de contre-sécularisation : les citoyens religieux, confrontés à la dissolution des assises axiologiques de leur monde, ont souvent été tentés de répudier les compromis qu’ils avaient passés avec la modernité pour se replier sur une foi toute d’identité et d’affirmation. Aucun des univers confessionnels ne s’est tenu à part de cette dynamique : ni les catholiques comme l’ont montré leur mobilisation au moment de la discussion de la loi Taubira sur le « mariage pour tous » ou leur réticence, lors de la pandémie, à accepter la suspension, par décision de l’État, des offices publics ; ni les juifs, au sein desquels progressent les conduites orthodoxes et ultra-orthodoxes ; ni les protestants, dont le courant mainline se trouve fortement concurrencé le monde évangélique. Tous ces courants, en dépit de leurs différences, font alliance pour contrer les avancées du libéralisme culturel.
Mais la résilience religieuse se repère surtout du côté des musulmans. Leur visibilité ne tient pas seulement au fait que représentant 6-7 % de la population, ils se trouvent concentrés dans des territoires circonscrits. Elle procède d’un changement de comportement : à la discrétion des années 1970 a succédé un affichage plus net de leur appartenance. L’observance privée s’est intensifiée : les musulmans, surtout dans les jeunes générations, prient, font le ramadan et fréquentent la mosquée davantage que dans le passé. Mais s’affirme aussi une présence publique : dotés de leurs propres associations, ils revendiquent volontiers des droits spécifiques, tels que le droit de pouvoir porter des signes religieux dans l’espace public d’État, celui de pouvoir bénéficier de menus conformes à leur code alimentaire dans la restauration collective, le droit enfin de ne pas être blessés par des caricatures iconoclastes. Plusieurs chercheurs ont ajouté, comme Gilles Kepel et Bernard Rougier, que l’islam s’est enfermé parfois, depuis une dizaine d’années, dans une pratique « séparatiste » : des quartiers entiers, dans certaines villes de banlieue, se trouvent désormais contrôlés par des communautés salafistes qui imposent aux populations leur propre loi. Là se trouverait d’ailleurs le terreau des attentats – trente-cinq depuis 2015 – qui affligent la société française.
Comment refaire société ?
Dès les années 1990, le débat s’engage sur ces expressions du religieux, plus vite d’ailleurs que dans les autres pays européens. L’histoire explique cette rapidité de réaction. Histoire de la modernité : en France, les Lumières se sont construites contre la religion. Histoire de la colonisation : il est ici, du fait en particulier de la guerre d’Algérie, un contentieux spécifique avec l’islam. Est-il possible, dans une société sécularisée, de faire droit à ces effervescences de la foi ? Cette question a suscité, dans le champ de la pensée politique, deux réactions opposées : si leurs tenants respectifs ambitionnent, les uns et les autres, de conforter la cohésion sociale, c’est en empruntant des voies différentes.
Le premier courant s’appuie sur le paradigme « intégrationniste ». Portés initialement par le sociologue Alain Touraine ou, aujourd’hui, par l’historien Jean Baubérot, soutenu par tout un réseau d’associations d’éducation populaire comme La Ligue de l’Enseignement, ses théoriciens considèrent que la société doit se montrer accueillante à l’égard de la différence. Pour un motif d’ordre philosophique : la dynamique de l’égalité, engagée par la modernité, demande d’adjoindre aux trois premières générations de droits (droits civils, droits politiques, droits sociaux) une génération nouvelle de droits, celle des droits culturels. Pour un motif d’ordre sociologique : on affirme ici qu’une société est d’autant plus cohésive à elle-même qu’elle répond favorablement aux demandes de « reconnaissance » exprimées par ses membres. Ce courant de la « laïcité plurielle », qui tient le devant de la scène encore dans les années 1990, est dans une position plus défensive depuis les années 2000.
Le second courant, qui a le vent en poupe depuis deux décennies, affirme un postulat plus « assimilationniste ». Il trouve ses défenseurs aujourd’hui chez des auteurs comme Elisabeth Badinter et Marcel Gauchet, tous deux membres du Printemps républicain, créé en 2016, après les attentats de Charlie Hebdo, de l’Hyper Casher et du Bataclan. Insistant, plus que le premier, sur les idées de « raison » et de « nation », voulant promouvoir une « laïcité de combat », il tient qu’il faut promouvoir la dimension du « commun », sans hésiter donc à invisibiliser les singularités confessionnelles. Cette visée signale certes une nostalgie de l’unité. Elle traduit aussi une hantise de la violence à laquelle mènerait nécessairement les socialisations « communautaristes » ou « séparatistes », et, sans doute, une défiance, venue du XVIIIe siècle, à l’égard des discours religieux dont on estime ici qu’avant d’avoir été disciplinés par l’État, ils font toujours cause commune avec le fanatisme et la superstition.
Une circularité s’est établie entre la sphère politique et la sphère intellectuelle. À compter des années 2000, le monde politique, qui avait été jusqu’alors, même à droite, plutôt favorable au dispositif de reconnaissance, opte massivement en faveur d’une conception moniste de la laïcité. En affirmant l’urgence de promouvoir les « valeurs de la République », Jacques Chirac lance le mouvement à droite que François Baroin, dans son rapport de 2003, intitule significativement Vers une nouvelle laïcité. Le Premier Ministre socialiste en 2014-2016 Manuel Valls va dans le même sens sous la Présidence de François Hollande. Le Président Macron lui-même a connu cette évolution. La première phase de son quinquennat le voit tenir un discours très ouvert, dans lequel il insiste sur la fécondité de la foi religieuse. Affecté par les attentats comme celui qui a touché en octobre 2020 un professeur, Samuel Paty, qui avait eu le tort de présenter en classe les caricatures de Mahomet diffusées par Charlie Hebdo, il s’est, comme le démontrent ses discours depuis 2018 et notamment celui prononcé aux Mureaux le 2 octobre 2020, réorienté vers une approche moins inclusive du religieux et vers une conception plus unitive du social.
L’extension des contrôles
Le politique a saisi le droit. À la loi de 1905 se sont adjoints, depuis une quinzaine d’années maintenant, de nouveaux textes normatifs. Rien là de superficiel : ces ajouts ont modifié les grandes régulations de l’ordre antérieur. Hier, la laïcité se structurait autour de la séparation des sphères : « L’État chez lui, l’Église chez elle ». On est entré aujourd’hui dans un modèle d’interpénétration : si l’État donne aux Églises des garanties de reconnaissance (sur le terrain financier notamment), il les place davantage sous sa surveillance, au nom d’un impératif sans cesse réaffirmé : celui de restaurer la cohésion perdue de la nation. Le changement juridique se construit avant la présidence d’Emmanuel Macron. Dans la profusion des textes produits au cours de ces dernières années, trois méritent d’être plus spécialement retenus, qui concernent l’expression individuelle des appartenances religieuses dans l’espace social. La loi du 15 mars 2004 proscrit le port de signes religieux ostensibles à l’école publique. La loi du 11 octobre 2010 interdit, quant à elle, la dissimulation du visage (c’est-à-dire du port du voile intégral) dans l’espace public (services publics, mais aussi voies publiques, commerces et salles de spectacles). La loi du 8 août 2016 « relative au travail » permet aux entreprises, sous certaines conditions, d’imposer en leur sein « le principe de neutralité et de restreindre la manifestation des convictions de leurs salariés ».
On voit ce qui fait leur point commun : elles élargissent de manière significative le cercle de l’abstention religieuse. Depuis la fin du XIXe siècle, la neutralité religieuse ne valait que pour les fonctionnaires agissant dans l’exercice de leur mission. Elle doit (pour les deux premières lois) ou peu (pour la troisième) s’imposer aujourd’hui à des citoyens ordinaires dans des lieux que la loi réservait à la seule liberté de leurs usagers. Dans cette entreprise d’invisibilisation du religieux, le législateur s’appuie volontiers sur le fait qu’il en va de la « sauvegarde de l’ordre public », celui-ci se trouvant identifié désormais, ce qui est très extensif, aux « exigences minimales de la vie en société ». Le gouvernement d’Emmanuel Macron avait élaboré en 2018 un premier projet visant à réviser la loi du 9 décembre 1905. L’alliance paradoxale des forces laïques et religieuses l’avait conduit à le retirer. La succession récente des attentats lui a permis de remettre l’ouvrage sur le métier. Un projet de loi « confortant le respect des principes républicains » a été présenté le 9 décembre 2020 en Conseil des Ministres et adopté en première lecture le 16 février 2021 par l’Assemblée nationale. Les textes précédents avaient une dimension sectorielle. Le projet porté par le Premier Ministre Jean Castex répond à une intention de réforme globale : c’est tout le droit à la liberté religieuse qui, s’il est adopté, s’en trouvera affecté.
Convoquant « tous les citoyens qui en composent le corps à adhérer à la République », appelant à lutter contre « l’entrisme communautariste » et la « dynamique séparatiste » que promeut « l’islamisme », il marque une rupture avec l’ordre libéral issu de la Troisième République sur plusieurs points. On peut retenir trois illustrations. La première rétraction concerne la liberté des individus : le texte entend consolider le principe – posé par une jurisprudence de 2013 (mais dont le gouvernement considère qu’elle peut toujours connaître des revirements) – selon lequel l’exécution d’une mission de service public ne peut se faire, même dans les entreprises de droit privé, que dans le respect de l’obligation de neutralité religieuse des agents qui l’accomplissent. La deuxième restriction regarde la liberté des familles. La loi du 28 mars 1882, encore dans le Code de l’Éducation, prévoyait que l’instruction primaire pût « être donnée soit dans les établissements d’instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles ». Outre que les contrôles sur les écoles hors contrat seront renforcés dans la ligne de ce que prévoyait déjà la loi Gatel du 13 avril 2018, l’éducation à domicile est désormais considérée comme dérogatoire, et soumise de ce fait à une autorisation administrative renouvelée annuellement. Limitation en troisième lieu de la liberté d’association. La loi Waldeck-Rousseau du 1er juillet 1901 avait laissé les associations civiles à une totale autonomie de fonctionnement. Les voici désormais astreintes, si elles veulent obtenir des subventions, à se soumettre à un « contrat d’engagement républicain », étant ajouté qu’elles peuvent, selon un modèle de responsabilité quasi collective, être dissoutes à raison des agissements individuels de leurs sociétaires. Dans le même sens, en décidant d’imposer de nouvelles règles de fonctionnement aux associations à objet cultuel, le gouvernement intervient de manière intrusive dans un mode d’agencement que le législateur de 1905 avait voulu confier aux Églises elles-mêmes.
Cette transformation du modèle français de laïcité n’est pas sans lien avec une tendance lourde de la culture française : celle qui, depuis les Lumières, envisage le religieux sous l’angle de l’aliénation d’où il faudrait s’extraire pour entrer dans « le grand diocèse des esprits émancipés ». Mais sans doute excède-t-elle le seul niveau de l’hexagone : elle révèle qu’un peu partout désormais, dans un monde que la mondialisation et l’individualisation confrontent à la montée des incertitudes, on n’envisage la sécurité comme la finalité même de la décision politique, quand on la voyait hier comme la condition simplement de la liberté.