À l’école de la crise

Comment sortir de l’impasse et mettre l’école républicaine à la hauteur des bouleversements présents et des défis futurs ? Édouard Gaudot nous livre les bonnes feuilles de Dessine-moi un avenir. Plaidoyer pour faire entrer le XXIe siècle dans l'école.

Rodrigo Arenas, Édouard Gaudot et Nathalie Laville, Dessine-moi un avenir, Arles, Actes Sud, «Domaine du possible», 2020, 128 pages, ISBN 9782330141127, URL https://www.actes-sud.fr/catalogue/sciences-humaines-et-sociales-sciences/dessine-moi-un-avenir

À vrai dire, les images qui circulaient des premiers dispositifs de la rentrée de déconfinement furent à la mesure du pire qu’on pouvait craindre. Appliquant de leur mieux les recommandations ministérielles, et avec souvent une créativité certaine, les établissements scolaires français ont donc transformé leurs locaux en pénitenciers post-apocalypse nucléaire. Isolés, séparés, sevrés de contacts, littéralement assignés à des cases dessinées au sol à la craie pour délimiter leur espace vital, les élèves qui avaient choisi de rentrer en classe dès le 11 mai 2020 auront donc ajouté une petite option orwellienne à leur expérience personnelle de cette crise sanitaire.

Nous avons tous vécu en ce printemps 2020 une expérimentation sociale et politique un peu particulière. Toutes les crises agissent comme des révélateurs. Confinés, déconfinés, masqués, distanciés, premières lignes des métiers essentiels ou arrière-garde des fonctions rendues accessoires, nous avons vu les structures, les inégalités, les absurdités, les indignités de nos sociétés complètement mises  à nu. La crise sanitaire engendrée par la pandémie de Covid-19 a bouleversé nos vies quotidiennes dans tous les aspects, individuels et collectifs. Et parmi ces bouleversements, ceux liés à la fermeture des écoles ont été des plus spectaculaires.

Implacable, impitoyable, cette crise a souligné résolument toutes les faiblesses et les dysfonctionnements de notre Éducation nationale. Malgré les assurances approximatives d’un ministre dépassé qui aura fait semblant tout au long de l’épisode, la « continuité pédagogique » n’a jamais été véritablement assurée. Livrés à eux-mêmes et aux éventuelles ressources familiales, les élèves ont, plus encore que sur les bancs de l’école, vu leur réussite directement conditionnée par leur environnement économique et social, leur éducation, leur milieu familial. Équipement informatique, maîtrise des outils numériques, mobilisation des équipes enseignantes : entre ceux qui disposaient de tout cela et ceux qui n’en avaient rien, l’universalisme de l’école a volé en éclats. Et du côté des profs ? Débrouillards, créatifs ou complètement dépassés, les enseignants ont dû improviser leur formation plus ou moins superficielle aux outils numériques, inventer en urgence des formes pédagogiques adaptées à un public plus volatil que jamais, qui n’était plus physiquement captif de la classe. Difficile d’improviser la scénarisation d’un cours à distance pour rendre coacteurs des élèves qui n’avaient jamais été sollicités de cette façon-là. Enfin, les parents se sont retrouvés écartelés entre leurs propres contraintes professionnelles, domestiques et personnelles, et la nécessité d’assumer le triple rôle de répétiteur, de pion, voire d’enseignant.

Dans ce chaos, on pourrait raconter autant de belles expériences de solidarité que de tragiques abandons, autant de scandales que de raisons d’espérer, mais ce n’est pas le sujet. On a surtout vu que l’école de la République est totalement inadaptée au monde dans lequel nous vivons. Totalement incapable de faire face. Dépassée par la marche du siècle. Rigide dans son administration verticale par un ministère qui veut penser à tout et ne résout rien, finissant d’ailleurs par lâcher les rênes en les confiant à une administration territoriale tout autant dépassée car peu rodée à cet exercice. Réduite dans l’opinion publique à un rôle de garderie géante pour libérer la force de travail des parents au service de la machine économique. L’école, notre école, est hors-sol, comme notre agriculture, hors-sujet comme notre économie, hors-champ comme notre perspective politique.

Le temps est venu de la repenser.

En France, lorsqu’on parle « école », l’opinion des parents importe peu : les institutions comme les médias ne leur prêtent attention que dans la construction des rapports de force et du bruit de l’actualité. Les parents n’intéressent que s’ils se mobilisent, aux côtés (ou pas) des enseignants, pour contester (ou pas) une réforme. C’est l’un des enjeux de ce petit manifeste : rappeler que les parents sont aussi une entité « sachante », ce qu’a d’ailleurs fort opportunément rappelé la séquence ratée de « continuité pédagogique ».

Qu’eux aussi savent comment sont leurs enfants, ce qu’ils attendent de l’école, comment elle fonctionne au quotidien, qui elle broie ou qui elle promeut, ce qu’elle pourrait améliorer. Car, paradoxalement, la parole des enfants est systématiquement négligée dans l’école, mais celle de leurs parents n’est pas tellement prise en compte.

Le débat sur l’école et « l’avenir de nos enfants » est une figure imposée de notre vie démocratique nationale. Mais le malaise est partagé. Marronnier fidèle et central, l’école impose à l’année civile son rythme saisonnier : rentrée d’automne, vacances d’hiver, orientations du printemps, examens nationaux d’été. Les articles, essais, études, et les réformes qui les suscitent, abondent et nourrissent la conversation publique. Enivrée de parfums nostalgiques du « bon vieux temps », excitée par la sensation de rébellion facile contre le « système » et ses défauts scandaleux, l’opinion publique française se laisse régulièrement intéresser au débat sur l’état, et l’avenir, de son école. La tendance est souvent décadentiste. Et le ton oscille entre révolte et colère résignée : « le niveau qui baisse », ces jeunes qui violentent leurs enseignants, ces parents qui craquent et insultent les profs, ces directeurs qui n’en peuvent plus, cet ascenseur social en panne, cette sélection inégalitaire, ces « générations sacrifiées ». De toute part, on vitupère, on tweete, on tribunise, on condamne, on exige promptement des solutions – qu’on se gardera peut-être de soutenir le moment venu.

Vertus, valeurs, tradition ou modernité et technologie, la litanie des annonces ministérielles des majorités successives est un carrousel de déjà-vu. Comme si le retour aux sources était une nouveauté. Comme si les innovations pédagogiques considérées n’avaient pas déjà eu leur quart d’heure de gloire. Comme si le problème était une simple histoire d’organisation et de moyens disponibles.

Le mal est plus profond. Si, avec 25 % des dépenses publiques (premier poste budgétaire) et 6,3 % de la richesse nationale consacrés à l’éducation (troisième dans le monde), notre école persiste dans la crise, c’est qu’il y a là plus qu’une simple question de crédits.

L’objet de ce livre est justement une invitation à réfléchir sur  les « racines du mal ». Et sur la forme que devrait prendre l’école. Évidemment qu’il faudra des moyens renforcés. Mais s’il s’agit de renflouer le navire sans en repenser la forme et le cap, cela ne résoudra rien. De notre expérience de parents, d’enseignants, d’associatifs, nous pensons, nous, que le problème n’est pas réductible à sa seule dimension budgétaire.

Il s’agit d’une « crise de la conscience scolaire« . C’est-à-dire une manifestation de doute existentiel sur la raison d’être et l’identité de notre école. Car le drame de l’école de la République, c’est d’être prisonnière de ses contradictions. Écartelée entre sa mission universelle d’éducation des masses et sa mission nationale de sélection des élites, l’institution craque. Et abandonne ceux qu’elle n’a plus les moyens de sauver.

L’une des clés de ce malaise réside dans le décalage croissant entre l’école et son environnement. Dans un monde de plus en  plus rapide, complexe et contradictoire, le monopole traditionnel de l’école républicaine sur les sources de la connaissance et les méthodes d’apprentissage est chaque jour un peu plus contesté. En outre, la sociologie et les évolutions démographiques, culturelles et économiques affaiblissent chaque jour un peu plus le modèle méritocratique qui forge sa légitimité.

Les solutions ne viendront ni d’un nostalgique revival de « l’école des Jules » (Grévy, Ferry et compagnie) ni d’un basculement massif vers le privé que certains appellent de leurs vœux – publiquement à droite et discrètement à gauche, activement dans le « en même temps » macroniste. Elles ne se trouvent pas non plus dans la fuite en avant technocratique et ne peuvent se résumer aux seuls enjeux pédagogiques. Elles viendront de la capacité de l’institution à redéfinir sa place, ses contenus et ses méthodes.

L’école, pour quoi faire ? Créer du capital humain qui « fabrique » de bons employés, des consommateurs, dresser au conformisme social… ?

Notre école ne peut faire l’économie de repenser son rôle dans la formation de l’individu contemporain. Parce que, finalement, chaque réforme évite soigneusement de poser clairement la question : à quoi sert notre école ? C’est pourtant bien en fonction de sa finalité que doit être repensé son fonctionnement. Les nouvelles technologies toujours plus complexes, les nouvelles pédagogies qui se succèdent au rythme de collections de mode, les nouvelles relations au cœur de l’institution, les nouvelles matières, entre autres, ne sont aucunement des réponses de fond – ce sont des réponses de forme, souvent pertinentes, parfois démagogiques, toujours généreuses, mais finalement vouées à l’échec.

Car ce n’est pas la question du comment mais celles du quoi et surtout du pourquoi / pour quoi qui se posent de façon dramatique. C’est en répondant à cette double question, littéralement existentielle, qu’on pourra espérer dépasser les contradictions et réussir l’impossible réforme.

Parce que le diagnostic sur les maux de l’école est déjà fort connu, balisé et partagé, nous avons choisi de l’évoquer synthétiquement. La première partie s’intéresse donc à l’impasse du modèle républicain d’une école conçue comme un instrument de dressage du corps social. Devenue presque « carcérale », de moins en moins fidèle à son inspiration humaniste, notre école est administrée et conçue comme un système d’éducation à la norme, coupé du monde pour mieux reproduire la société.

Et le divorce entre cette école et le « monde qui est » se révèle chaque jour plus dramatique. Comment réformer ? Surtout lorsque les perceptions et projections des différents acteurs de l’école (enseignants, administrations, syndicats, parents) concourent par-delà leurs différences à freiner les évolutions de l’institution. Et que dire des biais idéologiques ministériels ? L’évaluation critique de l’action de l’actuel ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, mériterait à elle seule un gros essai – mais là encore des esprits et des experts bien plus chevronnés s’y sont déjà attachés avec plus ou moins de talent. À nos yeux, il s’agit avant tout d’une réforme « techno-conservatrice », passéiste et moderniste « en même temps », qui ne répond en rien aux défis du « monde qui vient ». Nous y voyons plutôt la dangereuse accélération du phénomène d’une « école de la sélection et de la détection », venue confirmer la nouvelle division sociale de la start-up nation, et de l’ubérisation des relations économiques et sociales. Le lecteur pressé pourra donc se rendre directement au « Que faire ? » de notre propos : la seconde partie, qui concentre l’essentiel de notre réflexion. Comment sortir de l’impasse et mettre l’école républicaine à la hauteur des bouleversements présents et des défis futurs ? L’injonction de la jeune Greta Thunberg et de ces milliers de lycéens qui battent le pavé pour le climat est la seule question à laquelle il faut répondre : pourquoi aller à l’école si on n’y apprend pas à sauver le futur ? Répondre à cette question, c’est prendre acte du triple défi : le vivant, le numérique, l’interdépendance, qui doit redessiner les savoir, savoir-faire et surtout savoir-être que l’école se doit de dispenser. C’est autour de ces défis que peuvent se prendre les mesures pour transformer cette école-prison en école-logis. Contrairement aux slogans des communications ministérielles, il ne s’agit pas de faire entrer l’école dans le XXIe siècle. Il s’agit plutôt de l’ouvrir, la transformer, la changer radicalement, pour faire entrer le XXIe siècle dans l’école.

Le Grand Continent logo