Depuis les premiers signalements de cas de coronavirus, nous sommes aux prises avec un problème  : comment se souvenir de la pandémie  ? Certains ne croient même pas à son existence ; d’autres pensent qu’elle a été sciemment planifiée1 ; d’autres pensent enfin, en dépit du bon sens, que le COVID-19 est derrière nous. Aux États-Unis, cela s’explique en grande partie par le fait que l’administration Trump a passé la majeure partie de l’année 2020 à oublier le coronavirus et à encourager le reste du pays à en faire de même. En octobre, alors que d’effrayants comptes rendus faisaient état d’une augmentation du nombre de cas et que l’on prédisait un « hiver sombre », la Maison Blanche a émis une pièce de monnaie commémorative2 sur laquelle on pouvait lire « Trump bat le COVID » – une façon inhabituellement cérémonieuse de reléguer une crise de relations publiques aux oubliettes de l’histoire.

Peut-être en réaction à ceux qui continuent de nier l’existence du COVID, les médias ont passé une grande partie de l’année 2020 à décrire la pandémie comme s’il s’agissait d’une guerre. En mars 2020, le président français Emmanuel Macron annonçait un confinement national, ponctuant son allocution télévisée par la phrase « Nous sommes en guerre ». Il s’agit là d’un instrument rhétorique courant : les épidémies sont assimilées aux guerres depuis l’Antiquité. Mais avec cette comparaison, les journalistes et les commentateurs espéraient plus particulièrement donner l’alerte quant à une crise de court terme et à ce qu’il nous en coûterait de l’ignorer. (Dans le même temps, les dirigeants américains s’employaient également à présenter la pandémie comme une guerre xénophobe, les épithètes préférées du président pour se référer au virus du SRAS-CoV-2 étant le « virus chinois » et notre « ennemi invisible »).

Peut-être en réaction à ceux qui continuent de nier l’existence du COVID, les médias ont passé une grande partie de l’année 2020 à décrire la pandémie comme s’il s’agissait d’une guerre.

MARTHA LINCOLN

À mesure que la situation mondiale se détériorait, les nouvelles sur le coronavirus se référaient de plus en plus non seulement à la guerre en général, mais aussi aux guerres historiques que nous pensons connaître le mieux : la guerre de Sécession3, les Première et Deuxième Guerres mondiales4, la guerre du Vietnam et parfois même la guerre mondiale contre le terrorisme5. (Plus rarement, les commentateurs ont invoqué la guerre froide, la guerre de Corée ou la guerre du Golfe – conflits que nous considérons, d’une certaine manière, comme moins proches de nous). Certaines de ces descriptions ont même rapproché le nombre de décès à l’échelle nationale du nombre de victimes des guerres les plus emblématiques6 ou invoqué, par exemple, le «  dernier hélicoptère de Saigon  », suggérant que la pandémie constituerait une nouvelle branche sur l’arbre généalogique de la guerre. Comme le soulignait David Bell dans Le Grand Continent au printemps dernier, la métaphore guerrière est le fruit d’une longue histoire, en Europe comme aux États-Unis : « c’est grâce à cette histoire extraordinaire de 1793-1945 que le mot ‘guerre’ a un tel pouvoir incantatoire dans tout le monde occidental. L’ironie, cependant, est que depuis 1945, l’expérience de la mobilisation guerrière à grande échelle a presque entièrement disparu de ce monde ». Mais la guerre est-elle vraiment le meilleur moyen pour nous de nous souvenir de la pandémie de coronavirus ? 

Jusqu’à présent, la réponse semblait être « oui ». De nombreux auteurs, y compris à gauche de l’échiquier politique, paraissent désireux de donner une certaine dignité à la pandémie en la comparant à l’action militaire – plus précisément, à une action militaire dont l’issue est compromise par l’indifférence du public. Il est certainement raisonnable de s’inquiéter de la disparition de la pandémie de coronavirus dans une sorte de brouillard de guerre. L’auteur et critique américano-vietnamien Viet Thanh Nguyen a écrit : «  Toutes les guerres sont menées deux fois : une fois sur le champ de bataille et une fois en mémoire  »7. Cette maxime n’augure-t-elle pas d’une exaspérante guerre culturelle à venir autour de la question de l’importance du COVID-19  ?

De nombreux auteurs, y compris à gauche de l’échiquier politique, paraissent désireux de donner une certaine dignité à la pandémie en la comparant à l’action militaire – plus précisément, à une action militaire dont l’issue est compromise par l’indifférence du public.

MARTHA LINCOLN

Bien qu’il soit tentant d’emprunter l’infrastructure cognitive, culturelle et émotionnelle préfabriquée qui accompagne le concept de guerre, je suggère que nous ne réduisions pas le COVID-19 à une guerre dans l’imagination populaire – pas même dans l’objectif de dire « n’oubliez jamais ». À de nombreux égards, la pandémie n’est pas « comme la Seconde Guerre mondiale » ou, pour les Américains, comme « un autre Vietnam » ; se réfugier dans l’histoire peut émousser notre conscience des défis auxquels nous sommes actuellement confrontés. Ces cadrages nostalgiques peuvent même nous distraire de nos propres erreurs. Critiquant les récits médiatiques qui comparent la réponse britannique à la pandémie à Dunkerque ou d’autres épisodes héroïques de la Seconde Guerre mondiale, l’historien de la médecine Paul Weindling émet une mise en garde  : « Un patchwork de métaphores historiques dissimule mal les défauts de l’offre et de la prévision »8.

Plus fondamentalement, la guerre n’est pas particulièrement « un bon instrument conceptuel »  ; les politiciens déclarent sans cesse la guerre aux problèmes politiques et sociaux – drogue, cancer, pauvreté, « terreur » –  ; la mention d’une autre soi-disant « guerre » n’effraie donc plus les lecteurs. Pourtant, les métaphores – même passablement usées – nous habituent à percevoir les choses d’une façon qui peut aller à l’encontre de nos propres intérêts. Lorenzo Servitje, auteur de l’ouvrage à paraître Medicine is War : The Martial Metaphor in Victorian Literature and Culture, met en garde contre la comparaison entre la pandémie et la guerre9, qui nous pousse à «  assumer, sans aucun esprit critique, tout le poids connotatif et historique qu’elle porte  ». Si nous affirmons que la pandémie est une «  guerre  » contre un virus, alors nous accoutumons le public à accepter l’utilité et la nécessité des conflits armés ainsi que des mesures de contrôle de la maladie, comme l’affirme l’anthropologue Saiba Varma10. Lorsque nous considérons les guerres comme la bonne réponse à une crise sanitaire, nous oublions qu’elle est aussi un moyen pour les gouvernements nationaux et les acteurs privés de s’enrichir – que «  la guerre est la santé de l’État  »11.

À de nombreux égards, la pandémie n’est pas «  comme la Seconde Guerre mondiale  » ou, pour les Américains, comme «  un autre Vietnam  » ; se réfugier dans l’histoire peut émousser notre conscience des défis auxquels nous sommes actuellement confrontés.

MARTHA LINCOLN

Mais le plus grand danger que fait naître le fait de qualifier le Covid-19 de « guerre » est que nous ne nous souvenons pas vraiment des guerres : nous les oublions régulièrement. Au cours de l’année écoulée, de nombreux journalistes ont été surpris de redécouvrir comment l’effroyable pandémie de grippe de 1918 avait été oubliée en temps réel, expulsée de la conscience publique par les traumatismes de la Première Guerre mondiale. La critique littéraire Elizabeth Outka a décrit la pandémie de grippe comme « le jumeau obscur de la guerre, une catastrophe aussi inédite dans ses victimes et ses souffrances que la guerre, mais parfois enfermée dans une relation paradoxale avec elle »12. Mais les Américains n’ont pas seulement oublié la grippe espagnole  ; par la suite, ils ont aussi oublié la guerre. L’historien Mark Levitch a écrit que la Première Guerre mondiale a longtemps été « largement absente de la culture populaire américaine »13 :

À de nombreux égards, le statut de guerre oubliée de la Première Guerre mondiale demeure inchangé aux États-Unis depuis les années 1980. En proportion, peu d’Américains seraient capables de nommer une bataille de la Première Guerre mondiale, et les héros américains de la guerre – dont beaucoup donnent encore leurs noms à des rues – sont presque totalement inconnus.

Les comparaisons guerrières sont particulièrement complexes aux États-Unis, de nombreux citoyens (voire même la majorité culturelle) ayant été incités à imaginer que toutes les guerres se terminent inévitablement par une victoire américaine. Ce schéma culturel, faible lorsqu’il s’agit de donner un sens aux défaites militaires, nous fait risquer d’être mal orientés par l’utilisation de métaphores de guerre : au lieu de nous avertir d’un échec éventuellement catastrophique, ces métaphores nous encouragent à croire que nous allons l’emporter. Lorsque des journalistes comparent le Covid-19 à une guerre, il se peut que, par inadvertance, ils rendent la pandémie inoffensive, voire qu’ils promettent au public un deus ex machina

Une telle révision collective de l’histoire, qui tient du vœu pieux et constitue en réalité une fausse mémoire de masse, apparaît dans des essais comparant les horreurs du Covid-19 à la guerre du Vietnam. Depuis le printemps dernier, de nombreux essais suggèrent que le bourbier du Vietnam constitue en quelque sorte un précédent de la pandémie aux États-Unis, en soulignant les antécédents de malversations de la part des dirigeants14, de défaillances des services de renseignement15 ou de pénuries de matériel16 et une sinistre accumulation de morts. De même, la maire de Paris, Anne Hidalgo, a suscité la controverse en utilisant la métaphore de la guerre pour tourner en dérision la lenteur de la campagne de vaccination française, en déclarant qu’avec de telles pénuries, le jour J aurait été voué à l’échec. Comme l’écrivait David Gerstel, vétéran de la guerre du Vietnam, dans le New York Times en mai dernier, « le hasard fait la loi. Les dirigeants mentent. Les décès deviennent des statistiques. Les parallèles entre la maladie et la guerre sont partout »17.

Les comparaisons entre des guerres comme celle du Vietnam ou les deux guerres mondiales et notre situation actuelle contiennent une part de vérité – mais seulement une part. Il est vrai que les guerres ont souvent servi de catalyseur en révélant les points aveugles persistants d’un pays, en particulier dans la mesure où les dirigeants ont souvent mal compris l’histoire, ont sous-estimé leurs adversaires et se sont eux-mêmes surestimés.

MARTHA LINCOLN

Les comparaisons entre des guerres comme celle du Vietnam ou les deux guerres mondiales et notre situation actuelle contiennent une part de vérité – mais seulement une part. Il est vrai que les guerres ont souvent servi de catalyseur en révélant les points aveugles persistants d’un pays, en particulier dans la mesure où les dirigeants ont souvent mal compris l’histoire, ont sous-estimé leurs adversaires et se sont eux-mêmes surestimés. Au cours des guerres passées et des catastrophes sanitaires de l’année dernière, beaucoup ont accepté de fausses assurances de la part de dirigeants mal intentionnés, en espérant que tout irait pour le mieux. Et il existe en effet un air de famille entre les guerres impériales et les pandémies : elles sont, chacune à leur façon, des « miroirs tendus à la société »18.

Méfions-nous des efforts visant à généraliser l’expérience des guerres passées à de nouveaux champs de bataille idéologiques, car ces leçons ne parlent pas d’elles-mêmes. En effet, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les supposées « leçons de la guerre » se sont révélées extrêmement fongibles, utilisées à la fois pour justifier le projet européen et pour mettre en garde contre les dangers d’une reconstruction ou d’une réunification allemande. La compulsion de répétition autour des guerres étrangères est une ressource sans cesse renouvelée  ; il n’est donc pas facile de la combattre par des leçons, comme le prévoyait l’écrivain et vétéran de la guerre du Vietnam Philip dans ses mémoires A Rumor of War :

Enfin, ce livre ne doit pas être considéré comme une contestation. (…) [La] guerre est terminée. Nous l’avons perdue, et aucune objection ne ressuscitera les hommes qui sont morts, sans rien racheter, dans les calvaires que furent Hamburger Hill ou le Rockpile.

Cela pourra, peut-être, empêcher la prochaine génération d’être crucifiée par la guerre.

Mais je ne le crois pas.

En plus de révéler une fascination durable pour la défaite américaine au Vietnam, les comparaisons du COVID-19 à la guerre du Vietnam parviennent également à laisser de côté les Vietnamiens. En fait, on ne sait trop s’ils entendent comparer le SARS-CoV-2 à l’armée nord-vietnamienne, aux administrations Johnson et Nixon, ou aux deux. Et curieusement, bien que ces commentaires aient tendance à être formulés comme des critiques de l’administration Trump, ils omettent généralement de reconnaître que le Vietnam du Nord a gagné la guerre – en payant toutefois un lourd tribut humain.

La façon égoïste et mythifiée dont nous nous souvenons de nos guerres, et celle, fataliste, dont nous les oublions, laissent présager que la pandémie sera notre prochaine guerre oubliée.

Martha Lincoln

En dépeignant les guerres comme des tragédies pour nous seuls, les auteurs s’enferment ainsi dans l’exceptionnalisme national – lui-même l’un des moteurs culturels de la transmission des maladies19. Le Vietnam, par exemple, est un pays, pas une guerre – et, n’en déplaise aux auteurs de ces articles de réflexion, l’ancien ennemi de l’Amérique s’en sort extraordinairement bien face à la pandémie20.

Mais malgré leurs nombreux défauts logiques, ces comparaisons ne signifient peut-être même pas grand-chose pour le lecteur moyen. Les sondages d’opinion ont montré que les opinions sur les opérations et défaites passées à l’étranger évoluent vers l’approbation et l’acceptation ; selon une étude menée en 2018, plus d’un Américain sur quatre n’a aucune opinion sur la moralité de la guerre du Vietnam21, tout comme un sondage de 2012 a montré que 57 % des citoyens français considéraient l’indépendance de l’Algérie sous un angle positif – bien que, comme l’annonçait Emmanuel Macron en début de semaine, il n’y aura pas de «  repentir ni d’excuses  » officiels pour les abus coloniaux passés. Comparer le COVID-19 à des guerres ignobles déjà à moitié oubliées est donc un geste extrêmement inquiétant pour l’avenir de la santé publique nationale. La façon égoïste et mythifiée dont nous nous souvenons de nos guerres, et celle, fataliste, dont nous les oublions, laissent présager que la pandémie sera notre prochaine guerre oubliée.

Sources
  1. Katherine Schaeffer, “A look at the Americans who believe there is some truth to the conspiracy theory that COVID-19 was planned”, Pew Research Center, FacTank, 24 juillet 2020.
  2. “’Trump defeats COVID’ commemorative coin goes on sale”, Reuters, 6 octobre 2020.
  3. Ross K. Baker, “Our divisions evoke the Civil War, but so do mass COVID-19 deaths among caring strangers”, USA Today, 4 janvier 2021.
  4. https://www.nytimes.com/2020/04/03/magazine/personal-sacrifice-coronavirus-world-war-ii.html
  5. Jake Nevins, “The Imperative of Personal Sacrifice, Today and During World War II”, New York Times, 4 avril 2020.
  6. Gillian Brockell, “250,000 lives lost : How the pandemic compares to other deadly events in U.S. history”, Washington Post, 19 novembre 2020.
  7. Cf Viet Tanh Nguyen, Nothing Ever Dies. Vietnam and the Memory of War, Harvard Universitary Press, 2017.
  8. Alex Langstaff, “Pandemic Narratives and the Historian”, Los Angeles Review of Books, 18 mai 2020.
  9. Lorenzo Servitje, “Acting Fatally on the Strength of the Martial Metaphor”, Somatosphere, 10 mai 2020.
  10. Saiba Varma, “A pandemic is not a war : COVID‐19 urgent anthropological reflections”, Wiley Public Health Emergency Collection, 19 mai 2020.
  11. Randolph Bourne, “War is the Health of the State”, in The State, 1918.
  12. Elizabeth Outka, “Wood for the Coffins Ran Out » : Modernism andthe Shadowed Afterlife of the Influenza Pandemic”, University of Richmond English Faculty Publications, 2014
  13. Mark Levitch, “Forgotten, but less so : World War I in Recent American Memory”, in Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2014/1-2 (N° 113 – 114), pages 132 à 137
  14. Dana Milbank, “This pandemic is Trump’s Vietnam. He has earned his bone spurs.”, Washington Post, 8 avril 2020.
  15. Harlan Ullman, “From Vietnam to coronavirus : The US can’t win”, blog d’Atlantic Council, 31 juillet 2020.
  16. Paul R. Ignatius, “What my time in Vietnam taught me about dealing with shortages”, Washington Post, 27 mars 2020.
  17. David Gerstel, “I Survived Vietnam. Will I Survive This Pandemic ?”, New York Times, 9 mai 2020.
  18. Shirley Lindenbaum, “Images of Catastrophe : The Making of an Epidemic”, in The Political Economy of AIDS, Routledge, 1998.
  19. Martha Lincoln, “Study the role of hubris in nations’ COVID-19 response”, Nature, 15 septembre 2020.
  20. James Pearson, “Keeping coronavirus at bay, Vietnam revs up economy to race ahead of rivals”, Reuters Financial, 7 janvier 2021.
  21. CBS News Poll : U.S. involvement in Vietnam”, CBS News, 28 janvier 2018.