Le réalisateur de documentaires britannique Adam Curtis s’est un jour fortement appuyé sur le livre « Everything was forever, until it was no more » d’Alexei Yurchak – un livre sur la façon dont la langue s’est lentement dégradée en Union soviétique. Dans ce livre, Yurchak remarque qu’au lieu d’affronter la réalité, le travail des propagandistes, voire de tout le discours officiel, consistait à assembler une série de banalités reconnaissables. Les idées qui étaient autrefois des éléments essentiels du projet social concret de l’Union soviétique (la construction d’un État ouvrier) étaient désormais invoquées dans n’importe quel contexte. Ainsi, on pouvait louer le « travail acharné des travailleurs » lorsqu’il était question de publier une nouvelle édition des directives techniques pour la construction de tracteurs. L’incroyable fragilité de ce discours basé sur une opération de copier-coller signifiait que personne en Union soviétique n’était capable de comprendre, et encore moins d’altérer, la décomposition de l’Union et de son système économique de plus en plus instable. Ainsi, lorsque la fin est arrivée, elle est survenue comme dans un rêve. Il était soudain aussi logique que l’Union soviétique n’existait plus qu’elle ait existé pendant des décennies.
Lors de son inauguration, mercredi, Joe Biden (qui a été comparé par certains à Léonid Brejnev) a lu un discours qui est, en substance, le même que celui des fonctionnaires soviétiques. Aucune phrase ne ressemble à la précédente, comme c’est le cas dans une argumentation, mais n’a de sens que comme une série de clichés modérément reconnaissables. Le but du discours du nouveau président n’est pas de se référer au monde, mais au système de symboles qui a historiquement légitimé l’ordre politique américain. Ces symboles (le rêve américain, l’opportunité, la prospérité, la liberté, la justice, la communauté, l’unité, l’espoir) ont peu à voir avec la réalité d’aujourd’hui. Mais cela n’a pas d’importance. Ce sont de simples symboles, des signifiants sans signification. Ils ne font référence à rien d’autre qu’à eux-mêmes. Ce genre de discours est une galerie de miroirs.
De même, Joe Biden n’est pas proprement un homme politique, il est plutôt un miroir : un miroir qui reflète les platitudes que l’Amérique se raconte pour dormir la nuit. Mais, comme Jean Baudrillard nous a mis en garde, pour voir ce que nous voulons voir dans le miroir, nous devons nous cacher derrière lui. Pour voir l’« unité », nous devons cacher la division. Pour voir la « prospérité », nous devons cacher la pauvreté. Cacher ces choses n’est pas seulement une fonction de la rhétorique de Joe Biden, mais du projet social qu’il reflète : la nécessité impérieuse de mettre le projet populiste (qui, dans toutes ses limites et ses problèmes, reflète des divisions et une pauvreté réelles) dans sa boîte. Combien de temps, demandons-nous, l’Amérique peut-elle cacher ce qu’elle doit cacher pour voir l’unité ? Combien de temps avant que ces secondes âmes, actuellement piégées derrière le miroir, aient leur revanche ?