Une autre histoire de la guerre froide

Florian Louis s'est entretenu avec Sandrine Kott pour la sortie de son nouveau livre qui repense les organisations internationales au temps de la guerre froide.

« Dans les organisations internationales, la guerre froide m’apparait souvent comme un voile qui recouvre imparfaitement cette question essentielle des inégalités globales déjà clairement formulée à la Société des Nations et à l’Organisation du travail durant dans l’entre-deux guerres. »

Sandrine Kott, Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide, Paris, Seuil, «L'univers historique», 2021, 328 pages, ISBN 9782021408669

On considère généralement que la guerre froide a constitué une période de « glaciation » des organisations internationales, notamment de l’ONU, dont l’action aurait été paralysée par le droit de veto des deux « Grands ». Le projet qui préside à votre dernier ouvrage d’écrire une histoire de la guerre froide au prisme des organisations internationales peut donc paraître audacieux. Comment est-il né ?

C’est effectivement un choix un peu surprenant. Le projet a pris forme alors que j’utilisais les sources de ces organisations pour travailler sur des questions plus spécifiques. J’ai alors observé un extraordinaire foisonnement d’initiatives au sein de ces organisations et j’ai découvert la richesse des discussions, des échanges d’informations et d’expertises entre de nombreux acteurs, par-delà les frontières des « blocs » de la guerre froide. Ces réalités sont largement invisibles lorsqu’on étudie la période sous l’angle des relations diplomatiques, en particulier des relations bilatérales entre l’URSS et les États-Unis.

Ce qui a également retenu mon attention c’est que parmi les fonctionnaires et experts travaillant au sein ou pour ces organisations et associations internationales on trouvait de nombreuses figures connues, des intellectuels qui jouissaient d’une bonne reconnaissance dans leurs espaces nationaux respectifs, voire au-delà. Cela témoignait selon moi de l’attractivité de ces organisations mais aussi du fait que des personnalités comme Walter Rostow, Raul Prebisch, Gunnar et Alva Myrdal pouvaient les voir comme des espaces où formuler et mettre en œuvre des projets pour « organiser le monde » de manière plus juste. Jusque dans les années 1970, les idées « progressistes », les femmes et hommes issues ou proches de la social-démocratie y jouèrent en effet un rôle important.

On travaillait d’ailleurs beaucoup dans ces organisations internationales et de très nombreuses idées y ont circulé. Elles n’y sont pas inventées, mais elles sont largement diffusées et internationalisées à travers ces organisations. C’est le cas tout particulièrement des questions de développement qui me sont rapidement apparues comme centrales pour penser l’histoire de cette période. Enfin, des acteurs nationaux, généralement considérés comme secondaires y tiennent une place de choix : ceux des pays neutres en particulier, mais aussi les Indiens ou les Chiliens, présents à la Société des Nations dès 1919 de même que les Polonais où les Tchécoslovaques dont les positions ne sont pas nécessairement alignées avec celles des dirigeants soviétiques.

Il est vrai que si l’on regarde uniquement le Conseil de sécurité de l’ONU, on peut avoir l’impression de blocages répétés liés aux conflits entre les dirigeants étatsuniens et soviétiques. Mais les organisations internationales ne se réduisent pas au Conseil de sécurité et aux représentants des grandes puissances. Ce sont aussi les grandes réunions plénières qui réunissent des représentants en nombre croissant qui utilisent ces arènes pour formuler et diffuser des messages. Et puis il y a le travail accompli au sein des secrétariats permanents de ces organisations qui sont certes dominés par les Occidentaux durant la période, mais où l’on trouve aussi des fonctionnaires dont les origines se diversifient et qui apprennent à travailler ensemble.

Votre étude se concentre donc sur l’action des organisations internationales. À sa lecture, on mesure à quel point celles-ci sont nombreuses mais aussi diverses voire hétérogènes. Votre analyse englobe ainsi l’action des organisations onusiennes mais aussi celle d’organisations philanthropiques privées comme les fondations Ford ou Rockefeller. Comment définissez-vous les organisations internationales et comment avez-vous sélectionné celles sur lesquelles vous avez concentré votre travail archivistique ?

Mon livre ne porte pas tant sur les organisations internationales que sur les internationalismes et leurs acteurs. C’est la raison pour laquelle j’ai effectivement adopté une définition extrêmement large de celles-ci. Je travaille bien sûr à partir des organisations du système onusien dont j’ai utilisé les archives et qui jouent un rôle important. Mais je fais une place aussi à de nombreuses organisations non intergouvernementales, à l’image des confédérations syndicales internationales, de la Chambre de commerce internationale, des grandes fondations américaines ou encore des associations anticommunistes.

S’agissant du choix, j’ai privilégié les organisations qui donnent à voir ou favorisent des connexions –positives ou négatives- entre des acteurs, gouvernementaux ou issus de la société civile par-delà les divisions en blocs. C’est la raison pour laquelle j’ai utilisé par exemple les sources des fondations Rockefeller et Ford. Cette dernière est une organisation étatsunienne qui constitue un des bras armés de la croisade anticommuniste dès 1947. Pour cette raison, elle développe précocement des programmes en direction de l’Europe de l’Est et des pays du Sud dans le but de promouvoir le modèle libéral et de « subvertir » le communisme. Son importance pour mon projet est liée au fait qu’elle formule et promeut clairement un projet internationaliste. Elle met en œuvre des programmes et stratégies en direction de l’ « ennemi » dont les objectifs évoluent d’ailleurs clairement à mesure que les rencontres qu’elle favorise modifient les perceptions de l’autre. Les effets en retour sur les cadres des pays communistes ou ceux du tiers monde sont également inattendus.

L’autre critère de choix tenait à l’accessibilité des sources. Il était évidemment impossible d’explorer toutes les archives de toutes les organisations. J’ai donc privilégié celles dont les archives étaient les plus riches et les plus accessibles pour moi. L’Organisation internationale du travail fondée en 1919 a par exemple une tradition de conservation des archives qui en fait un terrain privilégié. On ne retrouve malheureusement pas ce même souci de conservation dans toutes les organisations, ni au Secrétariat de l’ONU à New York, ni à l’Organisation mondiale de la Santé, ni surtout à l’UNICEF. Au sein du système onusien, j’ai utilisé les archives l’UNESCO mais aussi de la Commission économique pour l’Europe, de la Conférence des Nations Unies pour le Développement à Genève ou encore de l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel à Vienne. Les archives de la Confédération internationale des syndicats libres sont bien conservées à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam, celle de la Fédération syndicale mondiale d’obédience communiste mais qui a été rejointe par les syndicats des pays nouvellement décolonisés se trouvent partiellement à Prague.

Au sein de ces fonds, souvent immenses, je n’ai pas tout regardé, plusieurs vies n’auraient pas suffi, mais je suis partie à la recherche de ce qui « connectait » les acteurs et les blocs et de ce qui interrogeait nos présupposés.

J’ai pu également m’appuyer sur une littérature secondaire d’excellente qualité et en expansion très rapide qui mobilise une multitude de fonds comme ceux de la Banque mondiale ou de la FAO par exemple.

Ainsi que l’indique votre sous-titre, cette approche de la guerre froide au prisme des organisations internationales aboutit à un « autre histoire de la guerre froide ». En quoi consiste-t-elle et en quoi diffère-t-elle de celle que l’on lit habituellement ?

À vrai dire, à l’origine, je n’avais pas l’intention d’écrire un livre sur la guerre froide. Mais le sujet s’est imposé à moi à mesure que je me familiarisais avec les archives des organisations internationales. J’ai eu alors le sentiment que je devais rendre compte de cette autre histoire qu’elles me donnaient à voir.

Les histoires traditionnelles de la guerre froide, largement fondées sur les archives états-uniennes, se focalisent sur les conflits diplomatiques et militaires entre les blocs, trop souvent résumés aux dirigeants des Etats Unis et de l’Union soviétique. Depuis une vingtaine d’années, des récits alternatifs se sont multipliés. Ils déplacent le regard vers ce qui était souvent considéré comme des périphéries ou des « annexes » des grandes puissances, en particulier les puissances moyennes et les pays du Sud global. De nombreuses études ont également insisté sur la porosité entre les blocs et ont mis en avant les circulations et les échanges, en particulier dans les domaines culturels. Mon livre apporte une pierre supplémentaire à cet édifice. Toutefois, l’histoire que je raconte déplace aussi le regard à plusieurs égards.

Les organisations internationales s’offrent comme des lieux de rencontre entre diplomates mais aussi entre experts, syndicalistes, militants, acteurs économiques ou culturels. Elles facilitent, encouragent et organisent ces rencontres, font advenir des discussions, des échanges, voire des rapprochements qui permettent que se dévoilent ou se développent des convergences entre des groupes d’individus, des pays ou des systèmes politiques qui se donnent comme antagonistes. Ce point de vue interroge donc ces antagonismes qui s’expriment d’ailleurs de manière différenciée suivant les acteurs qui prennent la parole. Les cadres des régimes socialistes ont ainsi dès les années 1950 regardé avec intérêt ce qui se passait à l’Ouest. Tandis que ceux des pays du Sud voient jusque dans les années 1970 dans le développement économique des pays socialiste, un modèle possible pour leur propre indépendance.

Il existe d’ailleurs des mouvements internationaux puissants durant la guerre froide qui sont structurés autour de causes communes comme la paix ou la santé globale. Ces internationalismes, ne se sont pas développés en marge ou en dépit de la guerre froide, ils en sont une caractéristique et une expression spécifique. Les deux, puis trois mondes de la guerre froide se sont structurés autour d’un ensemble d’idées et de valeurs censées être valables pour tous à tout moment, maintenant et pour toujours. Ces mondes peuvent se combattre mais ils témoignent d’une même croyance dans les vertus de l’internationalisme et des projets d’organisation du monde pour le bien de tous.

Enfin et surtout regarder la période avec les organisations internationales contraint à sortir de l’opposition simple entre les deux premiers mondes de la guerre froide et à faire toute leur place aux pays du Sud global non comme des espaces où se déroulent des guerres par procuration, mais comme des acteurs internationaux qui, dès les années 1950, déplacent de manière décisive les enjeux et équilibres mondiaux. Car il m’est apparu clairement que les conflits de guerre froide ne sont pas seulement le résultat des oppositions idéologiques mais surtout le fruit de déséquilibres entre les différentes parties du monde dont ces oppositions idéologiques sont l’expression. Celles-ci résultent d’abord d’un inégal accès aux ressources. Si pour les puissances occidentales, les organisations onusiennes avaient aussi pour fonction de maintenir ces inégalités, elles sont également devenues le lieu de leur contestation.

Votre ouvrage souligne l’importance des questions de développement pour penser la guerre froide autrement. Pourquoi vous semble-t-il que cette question est particulièrement importante ?

Oui la question du développement est au cœur des objectifs des organisations internationales : système onusien d’abord mais aussi, par exemple, les grandes fondations privées. Pour tous la préservation de la paix passe par la lutte contre les inégalités globales trop criantes.

A cet égard, les organisations internationales constituent des lieux d’expression privilégiés des revendications des élites des pays du Sud global mais aussi de celles des pays communistes. Il faut le rappeler, le socialisme est aussi un projet de développement. En 1917, la Russie est un pays économiquement « en retard » et les bolchéviques recourent dès les années 1920 aux technologies et aux modèles de management offerts par l’ouest et en particulier par les États-Unis. Durant la période de la guerre froide, les dirigeants et les cadres de l’URSS et les pays du bloc de l’Est, vus comme une Europe sous-développée, utilisent les organisations internationales pour continuer d’accéder à ces technologies et savoir-faire et contourner les politiques d’embargo économiques imposées par les dirigeants étatsuniens et, avec plus ou moins de conviction, ceux des pays de l’Europe occidentale.

Depuis l’entre-deux guerres, les responsables communistes ont en effet pleinement conscience du fait que la prospérité économique est la condition de leur souveraineté politique et de leur indépendance idéologique. Cette revendication est reprise par les élites des pays du tiers monde dès les années 1950. Par-delà les alliances stratégiques, la solidarité entre l’Est et le Sud s’ancre donc dans des expériences communes de marginalité et sous-développement relatif. C’est à ce titre que les délégués communistes soutiennent les revendications de Nouvel ordre économique international formulées par les pays nouvellement décolonisés.

Dans les organisations internationales, la guerre froide m’apparait souvent comme un voile qui recouvre imparfaitement cette question essentielle des inégalités globales déjà clairement formulée à la Société des Nations et à l’Organisation du travail durant dans l’entre-deux guerres. 

Cette question des inégalités globales éclaire d’ailleurs sous un jour nouveau celle des droits de l’homme trop souvent réduite à une lecture libérale. De nouveau les organisations internationales permettent une lecture différente. Depuis 1947 ce sont en effet les dirigeants des pays du Sud global qui mobilisent à l’ONU les droits de l’homme, vus comme des droits collectifs au développement. Durant les décennies 1950-1960, les dirigeants des pays occidentaux en proie aux revendications des populations colonisées ou discriminées (Noirs américains) tentent d’étouffer ce discours des droits de l’homme. Dans les années 1970, il revient mais sous une forme épurée individualisée et privée des droits économiques et sociaux. Devenu une arme de guerre contre les dictatures du bloc de l’Est et des pays du tiers monde, il devient admissible et est même encouragé par ceux-là mêmes qui l’avaient combattu.

Un autre aspect novateur de votre travail tient aux perspectives qu’il ouvre quant aux temporalités de la guerre froide. Ainsi, vous commencez votre étude de celle-ci en pleine Seconde Guerre mondiale et vous relativisez en conséquence l’importance de l’année 1947 qu’on considère généralement comme marquant son déclenchement. Pouvez-vous nous expliquer ces choix.

Mon livre commence pendant la Seconde Guerre mondiale notamment parce que les internationalismes que j’y étudie connaissent, durant celle-ci, un renouveau majeur sous la forme de l’antifascisme. La guerre froide a fait oublier que les Nations unies sont d’abord une alliance de guerre issue de la charte de l’Atlantique à laquelle adhèrent les dirigeants soviétiques en 1943. Cette alliance de guerre antifasciste perdure à l’intérieur du système onusien jusque dans les années 1970. Parmi les premiers fonctionnaires, nombreux sont ceux qui ont transité par l’Administration des Nations unies pour le secours et la reconstruction (1943-1947) et pensent qu’il importe de maintenir l’alliance de guerre pour anticiper les crises et le retour des conflits. Ils sont souvent issus des réseaux sociaux-démocrates ou du New Deal et inspirés par le keynésianisme. Le social-démocrate suédois Gunnar Myrdal, premier secrétaire de la Commission économique pour l’Europe des Nations unies en est une bonne incarnation.

L’année 1947 est bien sûr celle de la fondation du Kominform en réponse aux déclarations sur l’endiguement et c’est surtout celle du lancement du plan Marshall qui remplace le programme paneuropéen des Nations Unies pour le secours et la reconstruction. Néanmoins au sein des organisations internationales, 1947 ne constitue pas nécessairement une rupture. En janvier 1949 Lorsque David Morse, le directeur général états-unien du Bureau international du travail se rend en Pologne et en Tchécoslovaquie, il y est extrêmement bien reçu. David Morse s’était lui-même engagé dans l’armée américaine pour combattre le nazisme et, pour ses interlocuteurs communistes, il est un des libérateurs du camp de Mauthausen, un camp réservé aux ennemis du régime nazi et dans lequel de nombreux communistes furent détenus. Le premier ministre polonais et ancien socialiste Jozef Cyrankiewicz, invoque une rencontre avec David Morse à Mauthausen où il a été déporté. Cette rencontre n’est pas documentée et elle est probablement inventée mais elle témoigne de la puissance de l’expérience de la lutte commune contre le fascisme pour établir et maintenir des relations cordiales entre des responsables politiques étatsuniens et les dirigeants communistes. Le discours de guerre froide semble avoir recouvert ces solidarités mais je les ai vues à l’œuvre dans les organisations internationales jusque dans les années 1970.

Outre une invitation à repenser les temporalités de la guerre froide, votre enquête insiste également beaucoup sur l’importance des lieux de celles-ci. Vous consacrez notamment des pages captivantes aux pays neutres et à des villes comme Genève, Helsinki ou Vienne.

La perspective offerte par les organisations internationales permet de sortir du face à face soviéto-étatsuniens et souligne l’importance d’autres pays. Les puissances moyennes y prennent toute leur place et tout particulièrement les pays neutres. La Finlande accueille de nombreuses conférences internationales durant la période, dont celle d’Helsinki entre 1973 et 1975 ; la Suisse est le siège européen de nombreuses organisations internationales. Il faut surtout signaler le rôle de l’Autriche et de la Yougoslavie. Tous ces pays constituent des ponts entre les mondes durant la période.

Vienne est à cet égard une plateforme internationale remarquable, notamment, dans les années 1970, sous l’impulsion du chancelier social-démocrate Bruno Kreisky. Elle accueille une  multiplicité d’organisations internationales : l’Agence internationale de l’énergie atomique s’y installe dès 1957, suivi de l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel en 1966. De nombreuses autres associations jouent le rôle explicite de pont entre l’Est et l’Ouest. C’est le cas du Centre de recherches en sciences sociales de l’UNESCO, de l’Institut international d’analyse des systèmes appliqués fondé en 1972, du Conseil international pour de nouvelles initiatives de coopération Est-Ouest, qui se développe dans le sillage du processus d’Helsinki afin de favoriser les relations économiques entre les deux parties de l’Europe. A cela s’ajoutent des initiatives privées comme l’Institut viennois pour les comparaisons économiques fondé en 1973 comme un institut au service des entreprises. Si Vienne est essentiellement une plateforme de rencontre Est-Ouest, la Yougoslavie joue quant à elle le rôle d’intermédiaire entre les trois mondes de la guerre froide. Le pays qui se réclame du socialisme reçoit dès 1947, après la rupture avec l’URSS, une aide au développement considérable de la part du gouvernement des Etats-Unis. En 1964 la Yougoslavie devient membre associé du Conseil d’aide économique mutuel (communiste) tout en étant observateur de la Commission économique européenne et membre de l’OCDE. Dans le même temps, Tito est la cheville ouvrière avec Nehru et Nasser du mouvement des non-alignés, constitué officiellement lors de la conférence de Belgrade de 1961. Le Centre international pour les entreprises publiques dans les pays en développement est d’ailleurs installé à Ljubliana avec le soutien de l’ONU en 1974. Il constitue la seule organisation internationale des non-alignés et illustre la centralité de la Yougoslavie dans ce mouvement.

Les acteurs issus de ces pays neutres sont d’ailleurs très bien représentés dans l’ensemble du système onusien : après le départ de Myrdal, le secrétariat général de la Commission économique pour l’Europe est dirigé alternativement par un Yougoslave un Finlandais. Ces pays trustent des positions de pouvoir dans les organisations internationales du fait de leur position d’intermédiaire et grâce à la grande qualité des ressortissants qui y sont envoyés.

De même que vous repensez la temporalité et les modalités du déclenchement de la guerre froide, vous invitez à en reconsidérer le dénouement. Selon vous, la guerre froide commence à prendre fin dès la décennie 1970 lorsque ce que vous appelez « le globalisme », au singulier, se substitue aux « internationalismes », au pluriel. Pouvez-vous nous précisez la distinction que vous opérez entre ces deux notions et la nature du processus que vous repérez de basculement de l’un à l’autre ?

Selon moi, on entre dès la seconde moitié des années 1970 dans ce que j’appelle la lente agonie de la guerre froide. Celle-ci prend plusieurs formes. En 1974, les représentants des pays du Sud regroupés au sein du G77 présentent à l’Assemblée générale des Nations unies la déclaration de Nouvel ordre économique international. Ils demandent, comme l’avaient fait les pays socialistes auparavant, un meilleur partage des ressources mondiales. L’idée qui sous-tend cette revendication est que la souveraineté politique que ces pays viennent juste d’acquérir n’est effective que s’ils peuvent jouir d’une réelle indépendance économique. Pour cela, leurs dirigeants réclament un accès aux biens mondiaux et un contrôle de leurs ressources nationales. Cela peut passer par le droit à la nationalisation et un meilleur contrôle des grandes entreprises multinationales. Votée à l’unanimité à l’Assemblée générale de l’ONU, cette déclaration est fortement combattue par les acteurs économiques puissants avec l’aide des gouvernements des Etats Unis et de la Grande Bretagne. Via la Chambre de commerce internationale et une multitude d’autres organisations, les acteurs du capitalisme mondial se mobilisent pour faire échouer ce projet.  De manière corrélative, c’est durant la seconde moitié des années 1970 que se diffuse un modèle d’organisation « globale » qui se caractérise par l’hostilité aux régulations contraignantes et la mise en concurrence généralisée, y compris celle entre les Etats nations. Le globalisme se distingue donc clairement de l’internationalisme promu par les organisations internationales. Selon moi c’est donc moins les chocs pétroliers que les réactions de défense des acteurs économiques occidentaux les plus puissants contre les revendications du Sud qui marque l’entrée dans le globalisme et sonne la fin progressive du système de guerre froide.

Ce triomphe du globalisme est favorisé par ailleurs par l’épuisement économique et idéologique des pays communistes et du modèle qu’ils promeuvent. A partir de la seconde moitié des années 1970, la crise de la dette jette ces pays dans les bras de leurs débiteurs occidentaux tandis que les élites technocratiques (cadres) communistes sont progressivement gagnées à l’idée que les solutions offertes par les pays capitalistes sont les seuls capables de les faire sortir de la crise économique et sociale dans laquelle ils sont plongés. Là encore les organisations internationales sont de bons observatoires et des acteurs de cette crise du socialisme réel. Via leurs programmes de développement, elles ont ainsi favorisé la circulation des modèles économiques et sociaux occidentaux.

Vous donnez parfois le sentiment d’être nostalgique de la guerre froide, par exemple lorsque vous déplorez dans votre conclusion la disparition d’« un internationalisme dont on sent cruellement le manque dans le monde d’aujourd’hui ». La guerre froide peut-elle nous offrir des modèles ou des leçons pour affronter les crises du XXIe siècle ? 

Je ne suis pas du tout nostalgique des conflits de guerre froide. En revanche, il est bien vrai que l’émulation entre des modèles économiques et sociaux qui devaient convaincre de leur excellence a favorisé le développement d’internationalismes concurrents qui visaient à organiser un monde moins injuste. Cette vision « organisatrice » peut toujours nous inspirer. Des questions demeurent comme celle de l’inégalité globale tandis que de nouveaux paradigmes comme le développement durable se sont imposés. Dans l’ensemble, il est bien clair que les questions auxquelles nous sommes confrontés dans des domaines essentiels comme ceux de l’environnement ou de la santé ne peuvent être résolues que grâce à des coordinations internationales. À cet égard, les concurrences encouragées par le modèle du globalisme constituent des dangers réels.

Le Grand Continent logo