Signes de vie dans la Hongrie de Viktor Orbán
Dans la Hongrie de Viktor Orbán, un recueil de nouvelles salvateur sonne comme « le signe qu’une vie meilleure est possible ». Ádám Nádasdy (né en 1947 à Budapest) est linguiste, professeur des universités, poète et traducteur entre autres de Dante et Shakespeare.
Rien ne serait plus facile que de trouver un autre livre sur le marché hongrois de 2020 qui mériterait d’être présenté aux lecteurs du Grand Continent. Mais cette fois j’étais plus sûre de mon choix que jamais. Pourquoi ? Pour l’auteur et pour le sujet bien sûr, et parce qu’en Hongrie, l’année qui se termine n’a pas seulement été marquée par une catastrophe sanitaire, mais aussi par une catastrophe politique : la liberté de la culture (au sens plus large du terme) et de la pensée ont dû subir plusieurs attaques. Il serait long de tout expliquer ici pour présenter le contexte hongrois du livre et de la culture. Je n’en reste donc qu’aux deux derniers coups qui ont le plus marqué les lecteurs des auteurs hongrois contemporains.
En septembre, lors d’un événement publique, une députée parlementaire du parti d’extrême droite Mi Hazánk (Notre Patrie) a déchiré une par une les pages d’un livre de contes pour enfants avant de les passer dans un broyeur. Le motif ? Il s’agissait selon elle de propagande homosexuelle nuisible aux enfants. Il est vrai que l’objectif du recueil est de sensibiliser les jeunes aux problèmes des personnes stigmatisées et/ou en situation minoritaire (handicaps, pauvreté, minorité ethnique, agression en famille etc.) et à ce titre, l’homosexualité y trouvait sa place. Et il est vrai aussi qu’on a le droit de penser quoi que ce soit de ces sujets et du livre et qu’on peut décider librement de le mettre ou non entre les mains de ses enfants. Mais il est aussi certain que la parution de ce recueil aurait été un événement beaucoup moins important si elle était restée cantonnée au domaine proprement culturel, et si ce geste n’avait pas ravivé chez de nombreuses personnes le souvenir des destructions de livres de la dictature nazie et/ou communiste. La prise de position du premier ministre Viktor Orbán ne venait que renforcer ce malaise : « La Hongrie est un pays patient et tolérant en ce qui concerne l’homosexualité. Mais il y a une ligne rouge qui ne peut pas être franchie, et c’est ainsi que je résumerais mon opinion : “Laissez nos enfants tranquilles.” » Pour preuve de cette tolérance, le 15 décembre, le Parlement a adopté la modification du texte de la Loi fondamentale (nouveau nom de la Constitution depuis 2012) qui établit désormais que « La mère est une femme, le père est un homme » et définit le sexe des enfants comme celui qui leur est attribué à la naissance.
Le recueil de nouvelles d’Ádám Nádasdy et l’accueil qu’il a reçu depuis sa parution au mois de mai dernier surgissent comme le signe qu’une vie meilleure est possible et donne l’espoir que la culture saura perpétuer les valeurs nécessaires à la vie en communauté. Les personnages principaux de ces nouvelles sont des hommes homosexuels à la recherche d’amour et d’intimité physique et spirituelle. Ils ne sont en aucune façon exceptionnels, remarquables ou particuliers. Les douze textes les placent dans des situations différentes, à des époques différentes, du socialisme des années 1960 à nos jours. Il y a là des jeunes ados à la recherche de complicité (avec hommes et femmes) ou de liens (« normaux », ou qu’on devrait penser sans adjectif) au lycée, en excursion avec des amis ou en famille. Il y a des moins jeunes qui partent à l’étranger pour des raisons professionnelles ou pour retrouver celui qu’ils aiment, des couples à grande différence d’âge, des aventures de passage et des longs compagnonnages. L’amour, l’attraction affective, sentimentale et sensuelle, érotique n’est pas différent, moins complexe ou contradictoire : il n’y a pas d’autre de l’amour. Leurs hésitations, dilemmes, désirs et les barrières qu’ils osent ou n’osent pas franchir sont presque les mêmes que s’il s’agissait de couples hétérosexuels. La seule différence est ce coming out répété et perpétuel qui leur est nécessaire dans différentes situations de leur vie pour pouvoir s’exprimer en leur propre nom et donner le sens propre au je qui se dédouble du nous au masculin lorsqu’on partage sa vie ou l’histoire de sa vie « en homo ». Le sujet des nouvelles est finalement celui-là. Seront-ils capables à venir au monde dans ce je qui demande sans cesse d’être justifié et disculpé ? Et le cas échéant, ce monde, le leur, les acceptera-t-il comme tels ? Et que se passe-t-il si venir au monde signifie dévoiler ou exposer quelqu’un d’autre aussi — peut-on assumer cette responsabilité ?
Le lecteur ne rencontre ces hommes que très brièvement pour des scènes très précises de leur vie, tout juste le temps qui est nécessaire pour réaliser leurs dilemmes. Et il les quitte sans vraiment apprendre ce qu’ils choisissent ou ce qu’ils opposent à leurs problèmes, ni savoir ce qu’ils deviennent plus tard. Le narrateur ne réfléchit pas au-delà de ce qu’il montre, il ne permet pas au lecteur de supposer quoique ce soit, il ne moralise pas. Il n’y a pas d’idéalisation, pas de thèse qu’on doive comprendre, pas de reproche à ceux qui acceptent ou n’acceptent pas ceci ou cela, pas d’allusion aux phobies, pas d’activisme LGBT. Il n’y a qu’une prose simple parsemée d’ironie, d’attentes, de scènes d’amour, d’atmosphères très différents, de moments à couper le souffle, des questions qui restent sans réponse. Une fiction qui est à confondre avec la vie réelle que chacun de nous connaît. C’est cette beauté pure et simple de la prose de Nádasdy que les critiques ont unanimement soulignée en Hongrie depuis la parution de l’ouvrage qui est le signe d’une vie plus humaine et plus tolérante, que la culture est heureusement capable de perpétuer.