Histoire(s) polémique(s) en Lettonie
En Lettonie, une jeune maison d’édition lance une collection d’histoire grand public qui entend s’imposer en s’attaquant aux sujets les plus controversés de la mémoire nationale.
Les jeunes éditions Aminori lancent une collection de vulgarisation historique dont la direction a été confiée à Māris Zanders, l’un des analystes politiques lettons les plus aigus de la génération post-perestroïka. Sa collection « Les mythes et interprétations différentes de l’histoire de Lettonie » veut prendre à bras le corps des aspects controversés, négligés ou oubliés du passé, en livrant des ouvrages en format de poche, soignés comme des « beaux livres », pourvus d’une riche iconographie, et accessibles à un public large. L’écriture se fait à quatre mains : Zanders questionne, et un spécialiste reconnu fait le point sur les connaissances établies et les débats en cours.
« On ne peut pas nier que s’est installé un assujettissement, au moins partiel, de l’histoire de la Lettonie aux intérêts de la nation lettone, que celui-ci va se poursuivre, et peu importe à cet égard, que la communauté lettone dans sa majorité l’approuve ou non. Par « assujettissement », je veux dire que l’histoire du territoire de la Lettonie à partir des XIIe-XIIIe siècles est comprise comme un antagonisme entre « nous » d’un côté, et « eux » de l’autre. « Eux » ce sont les Allemands, les Russes, etc. qui, à travers les siècles, n’ont eu de cesse de « nous » – c’est-à-dire les Lettons – porter préjudice, nous privant durablement de liberté, de prospérité, d’État, de langue, de statut, etc. » explique ironiquement Zanders dans la préface du premier ouvrage de la série.
Il s’agit du livre Latvieši, vācbaltieši un Krievija. Polemiska saruna (Les Lettons, les Germano-baltes et la Russie. Discussion polémique) qu’il cosigne avec Gints Apals (1965), ancien diplomate et bon connaisseur de la vie politique des XIXe et XXe siècles. L’histoire de la relation entre les Lettons et les Allemands est celle d’une ambivalence. Arrivés au XIIIe siècle avec les croisades, ils arriment, par le fer, les pourtours de la Baltique au monde occidental. Ils furent à la fois l’incarnation d’une domination inégalitaire, et les vecteurs d’un partage culturel, ferment de l’émancipation – jusqu’au XIXe siècle, la culture lettone écrite est presque exclusivement allemande – pasteurs, savants et publicistes.
Avant la Première Guerre mondiale, et même si le territoire de l’actuelle Lettonie, est intégré à l’empire russe depuis le XVIIIe siècle, l’ordre local est germanique, les élites tant rurales qu’urbaines sont germanophones et reliées par de multiples liens et attachements aux mondes germaniques. Or cet ordre qui se délite au fil des crises qui s’enchaînent après 1905 – 1914-1918, 1919-1921, 1934, 1939 – aura totalement disparu en 1945, englouti à tout jamais. « Le peuple letton s’est formé au fil des siècles, au terme d’une maturation produite au sein de la société livonienne traditionnelle où interagissaient trois groupes ethnoculturels et sociaux principaux : primo, les anciens Lettons, secundo, les anciens Estoniens, et tertio, les gens s’exprimant en langue allemande qui, au début du XXe siècle commencèrent à se définir eux-mêmes comme des “Germano-baltes”. Dans ce contexte historique, ce sont bien ces groupes qu’il convient de considérer comme les autochtones de la Baltique ou de la Lettonie, tandis que les communautés plus réduites en nombre – lives, russes, juives, polonaises ou lituaniennes font plutôt figure de minorités. De façon paradoxale, les Germano-baltes semblent exclus de notre mémoire historique ». Centré sur le XXe siècle, le livre aurait sans doute gagné à mieux mettre en lumière la profondeur chronologique et la complexité socio-culturelle, notamment ce monde redécouvert des « petits Allemands » – artisans, employés, petits commerçants – et leurs interactions variées avec les autres groupes linguistiques. Apals a le goût de la polémique, et le débat qu’il a engagé avec ce livre sur les effets de ce qu’il nomme la « germanophobie » des élites politiques lettones depuis 1919, ne fait que commencer.
La relation aux élites allemandes est aussi abordée par Jānis Šiliņš dans le livre qu’il consacre au rapport spécifique des Lettons à l’aventure bolchévique. « Fondamentalement, par la manière dont ils [les Germano-baltes] ont mené l’abolition du servage, puis organisé la vie sociale et culturelle des Lettons et le système éducatif qui leur était destiné, ils ont posé les bases qui ont permis à la nation lettone de se développer ». Mal connue, aujourd’hui massivement rejetée, cette relation particulière à « la Révolution » ouvre un champ complexe auquel Jānis Šiliņš consacre la plupart de ses travaux.
« Les Lettons étaient rouges, mais jusqu’à quel point ? » À plusieurs moments clés : durant la Révolution de 1905, après la Révolution de Février 1917, mais surtout peut-être lors de l’instauration de la République des Conseils de Lettonie de Pēteris Stučka en 1919, ou encore, dans les premières années de de la dictature soviétique en Russie, les Lettons font bel et bien figure de « soutiens des bolchéviks ». Dans sa préface, Zanders rappelle ce fait qui permet de mesurer l’ampleur du phénomène : « Il est fort inconfortable de se remémorer que, par exemple, en septembre 1918, lorsque la Russie lance officiellement la « Terreur rouge », sur la totalité des agents travaillant pour les organes centraux de la Tchéka (781 personnes), 278 étaient des Lettons (…) et sur les soixante-dix commissaires de la Tchéka, trente-huit étaient lettons. » En multipliant les points de vue : politiques et sociaux, mais aussi économiques, culturels, ethniques, Jānis Šiliņš extrait les événements des strates idéologiques accumulées – mensonges et manipulations soviétiques, amnésies ou réécritures nationalistes. Il cherche notamment à comprendre la dimension profondément « lettone » de cette radicalité qui connaît son apogée de 1905 à 1919, avant de s’évanouir en tant que phénomène « endogène » dans la Lettonie démocratique des années vingt et trente, et d’être éradiquée en Union soviétique, lors des grandes purges de 1937-1938.
Šiliņš sait aussi mettre en relief la part individuelle originale des acteurs eux-mêmes. Il revient, par exemple, sur le parcours de Jukums Vācietis (1873-1938), dont on s’étonne qu’il ne soit pas mieux connu hors de Lettonie. Chef d’un régiment de Tirailleurs adulé de ses troupes, il embrasse la Révolution d’octobre, sans être lui-même ni marxiste ni communiste, s’illustre dans le chaos de la Guerre civile, et devient, avant Trotski, le fondateur de l’Armée Rouge. Plus que Marx ou Lénine, Vācietis admirait Bonaparte, et fut exécuté en 1939.On le voit, cette collection grand public souhaite prendre sa part dans le mouvement plus large qui parcourt la vie culturelle lettone – recherche historique, musées, littérature, cinéma, théâtre – exprimant un rapport au passé se libérant des « narratifs » identitaires simplificateurs. Deux titres sont actuellement en préparation pour une publication en 2021 : Gvido Straube s’attaque à la légende dorée de la période suédoise de la Livonie (1629-1721), et Andris Levāns interroge sur le mythe du bonheur médiéval balte antérieur à l’invasion teutonique et la christianisation. La réappropriation de la complexité historique d’un territoire passe aussi à coup sûr par une émancipation face à l’obsession du XXe siècle. Immense chantier.