La vraie vie des « Detectorists »
Detectorists réussit un tour de force : celui de nous parler de gens ordinaires auxquels il n’arrive que des choses banales, en nous tenant en haleine, et ce sans jamais sombrer dans le misérabilisme. Les personnages ne sont ni riches, ni beaux, célèbres ou intelligents, et ne font rien de particulier.
Je me suis toujours demandé pourquoi l’industrie audiovisuelle accordait une telle importance au crime. Seuls les policiers, les mafieux, les serial-killers, les avocats et les juges semblent inspirer scénaristes et réalisateurs, tout particulièrement à la télévision. Il existe bien entendu de nombreuses séries consacrées à l’histoire, à la science-fiction ou au monde politique, mais elles incluent souvent plus de morts violentes qu’il n’en faudrait, et autant de mystères à élucider. Il n’y a guère que les séries médicales qui fassent exception, même si beaucoup procèdent également de l’enquête ; le Dr House et son ami Wilson ne sont-ils pas des doubles de Sherlock Holmes et du Dr Watson ?
C’est un peu comme si l’ensemble des autres professions ou activités étaient indignes d’intérêt, comme s’il était impossible de raconter une histoire en l’absence d’événement violent ou illégal. Les sitcoms familiales et les feuilletons sentimentaux font certes exception, mais leur trame narrative est ténue, entièrement focalisée sur le comique de situation ou sur les jeux amoureux. Certaines séries content avec plus d’ambitions la vie de gens ordinaires (Desperate Housewifes, Weed, Breaking Bad, Ozark, Fargo, Good Girls, Little Big Lies…), mais leurs protagonistes sont tôt ou tard confrontés à la police, et les morts violentes y sont incontournables. Fondamentalement, elles restent articulées autour de l’idée de crime et de châtiment.
On arguera que la télévision française s’est distinguée en consacrant des séries à une foule de personnages plus communs : un instituteur (L’Instit), un brocanteur (Louis la Brocante), une assistante sociale (Pause Café), une bonne-sœur (Sœur Thérèse.com), une proviseure (Madame le Proviseur), un marinier (L’homme du Normandie), une esthéticienne (Vénus et Apollon), des agents d’artistes (Dix Pourcent). Mais toutes ces séries restent du registre de l’enquête policière : il faut élucider un mystère, identifier un coupable, démasquer un traitre.
Évidemment, il n’est pas aisé d’intéresser longuement les spectateurs à la vie d’un chauffeur routier, d’une responsable commerciale, d’une femme au foyer, d’un ingénieur en informatique ou d’un maçon s’il ne leur arrive rien de particulier. L’INA proposait dans les années 1960 des téléfilms où le spectateur était invité à observer longuement une famille de paysans mutiques manger leur soupe au son du tic-tac obsédant de l’horloge comtoise et des bruits de succion écœurants, et à apprécier la tension psychologique qui se dégageait de la scène. Aujourd’hui, ce spectateur aura tôt fait de changer de chaîne pour laisser ces braves gens manger en paix. Néanmoins, j’ai toujours pensé qu’il doit être possible de parler de la vie de personnes qui n’ont rien à voir avec le crime, la médecine ou la politique, sans susciter pour autant un ennui profond.
Detectorists le démontre brillamment. Cette série de la BBC (3 saisons de 6 ou 7 épisodes de 30 minutes, diffusées par ARTE et disponibles en replay) narre avec talent le quotidien de deux amis qui ont pour passion la détection de métaux. Andy (interprété par Mackenzie Crook, également scénariste et réalisateur) et Lance (incarné par le génial Toby Jones) consacrent tout leur temps libre à arpenter les champs et les prés de l’Essex d’un pas lent, détecteur en main, concentrés et graves. Ils trouvent plus sûrement des capsules de bière que des pièces romaines, mais assument leur déveine avec philosophie. Ce sont deux gars ordinaires, pas spécialement beaux ni brillants, qui mènent de petites vies tranquilles. Au début, le spectateur espère qu’ils découvriront un trésor fabuleux, mais les reliques saxonnes qu’abrite le sous-sol anglais les narguent avec obstination, et on comprend vite que la chasse au trésor ne sera pas le véritable ressort narratif de la série.
Chaque saison a bien entendu une intrigue centrale, qui structure le récit, mais elle n’est pas développée comme une enquête policière. Elle n’est que le prétexte à la mise en scène des vies de la douzaine de personnages hauts en couleur qui peuplent la série, et notamment des sept membres du Danebury Metal Detecting Club (DMDC). Sans avoir l’air d’y toucher, cette série évoque avec légèreté et justesse des problématiques aussi diverses que la paternité, l’amitié, la réussite sociale, l’avidité, les rapports de genre, le mensonge, les contraintes de la vie de couple, le doute et la solitude.
Il y a évidemment des méchants : les détecteurs d’un club concurrent, impayables sosies de Simon & Garfunkel, d’une puissance comique typiquement anglaise ; un beatnik allemand, chasseur de trésor sans foi ni loi, seul personnage antipathique de la série ; le couple que forment l’ex-femme de Lance et son nouveau conjoint, qui convoitent le magot de celui-là. Mais ce sont des méchants de pacotille, des gens qui ont leurs raisons et des excuses, que le réalisateur ne rend pas détestables. On croise aussi la regrettée Diana Rigg, dans le rôle de la belle-mère vacharde d’Andy. Au début de la série, j’ai été frappé par la ressemblance de Rachael Stirling, qui interprète sa compagne, avec Diana Rigg ; j’ai été ensuite surpris de voir cette dernière jouer le rôle de sa mère ; et je viens de comprendre que c’était le cas à la ville comme à la scène.
Detectorists est une série profondément humaine, dont l’intérêt réside principalement dans la galerie de personnages un peu perchés mais touchants qu’elle nous présente. Terry, le sentencieux Président du DMDC, ancien policier, fantastiquement satisfait de lui-même, de sa collection de boutons et de ses talents de danseur. Sa délicieuse épouse Sheila, qui s’exprime d’une manière qui évoque un José Garcia travesti en roue libre. Hugh, le candide benjamin du club, contraint de boire du Coca malgré ses 32 ans. Toni, la petite amie mécanicienne de Lance, qui le morigène en lui lançant des pommes-de-terre.
Chaque séance de détection et chaque réunion du club, dans une Angleterre où il ne semble jamais pleuvoir et sur laquelle la modernité n’a pas prise, se termine au pub, sorte d’extension du domicile des protagonistes, dont on peine à croire que c’est un lieu public. On retrouve dans Detectorists l’ambiance résolument calme et apaisante des premiers Barnaby, ce microcosme hors du temps, peuplé de gens attachés à leurs habitudes et à leurs routines professionnelles, sociales et personnelles, qui évoque le monde immuable et rassurant des Hobbits, que Tolkien avait si bien imaginé. Cet attachement à une certaine sociabilité et à une façon de vivre bien particulière dit sans doute aussi quelque chose de l’Angleterre du Brexit – mais tel n’est pas le propos de la série.
Les acteurs sont prodigieux de justesse et de drôlerie. Il faut regarder la série en version originale, pour savourer la langue et les expressions imagées des personnages, leurs constantes joutes verbales, art si populaire au Royaume-Uni. Il faut se réjouir de leur art consommé de l’understatement et de la manière dont ils usent des mimiques. Il y aussi des clins d’œil d’une grande drôlerie, comme la séquence où les membres du DMDC montent la modeste tonnelle du club, pour le rallye annuel, qui singe la scénographie et la musique de l’édification de la grange par les Amish dans Witness.
Detectorists réussit un tour de force : celui de nous parler de gens ordinaires auxquels il n’arrive que des choses banales, en nous tenant en haleine, et ce sans jamais sombrer dans le misérabilisme. Les personnages ne sont ni riches, ni beaux, célèbres ou intelligents, et ne font rien de particulier. Lance travaille dans une coopérative, où il déplace des palettes de pommes-de-terre et de choux-fleurs, et bichonne sa Triumph TR7 « jaune aztèque ». Andy désherbe le bord des nationales en poursuivant d’interminables études d’archéologie. C’est une série intelligente, contemplative, lumineuse, qui se conclut dans une certaine harmonie, par une réflexion amusée sur le karma. Elle est d’une grande beauté visuelle, avec ses travellings sur la verte campagne du Suffolk, ses plans récurrents sur les insectes anglais, et une musique folk apaisante. Elle ne manque pourtant pas d’intérêt, en vertu d’une narration dynamique et de dialogues tranchants. Detectorists prouve avec brio que l’on peut effectivement parler de manière passionnante de la vie de gens normaux sans qu’aucun d’eux ne soit la victime d’une mort violente.