Le contraste, entre les rues d’Alger le 1er novembre 2019 et le 1er novembre 2020, illustre, mieux que n’importe quelle analyse politique, ce qu’est devenu le hirak, ce mouvement populaire qui pendant de longs mois, et sans violence, réclama le départ d’Abdelaziz Bouteflika et l’obtenu.
Ce 1er novembre, le peuple était totalement absent des rues d’Alger et d’autres grandes villes algériennes, même sans confinement imposé pendant la journée. Il était absent des urnes pour le scrutin qui était censé lui faire endosser une constitution plus démocratique. Officiellement, 66,8 % des 23,7 % du corps électoral qui ont déposé un bulletin dans l’urne ont voté en sa faveur. Ce résultat équivaut à un désaveu cinglant du président Abdelmadjid Tebboune, mal élu en décembre dernier et aujourd’hui soigné, nous dit-on pour le Covid19, dans un hôpital allemand.
Le haut commandement de l’armée algérienne voulait cette constitution parce qu’elle lui permet explicitement d’intervenir tant dans les affaires de la nation qu’à l’extérieur – non qu’elle s’en soit privée depuis 1962. Abdelmadjid Tebboune était le candidat de l’ancien chef d’état-major, le général Gaïd Salah (décédé il y a près d’un an), et le candidat de la France. Cependant, on le sait moins proche du chef d’état-major actuel, le général Saïd Chengriha. Quel président va sortir du conclave qui se tiendra incessamment ? Le mystère est aussi profond que les comptes du Vatican.
Les justifications du pouvoir, sur la chaîne de télévision nationale algérienne le 1er novembre au soir, étaient tristes à voir. Une suite de contorsions de langage, à un point qu’on ne peut plus parler de langue de bois. Car ce résultat est bien une victoire du hirak, qui renaîtra sans doute sous une forme nouvelle dans les mois et les années à venir.
La victoire du hirak est d’avoir obligé les officiels à publier des chiffres sans doute corrects, tant en ce qui concerne la participation électorale, que des votes émis en faveur de cette proposition de constitution. Ce serait une première dans l’histoire électorale de l’Algérie, qu’une élection ne voit pas ses résultats truqués par le pouvoir. Le roi Tebboune est nu, et plus personne ne pourra prétendre qu’il ne l’était pas. Le refus massif du peuple de participer à une énième mascarade électorale est instructif.
La pudeur voudrait que les dirigeants européens se taisent, ce qui aurait au moins l’avantage de souligner qu’ils comprennent la maturité, et respectent la volonté d’un peuple qui lutte pour la reconnaissance de ses libertés fondamentales depuis son indépendance du 3 juillet 1962.
Le Front de Libération National (FLN) lança la lutte contre le joug colonial français le 1er novembre 1954. Ce même jour, une proclamation consacra les principes de ce qui deviendra l’une des révolutions les plus célèbres de l’après deuxième guerre mondiale. Ce texte appelle à « la restauration de l’Etat algérien souverain » détruit par l’envahisseur en 1830. Il affirme « des droits démocratiques et sociaux dans le cadre des principes islamiques » pour le peuple algérien et « le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions ». Ce texte peut être considéré, à toutes fins pratiques comme la constitution d’un Etat qui renait après 132 ans de domination étrangère, le 3 juillet 1962.
Soixante-six ans plus tard, le président Abdelmadjid Tebboune, soumet au peuple algérien le texte d’une nouvelle constitution dont ses promoteurs, tout particulièrement le chef d’état-major, affirme qu’il élargit et consolide la démocratie dans le plus vaste pays d’Afrique. Pourtant, avec ce référendum, les dirigeants algériens ont choisi d’ignorer les leçons de l’histoire.
Les nobles principes proclamés en 1954 ont été bafoués quasiment dès leur proclamation. En 1957, l’Armée de Libération Nationale (ALN), dirigée par Houari Boumediene, et les services secrets de l’ALN, dirigés par Abdelhafid Boussouf, attirèrent Abane Ramdane, un civil considéré par les historiens comme l’architecte politique de la révolution, dans un guet-apens au Maroc, où il fut brutalement assassiné le 27 décembre. Ce meurtre fut suivi, à l’été 1962, par une courte mais brutale guerre civile qui opposa, à son retour du Maroc et de la Tunisie, les troupes bien équipées de l’ALN aux guérillas qui avait menées une lutte sanglante pendant de huit ans contre les troupes françaises. Ces combats sont, depuis l’indépendence, la matrice politique du mode de gouvernement algérien.
Depuis cette date, et à deux reprises, la caste dirigeante, aujourd’hui fragile et encline à l’isolationnisme, a semblé accepter que les Algériens puissent influer sur le cours de leur destin et participer à l’élaboration de la politique de la nation. Un groupe de réformateurs, appuyés par le président Chadli Bendjedid, élabora entre 1986 et 1988 « les Cahiers de la Reforme » : audacieux plan de réformes qui étaient devenues inévitables suite à l’effondrement des prix du pétrole et du gaz en 1985, ce qui privaient l’Etat de ressources essentielles car représentant 95 % des recettes d’exportation et les deux tiers des recettes budgétaires. L’auteur des « Cahiers », Abderrahmane Hadj Nacer, devint même gouverneur d’une banque centrale autonome après la nomination du colonel Mouloud Hamrouche comme Premier ministre en 1989.
Nombreux sont les hauts gradés qui ont appuyé les reformes, mais qui ont retiré leur soutien dès qu’une libéralisation politique hâtive et maladroite faillit amener au pouvoir un parti islamiste. De nombreux dirigeant occidentaux suivirent aussi ces reformes avec intérêt, les soutenant. Le président français Francois Mitterrand ne compta pas parmi eux. Tout son contraire. La suite est connue : une guerre civile au bilan matériel et humain lourd, faisant plus de 100 000 morts, 17 000 « disparus » et forçant des milliers d’algériens à l’exil.
Hadj Nacer a déclaré récemment que tant que l’armée n’avait pas réglé ses problèmes internes, l’Algérie ne pourrait pas avancer. Le hirak version 2019 est terminé mais cela ne veut en aucun cas dire que les aspirations du peuple ont changées. Elles referont surface sous une forme ou une autre dans un avenir proche.
Lorsque Abdelaziz Bouteflika a été élu à la présidence, de nombreux observateurs étaient convaincu qu’il réussirait à créer une Algérie plus heureuse, plus apaisée. Ils oubliaient ce faisant que l’ancien ministre des Affaires étrangères (1965-1977), décrit comme un Rastignac par un ambassadeur français de l’époque, nourrissait un profond ressentiment envers le haut commandement de l’armée et les services secrets. Bouteflika était convaincu qu’ils lui avaient barré la route de la présidence après la mort de Houari Boumediene en 1977. Ses années d’exil ont fait de Bouteflika un home aigri, décidé à briser en Algérie tous les centre de pouvoirs hors de sa personne.
Pendant les deux décennies qui suivirent son élection, et grâce à une manne pétrolière énorme, Bouteflika détruisit l’intégrité du haut commandement en nommant un chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd Salah, que ses pairs méprisaient. Il détruisit l’intégrité et la compétence professionnelle des grandes compagnies de l’Etat, notamment la Sonatrach, en nommant pour diriger celle-ci un homme, Chekib Khelil, qui pendant dix ans n’aura de cesse de corrompre les hauts cadres de l’énergie, et une compagnie dont la réputation internationale était grande. Il détruisit les services secrets, en réussissant en 2015 à limoger leur patron, le général Tewfik Mediene, après 25 ans de présence à un poste clé. Le système dont avait hérité Bouteflika était certes corrompu, mais en 2019, il s’était mué en cleptocratie.
Un pays qui pouvait s’enorgueillir d’un service diplomatique de qualité, d’une influence régionale certaine, a perdu en vingt ans tout impact régional, notamment en Libye. Un pays qui avait pesé dans le mouvement des Non Alignés dans les années 1960 et 1970, dont les diplomates avaient joué un rôle dans la libération des diplomates américains retenus otages à Téhéran en 1981, a, de facto, disparu de la scène diplomatique. Pendant les années de la présidence de Boumediene, les Algériens pouvaient s’enorgueillir de construire un nouveau pays, d’éduquer un peuple et de construire une base industrielle. Boumediene lâchait la bride aux services secrets, les « Boussouf Boys », mais contrôlait étroitement l’armée.
Après un an de manifestations pacifiques du hirak, de slogans pleins d’esprit et de volonté affichée de s’ouvrir au monde, une chappe de plomb est tombée sur l’Algérie, aidée par le Covid19. La liberté d’expression est muselée, de nombreux opposants mis en prison. Des procès pour corruption ont mis derrière les barreaux un des frères de Bouteflika, deux anciens Premiers ministres, des dizaines de généraux et d’hommes d’affaires, sans compter les journalistes et militants des droits de l’Homme qui les dénonçaient. Le président Tebboune disait vouloir nettoyer le pays de la corruption, le peuple ne voit dans ses procès où le droit est bafoué quotidiennement qu’une vaste opération de règlement de comptes entre clans. La peur règne et paralyse toute décision économique, que ce soit dans la sphère des entreprises privées ou dans le tout puissant secteur public. La vie économique est comme suspendue dans le vide.
Plus que jamais, l’armée est en première ligne, paradant à la télévision jour après jour avec une truculence qu’on ne connaissait pas à la « grande muette ». Les années 1970 et 1980, lorsque le général Mostefa Belloucif faisait preuve d’une lucidité et d’une finesse d’analyse remarquables, ou lorsque le directeur de l’Institut de Stratégie Globale, Mohamed Yazid, étonnait par ses fulgurances stratégiques, sont désormais révolues. Le haut commandement a aujourd’hui pris goût à un langage public totalement monotone, vide de sens, fut-il symbolique, et qui n’offre aucune perspective d’avenir à 42 millions d’Algériens. Qu’en pensent les milliers d’officiers bien éduqués qui encadrent cette armée ? Se posent-ils la question de savoir à quoi sert une armée suréquipée mais incapable de définir une stratégie de défense ? Une armée qui passe plus de temps à réprimer à l’intérieur de ses frontières qu’à tenter de comprendre la complexité d’un monde extérieur changeant à toute vitesse ? Après ce scrutin peu glorieux, avec un président qui semble devoir être remplacé, le régime d’Alger se trouve dans un isolement splendide, cloitré, coupé du monde, de son peuple, et sans doute de beaucoup de ses officiers. Il n’a plus d’interlocuteur que lui-même. Un vide sidéral entoure Alger. Mais ce peuple a su renaître de ces cendres au cours de sa longue et turbulente histoire. Son futur est incertain, mais pas nécessairement sombre.