La crise nie le droit. L’exigence de mesures exceptionnelles, urgentes et inédites en effacent le présupposé et le pari anthropologique fondamental : la prévisibilité des comportements ainsi que la régularité des situations. Sa rigidité, indispensable pour en faire un repère en d’autres circonstances, devient alors un obstacle ; ses tergiversations, ses temps de réflexion et d’analyse, autant d’actions manquées. Bref, à faits nouveaux, droit nouveau.
La crise veut nier le droit, mais elle ne nie pas la réflexion qui lui est propre. Bien au contraire, la science normale étant remise en question, ses forces innovantes y trouvent un véritable laboratoire ; leur mobilisation n’est jamais aussi urgente.
Serge Abiteboul et Jean Cattan
Nos réseaux sociaux, notre régulation
Quand nous nous plongeons avec délectation dans les réseaux sociaux, nous acceptons les règles qu’ils édictent. L’année 2020 ne nous a malheureusement pas épargnés : propagande terroriste, contenus haineux, fausses informations, manipulations des élections, etc. S’il en était encore besoin, s’est confirmée la nécessité de réguler ces réseaux.
Ce 15 décembre, la Commission européenne a publié deux propositions législatives. Les autorités publiques y acquièrent un rôle de superviseur doté de pouvoirs de contrôle et de sanction. Le but est d’élaguer les comportements les plus néfastes des réseaux sociaux prédominants. C’était devenu indispensable.
Cela suffira-t-il à faire des réseaux sociaux des lieux pacifiés où le citoyen pourra s’épanouir ? Nous pensons qu’un mouvement plus radical doit être engagé pour permettre à d’autres modèles d’affaires de fleurir, d’autres modèles de contrôles, fondés sur la participation des utilisateurs, sur l’éducation critique et sur une culture du dialogue réinventée.
Alberto Alemanno
Apprivoiser le Covid-19 par le droit
L’épidémie de Covid-19 n’est ni la première ni la dernière d’une série de catastrophes qui ont pris par surprise les gouvernements, les entreprises et les citoyens. Pourtant, en raison de son impact presque sans précédent sur les systèmes, hautement interconnectés et partant vulnérables, qui définissent le monde moderne, cette pandémie a mis à l’épreuve notre capacité à gérer le risque plus que toute autre crise auparavant, y compris par le droit.
Aucune autre urgence n’avait conduit à une telle paralysie de l’économie mondiale en dévoilant brutalement le hiatus existant entre l’interdépendance socio-économique mondiale et la gouvernance de l’État-nation. Aucune autre réponse à une catastrophe n’a conduit à l’enfermement d’une grande partie de la population mondiale. Aucune autre réponse en matière de gestion des risques n’a soulevé autant de questions juridiques, éthiques, morales, politiques et, bien évidemment, scientifiques inédites. Aucune autre pandémie n’a été couverte en continu et en temps réel par un cycle ininterrompu de nouvelles, rapportant souvent des informations contradictoires simultanément, amplifiées sans cesse par les utilisateurs des réseaux sociaux. Aucune autre crise n’a soudainement remodelé notre idée individuelle et collective du risque. En fin de compte, aucun autre événement ne paraît susceptible de perturber autant nos systèmes économiques, juridiques, démocratiques, sociaux et culturels, ainsi que les relations entre eux.
D’un point de vue juridique, la gestion de cette pandémie a brutalement révélé le fossé entre la sophistication du droit dans sa capacité à apprivoiser les risques – notamment en raison de sa fluidité épistémique – et l’improvisation d’un processus politique intrinsèquement indiscipliné et territorial, mais pour autant chargé de gouverner, même dans les situations d’urgence. Pour combler ce fossé, nous devons repenser non seulement la manière dont le droit est appliqué et les principes qui l’animent afin de finalement changer des comportements individuels afin de sauver des vies, mais aussi le suivi et application de ces principes par les décideurs. Si ces derniers ne sont pas tenus de rendre compte au public de l’usage de ces principes bien établis en matière non seulement d’analyse de risque, mais également d’état de droit, la prise de décision continuera à être laissée à l’improvisation et produira inévitablement des résultats non-scientifiques, potentiellement illégaux, et, partant, sous-optimaux.
Sans s’engager sérieusement dans cette direction, le Covid-19 risque de rester dans l’histoire comme une catastrophe majeure de plus qui n’aura laissé aucun enseignement, surtout pour le droit. La simple mise en place d’un énième organisme ou mécanisme d’urgence ne suffira pas pour tirer pleinement parti des enseignements de la pandémie. Alors que de nouvelles catastrophes transfrontalières – du bioterrorisme au changement climatique – se profilent à l’horizon, ni le monde, ni le droit que nous avons en commun ne peuvent se payer le luxe d’une autre crise de cette ampleur. Finalement, il appartient au droit de démontrer que c’est dans la pratique démocratique et respect de ses principes que nous trouverons des solutions, même si extraordinaires dans leur nature, à une telle situation inédite d’urgence.
Emmanuelle Barbara
Le travail au temps du coronavirus
Encore hébétés par les effets d’une sidération qui s’estompe, engourdis par l’immobilité forcée que l’expérience inouïe que deux confinements nous ont infligés, nous venons de terminer l’année 2020 sans pouvoir décrire ce que l’on appelle encore, commodément et intuitivement, le « monde d’après ».
Dans le monde d’avant, l’entreprise faisait naturellement la promotion du lien social au travers de politiques de bien-être au travail et d’initiatives diverses où le collectif était toujours valorisé, la proximité exaltée. Non sans inconvénients, le télétravail pourrait induire un réaménagement durable des modalités de travail avec un impact positif sur la pollution liée à la transhumance quotidienne, sur la taille des bureaux et sur l’organisation d’une vie personnelle différente. Le temps du déconfinement demeure aujourd’hui celui de l’adaptation et du réglage à des codes sociaux nouveaux, où les gestes barrières impliquent une chorégraphie contrainte et une méfiance régulée de chacun vis-à-vis de chacun. Voilà qui change durablement nos interactions, y compris professionnelles.
La société de la pandémie pourrait en tout cas devenir la caractéristique saillante d’une époque où l’enjeu consiste à la fois à définir ses codes, souvent anxiogènes mais nécessaires pour protéger la santé des citoyens, et à assurer le rebond de l’économie qui ne doit pas sombrer en conséquence. Comme l’a formulé Jürgen Habermas, il nous faudra « agir dans le savoir explicite de notre non-savoir ». De cette exploration hésitante et des découvertes qui émailleront ce cheminement collectif, résultera, plus tard, le monde d’après.
Christelle Coslin
Entreprises et droits humains : d’une impulsion internationale aux applications européennes
2020 restera une année marquante s’agissant de la responsabilité des entreprises en matière de droits humains. Cette responsabilité, apparue au cours de la dernière décennie à la suite d’accidents majeurs, est devenue plus concrète au travers des actions en justice formées contre des sociétés pour des violations alléguées du devoir de vigilance, instauré en France en 2017.
À n’en pas douter, la société civile est devenue très exigeante et impose aux entreprises de tenir compte dans leurs activités, quelle qu’en soit la localisation, de l’ensemble des droits humains. Les divers processus d’autorégulation mis en œuvre pour appliquer les principes clés relatifs aux droits humains, notamment dégagés dans les Principes des Nations Unies, qui fêteront leurs 10 ans en 2021, font aujourd’hui l’objet d’une attention soutenue de la part de nombreuses associations.
Le mouvement continue vers plus de régulation, avec par exemple de nouvelles règles applicables en Suisse ou la préparation au niveau européen d’un dispositif de diligences raisonnables obligatoire en matière de droits humains.
Mireille Delmas-Marty
L’état d’urgence n’est pas un blanc-seing
À vivre en pays de liberté, nous avions oublié que les libertés étaient si précieuses. À les considérer comme acquises, nous avions oublié qu’elles ne sont pas absolues mais assorties de diverses limitations, les unes permanentes, les autres temporaires. À mesure que les crises s’entremêlent, elles forment une seule poly-crise qui entraîne une accumulation des limitations – permanentes comme les « restrictions nécessaires dans une société démocratique », et les « exceptions » prévues par la loi – mais aussi des « dérogations », plus larges qui permettent notamment un transfert de pouvoirs à l’exécutif. La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) en admet le principe dans les circonstances exceptionnelles indiquées à l’article 15. De son côté, le droit français (article 16 de la Constitution) pose des conditions plus étroites (menace grave et immédiate sur la nation et interruption du fonctionnement des pouvoirs publics). En revanche, la France ajoute la notion d’état d’urgence. Introduite par une loi du 3 avril 1955 dans le contexte du conflit avec l’Algérie, puis validée par le Conseil constitutionnel à propos de la Nouvelle Calédonie (1985), cette notion sera utilisée, en matière de terrorisme (2015), puis complétée d’un régime d’urgence « sanitaire » (avec la loi du 23 mars 2020).
Pour autant, l’état d’urgence n’est pas un blanc-seing au pouvoir exécutif. D’abord parce qu’il s’agit d’un état temporaire. Selon la CEDH, les dérogations ne sont permises qu’en cas de « danger public menaçant la vie de la nation », la dérogation n’étant admise que « dans la stricte mesure où la situation l’exige ». De même, la loi de 1955 vise « un péril imminent » et « des atteintes graves à l’ordre public » ou une « calamité publique » et celle de 2020 une « catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». Qu’il s’agisse d’un conflit armé, d’un attentat terroriste, ou d’une pandémie, il faut que la situation soit « grave ». Par conséquent, l’État doit pouvoir justifier non seulement la décision de proclamer un état d’urgence, mais aussi les mesures qui en découlent. De plus, le but invoqué doit être légitime et les mesures doivent être strictement proportionnées à ce but. Enfin, au même niveau d’efficacité, il faut choisir la mesure la moins liberticide.
Aujourd’hui, l’Après reste incertain, car l’effet cliquet observé dans l’Après-terrorisme risque de se reproduire : le retour au droit commun deviendrait possible, mais les mesures exceptionnelles seraient transposées, voire renforcées, dans l’ordinaire des jours, nous rapprochant des modèles autoritaires et des sociétés disciplinaires, d’autant que les nouvelles technologies numériques mettent en place des dispositifs qui risquent de façonner nos comportements et nos automatismes. À moins d’adapter la gouvernance à ce monde devenu interdépendant, en s’inspirant du modèle de la « mondialité », comprise comme une politique des solidarités. Nous devrons alors revoir notre rapport au monde. Mais inventer un nouveau rapport au monde suppose une véritable insurrection de l’imaginaire afin d’ébranler nos certitudes, plus précisément trois dogmes particulièrement bien implantés : la croissance économique, la souveraineté politique et l’anthropocentrisme éthique. Pour les dépasser, il faudra s’efforcer, par ajustements successifs, de concilier des couples opposés, comme compétition et coopération, sécurité et libertés. Autrement dit, chercher un équilibre dynamique qui responsabilise les citoyens sans les paralyser et stabilise les sociétés sans les immobiliser. On mesure l’ampleur d’un tel défi !
Jean-Gabriel Flandrois
La cryonie appliquée aux entreprises
La crise du Covid-19 demeure avant tout un problème de santé publique, mais l’urgence sanitaire du temps présent masque les prémices d’une crise économique, et potentiellement politique, rendue presque indolore par les plans de sauvetage de l’économie mis en place dans les États et dont l’importance ne sera appréciée qu’avec le temps sur l’économie réelle.
En France, les premières décisions mises en œuvre pour faire face à la pandémie ont visé à vitrifier les entreprises dans leur état d’avant-crise, pour un temps limité, par le biais notamment de mesures de suspension inédites en temps de paix (suspension des procédures, de certains délais contractuels, de l’obligation de déclarer la cessation des paiements, etc.). Face à une crise sans issue immédiate, le gouvernement français, comme ses voisins européens, a toutefois dû adapter son dispositif de protection pour le transformer en bouclier complet, inscrit dans la durée, et adaptable aux différents stades de la pandémie.
En France, Bercy a été en première ligne pour mettre en place des mesures allant bien au-delà de mesures d’exonération ou de soutien direct par l’État, avec par exemple l’octroi massif de prêts garantis, accordés par les établissements de crédit – essentiellement français – et pour lesquels l’État offre une garantie de dernier recours (au 15 décembre, 130 milliards d’Euros de financements consentis), parallèlement au durcissement du régime de contrôle des investissements étrangers, notamment pour les sociétés cotées.
La situation des entreprises est aujourd’hui extrêmement hétérogène, car toutes n’ont pas souffert de la crise, ou dans des proportions très diverses. Pour la plupart d’entre elles, reste à voir si le bouclier a été suffisant : le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce (CNGTC) relève en décembre 2020 que sur douze mois glissants, le nombre de défaillances a reculé de 34,6 %, et la France ne semble pas un cas isolé. Mais les défaillances d’entreprise pourraient bien n’avoir été que retardées par les effets de la perfusion massive qui leur a été administrée.
Laura Kövesi
La création d’un parquet européen
Je suis honorée d’être le premier procureur en chef du Parquet européen. Ma mission consiste aujourd’hui à le mettre en place. Nous allons enquêter et poursuivre les faits de corruption, les crimes financiers, le blanchiment d’argent liés à l’utilisation de fonds européens ainsi que la fraude à la TVA transfrontalière. Les vingt-deux procureurs provenant de vingt-deux pays – avec vingt-deux codes pénaux et codes de procédure pénale différents – auront comme principal défi d’agir en équipe, de manière unifiée, tout en exploitant l’avantage du bureau du procureur européen pour enquêter sur ce type de criminalité : à savoir une structure unique et des pouvoirs spécifiques qui rendront la coopération internationale plus facile et plus rapide qu’elle ne l’a jamais été auparavant.
Il ne suffit pas d’enquêter ou arrêter des personnes suffit à mettre fin à la corruption, au blanchiment d’argent ou aux crimes financiers. Pour atteindre cet objectif, certaines conditions doivent être remplies. La plus importante est l’indépendance du pouvoir judiciaire : la décision de justice dépend de ceux qui appliquent la loi. Il est important d’avoir des procureurs et des juges qui soient des professionnels indépendants, actifs et courageux, d’une grande intégrité.
L’éducation est également très importante. La lutte pour une bonne législation et pour la création d’une institution spécialisée perd de son importance face à la lutte contre les mentalités, comme le montre l’expérience roumaine. Il y a douze ans, la corruption était un phénomène généralisé dans tous les domaines : c’était, en tant que tel, un problème lié aux mentalités. Donner des dessous-de-tables était un mode de vie, mais heureusement, les mentalités changent et le débat contre la corruption est devenu de plus en plus prégnant et actuel – et pas seulement en Roumanie.
En ce qui concerne l’avenir du Parquet européen, même si nous venons de différents États membres, nous partageons le même objectif et le même devoir d’enquêter efficacement sur les crimes liés au blanchiment d’argent, à la corruption, à la fraude financière. J’espère que le Parquet européen deviendra un centre d’excellence en matière d’enquêtes transfrontières.
Hans W. Micklitz
La menace du Covid-19 : une occasion de repenser la Constitution économique et le droit privé européens
Le 26 juillet 2012, Mario Draghi annonçait que « dans le cadre de son mandat, la BCE est prête à faire tout ce qui est nécessaire pour préserver l’euro ». Par un langage qu’on aurait pu attribuer à Carl Schmitt, l’ancien Président de la Banque centrale européenne s’était saisi de l’opportunité qu’offrait « l’état d’urgence » pour dessiner une nouvelle Constitution économique européenne fondée sur le principe de la stabilité financière. Aujourd’hui, on retient de cet épisode que le rôle central était alors joué par une institution européenne, et non nationale, dotée d’un mandat « constitutionnel » en vertu du traité de Maastricht. À travers ces quelques mots, Draghi avait apaisé les marchés financiers et, dans l’ensemble, les États membres suivirent ce credo. L’Union bancaire en fut d’ailleurs la résultante. La crise avait cependant un champ limité – la politique monétaire et fiscale – avec de larges implications pour l’économie et la société dans l’Union européenne (UE) et les États membres.
La menace introduite par le Covid-19 est fondamentalement différente. Elle fracture les sociétés et met à mal les systèmes de santé des États. L’UE n’ayant qu’une compétence sur le respect du marché intérieur, voit donc sa capacité d’action très limitée. Elle démontre surtout la vulnérabilité d’une économie mondialisée, où les dispositifs médicaux sont produits dans des chaînes d’approvisionnement elles-mêmes mondialisées. Contrairement à la crise de l’euro, l’ordre juridique européen ne prévoit pas d’institutions habilitées à gérer une telle crise et disposant des moyens et de recours adaptés. Il suffit d’imaginer les effets potentiels d’une déclaration de ce type de la part de l’actuelle présidente de la Commission européenne ou de la BCE. Les acteurs clés dans la gestion de l’épidémie sont donc les États-nations, plus précisément les gouvernements nationaux et leurs dirigeants politiques. Ce que l’on peut observer, c’est un renouveau du « politique » au niveau des États membres. C’est exactement ce que les critiques du néolibéralisme européen cherchaient à obtenir. Les États-nations agissent dans les limites de leurs frontières et de leur ordre juridique dans le respect du droit de l’UE. Ils légifèrent pour sauver la vie de leurs citoyens par la mise en place d’un filet de sécurité pour l’économie, les salariés et les entreprises.
La crise impose une hiérarchisation : la santé d’abord, l’argent ensuite ; ou plus prosaïquement, la société d’abord, l’économie ensuite. Cet ordre démontre et explique la faiblesse de l’UE en tant que quasi-État avec un ordre juridique quasi-constitutionnel construit autour de pouvoirs énumérés liés à la matière économique et son absence de souveraineté puisque les Etats membres demeurent les maîtres des traités. L’UE ne dispose pas de la « compétence de la compétence » pour reprendre la formule de Jellinek. De fait, ce moment offre aux juristes une occasion unique de penser en profondeur l’ordre juridique qui devra régir la société dans laquelle nous souhaitons vivre demain et notamment au modèle économique qui pourra répondre aux attentes des citoyens dans le monde de l’après Covid-19. La pandémie a ouvert une fenêtre d’opportunité pour transgresser les frontières épistémologiques et pour penser l’inimaginable : une révision fondamentale de la Constitution économique européenne et, par là même, du droit privé européen. Elle ne restera pas ouverte longtemps.
Hubert de Vauplane
Que faire des dettes souveraines ?
Les plans de sauvetage de l’économie mis en place dans les différents pays en réaction à la crise sanitaire ont conduit à une explosion sans précédent de la dette publique quasiment partout dans le monde. Alors que l’orthodoxie monétaire – imposée notamment en son temps à la Grèce – fixe des ratios précis sur le niveau d’endettement par rapport au PIB de manière à ce qu’au-delà d’un certain pourcentage il est considéré qu’une dette devienne « insoutenable », c’est-à-dire non remboursable par son débiteur, se pose la question toute simple : « que faire de cette montagne de dette ? »
Des voix se sont fait entendre pour réclamer purement et simplement une annulation de la dette publique détenues par les banques centrales, ou plus exactement par les banques centrales nationales du système du SEBC. D’autres évoquent la possibilité d’émission de dettes perpétuelles, voire même la conversion d’une partie du stock existant de la dette publique en dette perpétuelle, notamment le stock détenu par les banques centrales nationales, afin techniquement d’éviter une annulation qui conduirait à des fonds propres négatifs des banques centrales procédant à l’annulation du stock de dette publique nationale qu’elles détiennent.
Quelle que soit la solution retenue, on constate que les règles juridiques posées en leur temps dans les traités européens ne sont plus adaptées au contexte économique actuel. Et plutôt que de laisser la CJUE tordre le droit en proposant des argumentations juridiquement contestables pour satisfaire les besoins monétaires du moment, il convient de modifier clairement la règle de droit et d’assouplir les restrictions posées par l’article 123 du TFUE. Au-delà, les débats sur les dettes perpétuelles soulignent le déni même du principe de la dette, c’est l’idée même de dette qui est ici refusée. « Être en dette », « avoir une dette » place le débiteur dans une situation de morale du devoir et d’obligation juridique. Ce que justement l’homme moderne refuse. Et l’État aussi.
Jean Ziegler
Fermer les camps de réfugiés est aujourd’hui un impératif de santé publique
En 2020, une tragédie a occupé toutes les unes du monde : la pandémie du Covid-19. Dans le même temps, une autre catastrophe silencieuse se joue pourtant dans la mer Égée, aux portes de l’Europe. En 2016, l’Union européenne a décidé de créer, sur cinq îles grecques, des « institutions de premier accueil » pour les réfugiés qui tentent de trouver une protection sur le sol européen. Essentiellement originaires du Yémen, de Libye, de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan, d’Iran, de Palestine, de Somalie et du Sud Soudan, tous fuient des régions où d’interminables guerres détruisent des villes entières et où les populations civiles sont bombardées, torturées ou tuées.
Officiellement construits pour organiser la relocalisation de ces demandeurs d’asile au sein des États-membres européens, ces hot spots font en réalité partie d’une politique plus large de dissuasion et de terreur. Leur objectif est de décourager les réfugiés qui tentent d’accéder au sol européen afin d’y chercher asile. Cette stratégie réfléchie, financée et mise en œuvre par la commission européenne fait fi de l’article 14 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme relatif au droit d’asile, de la Convention relative aux droits des réfugiés de 1951 et de la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989. Quiconque est bombardé, tué, persécuté dans son pays d’origine, a le droit de traverser une frontière et de déposer une demande d’asile dans un autre État. Souverain, ce dernier peut accepter ou refuser la requête. Mais empêcher une personne de demander asile est un crime contre l’humanité.
Fermer la frontière aux réfugiés et tenter de les confiner dans ces camps est inefficace et extrêmement dangereux. Cette réaction met bien évidemment en péril la santé des réfugiés mais également de tous les Européens. Le virus ne connaît pas de frontières. La seule réaction responsable et légitime des dirigeants politiques nationaux et européens est la fermeture immédiate de ces hot spots. La société civile européenne a un rôle essentiel à jouer. Il lui revient de défendre une politique d’accueil et d’intégration des réfugiés respectueuse des droits humains, contre le raisonnement pervers et dangereux élaboré par la Commission européenne. Nous sommes tous responsables de la politique qui a lieu en notre nom. Il s’agit d’une urgence absolue.