La relation transatlantique semble en bien meilleure santé qu’il y a un mois à peine : une amélioration qui vient de la décision de l’électorat américain de retirer chirurgicalement une tumeur de 110 kgs s’étant logée dans les organes vitaux de cette alliance. On peut pardonner aux Européens leur tentation de répondre à la réussite de cette opération par un retour à leurs vieilles habitudes, si confortables : un manque d’exercices militaires, de piètres pratiques de dépense en matière de défense, et une relation codépendante avec les États-Unis.
Dirigeants et analystes européens se demandent désormais si l’idée d’une Europe capable d’agir de manière indépendante sur la scène internationale pourra résister au renouveau insufflé par une administration Biden.
Il le faut néanmoins, pour le bien des Européens comme pour celui des Américains. Une résurgence du trumpisme reste possible, tant il est vrai que cette tumeur a clairement métastasé dans le corps politique américain, tandis que le monde est devenu encore plus dangereux pour la santé des démocraties. Au nom de la viabilité de l’alliance sur le long terme, les Européens doivent utiliser son répit actuel, peut-être temporaire, afin de devenir le partenaire compétent dont l’Amérique de Joe Biden voudra, et dont elle aura besoin.
Les événements tumultueux de ces dernières années – la montée inexorable de la Chine, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la perte du Royaume-Uni, l’élection de Donald Trump, le chaos de la crise migratoire, et le bouleversement engendré par la pandémie mondiale – ont enseigné de sévères leçons aux Européens.
La vision naïve d’une mondialisation dans laquelle une marée montante de libéralisme économique et de droit international serait en mesure de relever toutes les embarcations a disparu. Elle a laissé place à l’évidence selon laquelle les États utiliseront toutes les connexions d’un monde interdépendant dans leur combat pour la puissance. La Chine utilise des investissements et des infrastructures pour exercer son influence dans le voisinage de l’Europe ; la Russie utilise l’énergie et la désinformation pour contraindre les voisins de l’Europe ; la Turquie utilise la menace des flux migratoires pour extorquer des concessions à l’Union ; et les États-Unis eux-mêmes utilisent leur place unique dans le système financier international pour imposer des sanctions aux entreprises européennes.
Pour s’en sortir dans ce monde gagné par la compétition, l’Union et ses États membres ont besoin d’un effort généralisé pour recouvrer leur souveraineté stratégique. Le but de cet effort ne serait pas de se détourner d’un ordre régulé, mais de dissuader les autres de saper celui-ci. Il vise à armer les Européens avec ce dont ils ont besoin pour négocier efficacement au sein d’un système interdépendant, de prendre des contre-mesures contre les saboteurs du système international, et de prendre leurs propres décisions dans un environnement géopolitique de plus en plus compétitif.
Des sondages réalisés par l’ECFR montrent, de manière répétée, qu’un grand nombre de citoyens européens veulent d’une Union européenne qui dispose de ce pouvoir et qui puisse contrôler ses frontières extérieures, promouvoir des chaînes de ravitaillement plus efficaces et agir de manière décisive sur le changement climatique. Et les partenaires américains de l’Europe en ont aussi besoin. Face à une Amérique toujours plus égocentrée, l’Europe est devenue dépendante des États-Unis à un degré politiquement insoutenable pour la vie politique américaine. Pour que le Président Biden soit intéressé par la relation transatlantique, il faut une Europe plus forte et autonome.
Les efforts pour construire une capacité d’action propre à l’Europe ont bien démarré au cours des quatre dernières années. Mais malgré l’objectif affiché d’autonomie stratégique, ils se sont souvent concentrés sur la réduction de la dépendance européenne envers la garantie américaine de sécurité. Ces efforts sont importants, mais risquent d’entraîner une focalisation excessive sur les États-Unis comme sur la sphère sécuritaire. La souveraineté stratégique transcende aujourd’hui la sphère militaire et ne suit plus les lignes géographiques d’une carte traditionnelle. Les luttes géopolitiques contemporaines touchent tous les aspects de la vie moderne : à travers les flux de données européens, ses frontières, ses chaînes de ravitaillement, son climat, et même ses voies respiratoires. L’Europe a besoin d’une réponse à plusieurs visages qui aille au-delà des politiques de défense et se concentre sur l’effet que ces problèmes créent en Europe, peu importe leur origine géographique.
Cinq domaines – la santé, l’économie, le numérique, la sécurité et le climat – se démarquent comme les principales menaces transnationales à la souveraineté stratégique européenne. Dans chacun de ces domaines, l’Union reste dangereusement dépendante des autres. Au-delà même de son manque de capacités en matière de sécurité, la vulnérabilité des chaînes de ravitaillement de l’Union menace son aptitude à protéger et entretenir son système de santé ; sa dépendance à des géants technologiques étrangers menace son aptitude à protéger les données européennes ; et sa dépendance envers des sources d’énergie étrangères menace son aptitude à mettre en place une politique climatique responsable. Dans chacun de ces cinq domaines, d’autres puissances cherchent à restreindre l’aptitude de l’Europe à promouvoir et protéger ses propres valeurs, y compris en son sein. Une étude récente de l’ECFR présente des programmes d’actions dans l’ensemble des cinq domaines, allant de la construction de champions technologiques européens à la création d’un conseil européen au sein de l’OTAN en passant par la mondialisation du Green Deal européen. Elle propose de plus des adaptations institutionnelles que l’Union et ses États membres pourraient réaliser pour mettre en œuvre ces agendas ambitieux.
Cela n’est pas un conseil isolationniste. L’Europe a besoin d’ouverture et de coopération internationale efficace, en particulier avec l’Amérique de Joe Biden, pour attaquer n’importe lequel de ces problèmes. Mais elle doit en même temps entrer en compétition pour des ressources limitées et des technologies-clefs avec d’autres puissances. Ce paradoxe signifie que pour préserver les institutions internationales et maintenir un marché ouvert, l’Europe se doit d’être intérieurement forte et unifiée, chercher à éviter un repos excessif sur quelque partenaire que ce soit, et utiliser le pouvoir issus des dépendances extérieures envers le vaste marché Européen et son impressionnant appareil de régulation.
La souveraineté stratégique est la seule voie menant à la fois vers une plus grande indépendance et vers une coopération plus efficace sur les préoccupations des Européens.