Il y a cinq ans exactement, lors de la COP21, l’OMS lançait l’alerte : le changement climatique –  et plus généralement, la dégradation de l’environnement  – constitue la plus grande menace pour la santé mondiale au XXIe siècle1. Nous subissons aujourd’hui les conséquences d’un système de fonctionnement profondément déséquilibré qui a sacrifié les ressources de la Terre au profit de la croissance et du développement humain. Une remise en question s’avère fondamentale pour sauvegarder la santé – et tout simplement la survie – de l’humanité dans l’Anthropocène. Ce changement de paradigme est au cœur de la Santé Planétaire (Planetary Health), une discipline en plein essor. Soutenue par The Lancet et la Fondation Rockefeller, elle vise à comprendre et à quantifier les impacts des disruptions environnementales sur la santé humaine, et à développer des solutions qui permettront à l’humanité et aux systèmes naturels dont nous dépendons de prospérer aujourd’hui et dans le futur. Par le biais d’une approche intégrée et transdisciplinaire, elle se propose aujourd’hui d’être une des perspectives les plus prometteuses pour répondre aux défis écologiques et sanitaires.

Nous sommes tous sensibilisés aux questions environnementales  ; et pourtant, nous peinons à prendre des mesures drastiques pour limiter notre impact écologique. Pensez-vous que l’intégration de la santé humaine puisse faciliter la prise de conscience environnementale ? En d’autres termes, une approche plus anthropocentrée pourrait-elle être la solution à l’inertie relative associée à l’écologie au cours des dernières décennies ?

La réponse courte est  : oui ! Mais je pense que c’est un peu plus compliqué que cela, car cela ressemble à une stratégie, cela donne l’impression que nous nous sommes posé la question  : « Comment allons-nous amener les gens à se soucier de l’environnement ? Nous allons leur faire comprendre que leur propre bien-être en dépend » … Et c’est vrai. Mais je pense que quelque chose de profond s’est produit au cours des dernières décennies. C’est comme si nous avions cligné des yeux et que tout d’un coup l’environnement et la santé humaine avaient cessé d’être deux choses différentes  ; ce sont maintenant les deux faces d’une même pièce. Je ne suis pas environnementaliste, je suis médecin et humaniste – mais je ne pense que l’on puisse se soucier de l’avenir de l’Humanité sans être profondément préoccupé par la façon dont nous vivons sur Terre – et cela inclut notre perturbation et démantèlement des systèmes naturels. Cela inclut également le racisme, l’augmentation des inégalités de revenus, la façon dont nous interagissons les uns avec les autres, le fait que le changement environnemental impactera majoritairement la santé des personnes de couleur, des groupes autochtones, les générations futures… Il y a un vrai problème dans la façon dont nous vivons sur Terre, et c’est un problème humanitaire.

Je ne suis pas environnementaliste, je suis médecin et humaniste – mais je ne pense que l’on puisse se soucier de l’avenir de l’Humanité sans être profondément préoccupé par la façon dont nous vivons sur Terre – et cela inclut notre perturbation et démantèlement des systèmes naturels.

DR Samuel Myers

Selon une étude publiée par des chercheurs de Cambridge dans le Journal of the Royal Society of Medicine2, il y a un délai moyen de 17 ans entre une publication scientifique et sa traduction en mesures réelles. Comment concilier l’urgence écologique et sanitaire avec la nécessité de construire une base de connaissances solide par la recherche ?

Premièrement, en tant que scientifiques, nous devons faire un meilleur travail de communication. Il existe encore une sorte de tabou culturel autour de la communication de ses propres recherches. Nous sommes censés publier nos articles et laisser le monde les trouver… Sauf qu’en réalité, en dehors des spécialistes du domaine, personne ne les verra. Alors quel était vraiment le but de tout ce travail ? Je passe maintenant beaucoup plus de temps à parler aux journalistes, à essayer de transmettre nos travaux dans le débat public. Si vous travaillez sur ces questions pressantes et que vous ne vous engagez pas dans la conversation et les communications sociétales – je pense que vous laissez presque tomber la société.

Mais il y a aussi une autre considération. Un excellent professeur à Harvard, Marshall Ganz, parle de la différence entre problèmes de pouvoir et problèmes de connaissances. La recherche est vraiment utile si vous essayez de résoudre des problèmes de connaissances. Si personne ne savait que les pesticides avaient des implications sur la santé humaine, alors les premières études à le montrer pourraient vraiment changer le débat.

Si vous travaillez sur ces questions pressantes et que vous ne vous engagez pas dans la conversation et les communications sociétales – je pense que vous laissez presque tomber la société.

DR Samuel Myers

Mais dans de nombreux cas, en Santé Planétaire, nous avons affaire à des problèmes qui sont des problèmes de pouvoir. Il est bien connu que les activités d’exploitation des industries des combustibles fossiles ou des sociétés minières sont mauvaises pour l’environnement et pour les populations locales. Mais cela ne change pas leur comportement. L’exploitation continue parce que cela génère des profits, et la recherche ne résoudra pas le problème. C’est à ce moment que l’activisme devient vraiment important, à travers la construction de mouvements civiques et l’exercice de pression sur les gouvernements et les industries. Prenez par exemple le changement climatique. Nous comprenons ce phénomène depuis des décennies, et pourtant la moitié des États-Unis dit que cela ne se produit pas. L’industrie des combustibles fossiles dit que cela ne se produit pas. Et ce n’est pas parce que nous avons besoin de plus de recherche pour les convaincre, c’est parce qu’ils ont tout intérêt à prétendre que cela ne se produit pas. Ils connaissent les preuves. Un autre article ne va probablement pas changer leur avis. C’est un problème de pouvoir.

Là où dans le passé, les sociétés avaient tendance à valoriser l’homo universalis, polymathe doté de vastes connaissances dans divers domaines, notre société moderne semble avoir choisi la voie de l’hyperspécialisation. Comment promouvoir une discipline aussi globale que la Santé Planétaire dans ce contexte ? Nos institutions sont-elles adaptées à de telles perturbations dans l’approche de la recherche et de la prise de décision ?

Le financement de la recherche a tendance à être très cloisonné, tout comme l’éducation et la formation ont tendance à être très cloisonnées entre disciplines. Mais je pense que l’urgence mondiale va rendre cette approche de plus en plus dérisoire. Nous ne pouvons pas comprendre – et encore moins résoudre – les problèmes auxquels nous sommes confrontés si nous demeurons dans ces limites disciplinaires, car ce sont des problèmes interdisciplinaires ! La Santé Planétaire est un domaine très jeune, entré dans le débat public en 2015 avec la publication du rapport de la commission Rockefeller-Lancet3. Il n’y a certainement pas une énorme communauté d’acteurs qui soient engagés dans le financement de la Santé Planétaire, mais les choses évoluent rapidement  ; nous observons aujourd’hui un intérêt grandissant de la part des universités et agences de financement pour la constitution d’équipes interdisciplinaires pouvant relever les grands défis auxquels nous sommes confrontés. 

Ceci dit, la maîtrise approfondie d’un sujet est quelque chose de stimulant et de précieux, qui apporte une confiance et une base de connaissances solide, un ensemble de compétences utiles à cette équipe interdisciplinaire. Chaque personne n’a donc pas besoin d’être formée dans tous les domaines relevant de la Santé Planétaire  ; le défi se situe plutôt dans la conceptualisation des problématiques et dans l’identification des différents groupes et domaines d’expertise permettant d’y répondre. 

Ce qui m’a frappé dans le domaine de la Santé Publique, c’est l’impression que nous étions, en quelque sortes, en train de réorganiser les chaises longues sur le pont du Titanic.

DR Samuel Myers

Par exemple, une question de Santé Planétaire serait  : « Comment le réchauffement des océans va-t-il modifier l’accès aux protéines animales issues de la pêche, et quel impact cela aura-t-il sur le bilan nutritionnel des populations vulnérables qui en dépendent ? ». Une fois que vous avez formulé la question dans votre tête, vous pouvez commencer à assembler les éléments. Cela requiert une réflexion systémique.  »

En tant que médecin, avez-vous parfois eu l’impression de guérir les symptômes du changement climatique et de la dégradation de l’environnement sans être mené à penser ou agir sur la cause ?

Absolument, cela résonne en moi personnellement. À bien des égards, j’ai l’impression que mon propre parcours professionnel a été en quelque sorte une remontée vers la source, un besoin constant de comprendre les causes profondes des maladies humaines. J’ai fait mon internat de médecine à l’Université de Californie à San Francisco. En tant qu’interne, responsable du service des urgences, je me souviens de la frustration de voir les mêmes patients revenir encore et encore… J’avais le sentiment d’appliquer un pansement pour quelques jours, et de les renvoyer dans la situation qui était à l’origine même du problème. Mon intervention était en quelque sorte dénuée de sens dans ce contexte.

Une grande partie de cela m’a conduit à faire un master en Santé Publique à la fin de mon internat, pour réfléchir davantage au niveau de la population et à la prévention. Ce qui m’a frappé dans le domaine de la Santé Publique, c’est l’impression que nous étions, en quelque sortes, en train de réorganiser les chaises longues sur le pont du Titanic. Nous mettons l’accent sur toutes ces interventions de santé publique – certes très importantes – de vaccination, de promotion de la ceinture de sécurité, de lutte contre tabac, alors que les systèmes essentiels de support et de régulation de la Terre commencent à s’effondrer autour de nous. D’ici peu, la destruction des systèmes naturels, le dérèglement climatique, la perte de biodiversité, la diminution de la qualité de l’air et de l’eau, seront les premières causes de morbidité dans le monde. Ainsi, même si vous ne vous souciez pas de l’environnement, mais que vous ne vous souciez que de la santé humaine, vous devez réfléchir à ces questions.

Quel rôle les cliniciens peuvent-ils jouer en Santé Planétaire dans leur pratique quotidienne  ?

Les cliniciens ont un rôle clé à jouer en tant que messagers pour transmettre ce que nous savons sur la Santé Planétaire à l’échelle individuelle de leurs patients. Ils font partie des professions ayant les cotes de confiance les plus élevées, et ils touchent presque tout le monde à un moment donné, quelle que soit leur religion ou leurs convictions politiques.

D’ici peu, la destruction des systèmes naturels, le dérèglement climatique, la perte de biodiversité, la diminution de la qualité de l’air et de l’eau, seront les premières causes de morbidité dans le monde. 

Dr Samuel Myers

Ainsi, qu’il s’agisse de manger plus de légumes, d’utiliser plus de locomotion musculaire (marcher et faire du vélo au lieu de conduire), d’utiliser des sources d’énergie plus propres qui améliorent la qualité de l’air, de développer les espaces verts qui sont bons pour la santé physique et mentale  ; il y a beaucoup de choses que l’on peut faire à un niveau personnel qui sont bonnes pour notre propre santé, mais qui sont aussi bonnes pour la Santé Planétaire, et donc bonnes pour la santé des autres et la santé des générations futures.

Dans une enquête menée en Europe pendant le confinement4, les individus interrogés ont soudainement défini la protection de l’environnement et la protection de la santé humaine comme les grandes priorités de la reconstruction dans l’ère post-Covid-19. Fin septembre, à l’Assemblée des Nations Unies, Xi Jinping a annoncé que la Chine viserait à atteindre la neutralité carbone d’ici 2060… Pensez-vous que nous nous situions à un moment charnière ?

Je pense que nous apprenons beaucoup du Covid, bien que cela ait été dramatique pour beaucoup de gens dans le monde. Nous avons appris que nous pouvons changer notre comportement de façon globale, collective et rapide – ce qui est fascinant. C’est la première fois que nous voyons un changement aussi profond dans notre comportement collectif. Nous avons appris à quel point la nature nous tient à cœur. Plus que jamais, les gens se rendent dans leurs parcs et recherchent la nature comme réconfort, comme récréation, comme lieu de rassemblement social. Nous avons appris que la nature se régénère lorsque nous relâchons la pression. La qualité de l’air s’améliore, la faune revient là où elle ne venait plus. Dans une époque si chaotique, je pense que nous avons l’opportunité de repenser ce que signifie «  vivre une bonne vie  », quel est notre rôle et notre place dans le monde, et comment prendre soin de notre planète.

Nous avons appris que nous pouvons changer notre comportement de façon globale, collective et rapide – ce qui est fascinant.

DR Samuel Myers

Par ailleurs, et de façon très concrète, il y aura d’énormes plans de relance pour stimuler nos économies qui ont été sévèrement impactées par la pandémie, ainsi que des programmes d’aide étrangère pour soutenir les pays à faible revenu. Toutes ces dépenses représentent une opportunité pour construire. À l’ONU, ils parlent de « reconstruire en mieux »  : nous pouvons choisir de soutenir la construction d’une infrastructure qui nous permettrait de vivre différemment sur Terre, au lieu de consolider un système qui élimine la vie de la planète. Je pense que le moment présente de vraies promesses  ; si nous savons les saisir.

Sources
  1. https://www.who.int/globalchange/global-campaign/cop21/en/
  2. Morris ZS, Wooding S, Grant J. The answer is 17 years, what is the question : understanding time lags in translational research. J R Soc Med 2011 ; 104 : 510–20.
  3. Whitmee S, Haines A, Beyrer C, et al. Safeguarding human health in the Anthropocene epoch : report of The Rockefeller Foundation–Lancet Commission on Planetary Health. The Lancet 2015 ; 386 : 1973–2028.
  4. Majority of people expect government to make environment a priority in post COVID-19 recovery