L’attentat de Nice d’il y a trois jours a été commis moins d’une semaine après l’assassinat de Samuel Paty. Quelle est votre analyse de cette séquence ? 

Pour un universitaire qui travaille sur les questions djihadistes, répondre à l’actualité est toujours difficile en raison des éléments qui manquent encore et qui tarderont à émerger. Un cadre s’esquisse toutefois. Le professeur Samuel Paty a été assassiné en tant qu’individu qui incarne l’éducation nationale française contemporaine. À Nice, a été frappée une église qui symbolise l’ancienne identité de la France, fille aînée du catholicisme. Cet édifice religieux est par ailleurs situé en plein coeur du quartier islamique de la métropole azuréenne parmi diverses librairies salafistes et à côté du siège de la première mosquée de la cité, dirigée par un responsable tchétchène, qui a récemment déménagé. 

À propos de l’assassinat de Samuel Paty vous avez parlé de « djihadisme d’atmosphère », s’agit-il toujours d’une notion pertinente pour décrire cette séquence  ? Pourriez-vous nous expliquer en quoi cette notion est opératoire et en quoi elle permet d’analyser la « quatrième génération du djihadisme »  ? 

Samuel Paty, enseignant de l’école laïque, a été « puni » pour avoir montré une caricature du prophète Mohammad et a été assassiné au terme d’un processus complexe que j’ai, en effet, défini comme le djihadisme d’atmosphère. Cette notion que je propose au débat permet, me semble-t-il, de mieux comprendre la dernière mutation du terrorisme islamiste. La troisième génération, celle de Daesh, était structurée à la manière de ce que Gilles Deleuze appelait un «  rhizome révolutionnaire »1. Il y avait un réseau, une espèce d’organisation réticulaire dont le «  Califat  » entre 2014 et 2019 fut un point nodal. Les attentats les plus meurtriers, au Bataclan et à l’aéroport de Bruxelles-Zaventem, ont été propulsés par Daesh. Aujourd’hui le djihadisme de quatrième génération ne repose pas vraiment sur un réseau institué, mais s’installe dans une atmosphère préexistante dont il est l’aboutissement. Les nouveaux terroristes qui passent à l’acte n’apparaissent pas affiliés à un groupe comme tel, ne sont pas inscrits dans la structure pyramidale d’Al-Qaïda, ni dans le réseau de Daesh. Il n’y a plus de connexion linéaire entre l’individu et l’atmosphère qui procède à la socialisation djiahadiste, mais une forme de résonance.

Aujourd’hui le djihadisme de quatrième génération ne repose pas vraiment sur un réseau institué, mais s’installe dans une atmosphère préexistante dont il est l’aboutissement.

Gilles Kepel

Cette radicalisation djihadiste est-elle donc un phénomène fondamentalement structuré par les réseaux sociaux ? 

Ils sont de plus en plus présents dans le djihadisme — comme dans notre vie quotidienne à tous. Le phénomène remarquable c’est «  le passage à l’actuel  », c’est-à-dire la transmission de contenus ingérés à partir du monde virtuel et leur traduction dans la vie réelle d’une manière complètement désinhibée comme si les êtres humains massacrés étaient des avatars détruits sur une PlayStation. Dans une atmosphère qui propage la haine des valeurs des sociétés laïques occidentales qui nourrit aujourd’hui la vision du monde d’un certain nombre de jeunes internautes islamistes, on a le début du processus qui conduit à l’assassinat de Samuel Paty, mais également aux attentats de Zaheer Hassan Mahmoud à Paris et de Brahim Issaoui à Nice. 

Comment lutter contre le djihadisme d’atmosphère  ? Soutenez-vous la ligne promue par le Président de la République ? 

Je pense que le Président Macron a pris la mesure des mutations de la menace. Nous sommes confrontés à une guerre culturelle dans le monde virtuel qui se répercute à travers des projets d’hégémonie territoriale. Il y a trente ans, la bataille contre le port des signes ostentatoires à l’école, après l’irruption des collégiennes voilées à Creil à l’automne 1989 n’a finalement été livrée qu’au bout d’un processus erratique qui a pris trois lustres conduisant les chefs d’établissement à passer leur temps dans les tribunaux administratifs voire au conseil d’État car la jurisprudence était confuse. Ce n’est qu’à la suite des travaux de la Commission Stasi dans la deuxième moitié de 2003 que la loi du 15 mars 2004 a pu être votée et assurer depuis lors la « déconfliction  » du problème des élèves laissant leur signes religieux ostentatoires dès lors qu’ils pénètrent dans les établissement financés par le contribuable. Je pense qu’on ne peut pas se permettre de perdre quinze ans de nouveau en procédures et en chicanes. Et en ce sens il est important qu’un travail législatif rapide permette d’enrayer ce processus déliquescent. 

Il existe aujourd’hui des groupes d’activistes pour lesquels les enseignements même de l’école républicaine sont le symbole de l’impiété et leur influence sur les élèves ou les parents a pour objectif de miner la transmission même des connaissances et des valeurs que mène l’éducation nationale, creuset de l’intégration de toutes les composantes de la Nation présente et future. 

La dimension déterritorialisée des informations circulant sur les réseaux sociaux est toutefois portée par des acteurs inscrits sur un territoire. Comment comprenez-vous l’articulation entre ces deux échelles dans les récents attentats  ? 

La campagne pour « châtier  » l’enseignant est relayée par une mosquée importante à Pantin où officie un imam salafiste particulièrement virulent et dont le président a été le fondateur de l’Union des associations musulmanes de la Seine Saint-Denis, l’UAM93, qui se considère — il me l’a dit lui-même — comme le premier lobbyiste musulman de France. En ce sens, il ne se positionne ni à gauche ni à droite, mais se montre favorable à toutes les forces politiques qui vont lui promettre l’ouverture d’une école islamique privée, un permis de construire pour une mosquée, le soutien à des associations qu’il recommande, etc. Depuis des années il a organisé un iftar de l’UAM, une sorte d’imitation du dîner annuel du CRIF où se pressaient les politiques locaux. Il a du reste fait élire ou tomber un certain nombre de candidats comme aux élections municipales de 2014 où il a fait perdre le socialiste Gérard Ségura et élire le syndicaliste policier Bruno Beschizza (LR-UDF) en échange de l’ouverture d’une école privée islamique. Ce personnage, très introduit dans les milieux politiques français de la Seine Saint-Denis, a retweeté le premier message du père de l’élève, lui donnant une audience considérable : la mosquée a 100 000 abonnés sur son compte Facebook.

D’une manière non linéaire, ce message touche un Tchétchène, Abdullah Anzorov, tout juste majeur, qui a des antécédents dans le banditisme et qui, depuis quelques semaines, brûle de venger le prophète, selon ce que révèle l’exploration de sa messagerie. En particulier le passage à l’acte de celui qui sera son « précurseur  », le pakistanais Zaheer Hassan Mahmood, qui a essayé de tuer à coup de feuilles de boucher deux personnes se trouvant devant l’ancien siège de Charlie Hebdo, le motive à rechercher des cibles pour punir ceux qui disent du mal du prophète. Après avoir voulu s’attaquer à des adolescents il finit par identifier le malheureux Samuel Paty. Dans l’état actuel de l’enquête, on ignore la nature des contacts qu’il aurait eu avec le père d’élève, mais la suite est mieux connue. Il achète un couteau ; il paye des collégiens 300 euros pour identifier l’enseignant. Il décapite celui-ci et envoie un message en russe à un correspondant en Syrie à Idlib, dans la zone de désescalade, avant d’être abattu par la police. Ce processus a une dimension profondément multiscalaire et pose des problèmes importants à la puissance publique, mais aussi bien sûr à toute notre société.

Ce processus a une dimension profondément multiscalaire et pose des problèmes importants à la puissance publique, mais aussi bien sûr à toute notre société.

Gilles Kepel

Comment analysez-vous les dimensions, l’articulation des échelles de l’attentat de Nice ? 

L’église Notre Dame construite sous le second Empire donne son nom au quartier, le long de l’avenue Jean Médecin, principale artère de la ville, qui aboutit à la gare. Aujourd’hui, tout l’arrière du bâtiment, y compris le square, est inséré dans un «  quartier islamique » qui se trouve au Sud de la gare Thiers, un mélange entre la Goutte d’Or pour ses «  produits du bled » et la rue Jean-Pierre Timbaud pour la présence de librairies salafistes et autres lieux de culte affiliés. Cela m’avait frappé comme un lieu de tensions potentielles, la dernière fois que je m’y suis rendu ce printemps.

Nice, et avec elle la France, a déjà été frappée le 14 juillet 2016 par un premier terroriste tunisien Mohamed Lahouaiej-Bouhlel qui présentait des failles psychiques et des éléments de schizophrénie dont on a toujours pas élucidé à ce jour s’ils avaient été mis à profit par des commanditaires liés à Daesh ou si lui-même avait déjà accompli un parcours qui anticiperait l’actuel djihadisme de quatrième génération. La ville, que je connais assez bien pour y avoir passé une partie de mon enfance, reste profondément traumatisée. C’est dans ce contexte qu’a été frappé un nouveau symbole : celui de l’identité catholique. Ceux qui sont à l’église au petit matin sont des croyants : une mère de famille égorgée, le sacristain poignardé, une jeune mère brésilienne quadragénaire succombant à ses blessures. 

Puis on trouve l’échelle du voisinage méditerranéen. Le tueur est venu d’Italie en utilisant les failles du système transalpin de gestion des migrations clandestines. Ce qui déclenche un scandale à l’initiative de Matteo Salvini ancien ministre de l’Intérieur et secrétaire fédéral de la Ligue. Par ailleurs les Alpes Maritimes sont le principal point d’entré à travers les sentiers des contreforts alpins et des lignes de chemin de fer et autoroutes en dépit d’une surveillance renforcée des clandestins passés par la Tunisie et l’Italie du Sud en France. Cet été, l’aggravation de la situation économique, que ce soit le Covid-19 ou l’effondrement de la rente pétrolière et de ses retombées sur la région, ont suscité un regain significatif de passages clandestins, lesquels ont pu être permis par des conditions météorologiques relativement « favorables » à la traversée.

L’embrasement du Covid-19 est-il donc un facteur déterminant ?

Bien sûr. Cela aboutit à des bouleversements dans plusieurs pays : l’Iran ne sait comment se sortir de la crise sanitaire, le Liban est dévasté à la suite de l’explosion à Beyrouth et de la crise économique. En Arabie saoudite, le pèlerinage a été réduit a minima avec seulement un millier de personnes. Dans une guerre de représentations, les images de la Mecque vide, qui ont fait le tour du monde, ont permis à Erdogan de montrer par contraste que la toute nouvelle mosquée Sainte Sophie, réislamisée par ses soins le 23 juillet, était bondée, ce qui lui a permis de se présenter aux fidèles comme le nouveau champion du monde musulman face au christianisme et à la laïcité. Cela explique qu’il ait joué un rôle de pointe dans la campagne contre Emmanuel Macron lorsqu’il a critiqué le «  séparatisme islamiste  ».

Certains ont pu considérer, notamment dans l’espace anglophone, que le Président français avait eu un rôle dans l’escalade. Quelle est votre analyse du rôle joué par Emmanuel Macron dans cette séquence ?

La stratégie du Président turque consiste à souffler le chaud et le froid et à effectuer de temps à autres des retraits tactiques car il ne peut se permettre de coaliser la totalité de ses adversaires simultanément contre lui. Ainsi, quelque jours avant le Conseil européen du premier octobre consacré notamment aux menaces turques contre la Grèce et Chypre, États-membres de l’Union, il avait retiré son navire d’exploration gazière de Orüç Reïs, le nom turc du corsaire ottoman Barberousse, des eaux de la zone économique exclusive de ces deux pays. Merkel et Conte en avaient alors tiré argument pour refuser d’entériner les décisions formulées par Emmanuel Macron après la réunion du Med7 le 10 septembre à Ajaccio et avaient souhaité ménager Erdogan, soutenant « une approche de dialogue constructif, qui à nos yeux est la seule à pouvoir conduire à une désescalade. Cela implique de reconnaître à la Turquie un rôle stratégique. Elle a un rôle important à jouer en Méditerranée orientale, au Moyen-Orient, dans les Balkans et aussi en Libye  ». Quelques jours plus tard, l’Orüç Reïs repartait dans les eaux territoriales grecques et chypriotes. 

Les réseaux de l’axe fréro-chiite et notamment la chaine Al-Jazeera ont servi de caisse de résonnance principale aux accusations d’islamophobie proférée contre Emmanuel Macron et c’est pour cette raison que le Président est intervenu hier sur cette même chaîne pour un entretien dont la traduction arabe avait été soigneusement vérifiée de manière à éviter les malentendus nés du discours sur le séparatisme islamiste aux Mureaux le 2 octobre. Ces agents d’influence avait transcrit séparatisme «  islamique  », facilitant ainsi la levée de boucliers anti-française et les appels à boycotter les produits, en une réminiscence de l’affaire Rushdie ou de l’affaire des caricatures danoises du prophète publiées par le Jyllands-Posten en septembre 2005. Événements spectaculaires par leur violence symbolique (effigies et drapeaux brulées) mais sans véritable conséquence durable. La déclaration d’hier, que j’ai écoutée en direct et en arabe sur Al-Jazeera, permettait d’éviter ces ambiguïtés de traduction, tout en réitérant que la liberté d’expression en France permet de critiquer les religions sans que cela soit un délit.

Erdogan se présente aux fidèles comme le nouveau champion du monde musulman face au christianisme et à la laïcité. Cela explique qu’il ait joué un rôle de pointe dans la campagne contre Emmanuel Macron lorsqu’il a critiqué le «  séparatisme islamiste  ».

Gilles Kepel

Néanmoins cet entretien n’a pas encore tout à fait apaisé les tensions, on a même remarqué le ton extrêmement virulent de certains commentaires mis en avant par la chaîne.

En effet l’État qatari qui souhaite maintenir avec la France des relations économiques et financières et veut éviter d’aggraver son isolement du fait du blocus que lui imposent les Émirats et l’Arabie saoudite depuis juin 2017 a offert une tribune mais il a «  compensé  » ensuite aux yeux des islamistes de tout poil qui s’identifient à l’axe frériste qu’il forme avec la Turquie d’Erdogan en choisissant soigneusement des tweets hostiles et en mettant en exergue comme un anti-modèle à Macron le Premier ministre canadien Justin Trudeau qui avait dit que la liberté d’expression devait avoir des limites. Pour l’anecdote, l’intervention du Président était précédée d’un encart publicitaire pour une société d’État turc… 

Pensez-vous qu’une désescalade soit aujourd’hui envisageable  ? Ne craignez-vous pas que la notion d’«  islamogauchisme  » finisse par contribuer à l’embrasement  ?

En termes diplomatiques, l’ambassadeur de France à Ankara qui avait été rappelé pour consultation, rejoint son poste ce lundi. 

Par ailleurs, sur le plan des idées, le débat en cours aujourd’hui à l’université entre les signataires de la tribune alertant sur l’influence de «  l’islamogauchisme  » dans l’université – que j’ai soutenue – et ceux qui considèrent qu’il y a en France une islamophobie d’État comme Jean-François Leguil-Bayart ancien directeur du CERI – auquel est affiliée Fariba Adelkhah retenue en otage en Iran par un régime basée justement sur la première mise en oeuvre de la fusion entre islamisme et gauchisme que fut la révolution islamique de 1979 – a l’avantage d’inciter à un débat largement occulté jusqu’à présent par la prévalence même de cette idéologie dans un certain nombre de campus.

Sources
  1. Le rhizome est un concept philosophique proposé par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Il s’agit d’une structure évoluant en permanence, dans toutes les directions horizontales et dénuée de niveaux.