On peut vivre à côté de ses voisins pendant des années sans s’apercevoir qu’ils sont en train de changer. Puis, soudainement, on se rend compte que leur foyer autrefois paisible fait un vacarme infernal. Les gestes que l’on pensait amicaux se révèlent pleins de défiance. Nous vivons actuellement cette expérience avec notre grand voisin d’Asie mineure, la Turquie. Rien ne va plus. Cela est aussi notre problème.

Lorsque Recep Tayyip Erdogan est arrivé au pouvoir en 2002, la Turquie était un voisin modèle : son parti, l’AKP, était considéré comme la sœur musulmane de la démocratie chrétienne d’Europe occidentale ; ses forces armées étaient fidèlement alliées à l’OTAN dans la lutte contre le terrorisme du 11 septembre ; son économie se réformait conformément au calendrier préconisé par l’Union. Le voisin voulait nous ressembler, faire bonne impression. Erdogan avait apprivoisé le pouvoir des généraux et aboli la peine de mort (2004) à la demande des Européens. S’il voulait bien, en plus, libérer davantage de journalistes dans le pays, nous aurions pu l’accueillir dans le club.

Dix-huit ans plus tard, le même voisin se montre sous un jour différent.

Lorsque Recep Tayyip Erdogan est arrivé au pouvoir en 2002, la Turquie était un voisin modèle. Dix-huit ans plus tard, le même voisin se montre sous un jour différent.

LUUK VAN MIDDELAAR

Deux questions d’actualité sont particulièrement pressantes.

Tout d’abord, le 12 octobre, la Turquie a envoyé un nouveau navire dans les eaux grecques pour chercher des hydrocarbures – une provocation après que la chancelière Merkel a évité de justesse un conflit armé l’été dernier.

Deuxièmement, la Turquie intervient dans le conflit qui a récemment éclaté dans le Caucase entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie : le camp azéri est armé de drones turcs (un produit d’exportation de grande qualité) et renforcé par un contingent de mercenaires syriens (recrutés grâce à l’intermédiation turque). Bien que l’homme fort azéri Aliyev s’apparente plus à un riche dictateur pétrolier laïque comme Saddam Hussein qu’à un pieux musulman, Erdogan a appelé à soutenir les frères linguistiques dans leur « guerre sainte ».

Que s’est-il passé entre 2002 et 2020 ?

La liste des étapes ayant mené à cette dérive est longue. La répression des manifestations civiles au parc Gezi à Istanbul (2013). Le coup d’État manqué de 2016, suivi d’une chasse aux sorcières contre les Gülénistes et d’un renforcement du pouvoir par référendum. L’affront fait à l’OTAN, avec l’achat d’un système anti-missile russe (2017). L’attaque des Kurdes en Syrie et l’ingérence dans la guerre civile libyenne (2019). La reconversion de Sainte-Sophie en mosquée (2020).

Le schéma est clair : la Turquie est en train de devenir un acteur puissant, une superpuissance régionale. On la qualifie parfois de «  Néo-Ottomane », tant le nouveau sultan porte un regard de convoitise sur le monde musulman sunnite. Mais le président Erdogan est aussi l’héritier d’Atatürk, le père de l’État turc moderne, et fier de son appartenance au G20. En bref : tous les moyens sont bons et légitimes pour accroître la puissance de la Turquie sur tous les fronts.

Le schéma est clair : la Turquie est en train de devenir un acteur puissant, une superpuissance régionale.

LUUK VAN MIDDELAAR

Le pouvoir étant relatif, le président turc s’appuie en partie sur l’affaiblissement de celui des adversaires. Il y a cinq ans, Erdogan faisait chanter l’Union européenne pour la première fois. Alors qu’une négociation était au point mort, il a menacé d’envoyer des dizaines de milliers de réfugiés syriens en bus vers la Bulgarie et la Grèce. « Qu’allez-vous faire de ces réfugiés sans accord, tirer à vue ? » assénait-il aux présidents européens Tusk et Juncker. Quelques mois plus tard, le fameux accord UE-Turquie a vu le jour, par lequel le pays devint notre garde-frontière en échange de six milliards d’euros sur trois ans.

En février de cette année, Erdogan a mis sa menace de déstabilisation à exécution en transportant des milliers de migrants à la frontière grecque. Un trio de dirigeants européens s’est précipité à la frontière en compagnie du Premier ministre grec, avec le message : nous ne céderons pas.

A partir de 2015, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas pour ne citer que ceux-là, ont reconnu pour la première fois que la frontière entre la Turquie et la Grèce est également notre frontière commune. La responsabilité qui en découle, en matière de prise en charge partagée des demandeurs d’asile ou de contrôle des frontières, peine à prendre forme mais ce principe est désormais ancré dans les consciences.

Maintenant qu’Erdogan gravit l’échelle de la violence, une prise de conscience supérieure s’impose. Les provocations territoriales contre les États membres que sont la Grèce et Chypre violent notre frontière extérieure. C’est pourquoi l’Union ne doit pas se contenter de jouer le rôle, privilégié par Angela Merkel, de médiateur. L’Union européenne est partie prenante dans cette affaire. Comme un fin analyste le notait récemment, si un conflit éclatait entre le Texas et le Mexique, on ne demanderait pas à Washington de faire de la médiation.

Maintenant qu’Erdogan gravit l’échelle de la violence, une prise de conscience supérieure s’impose.

Luuk Van Middelaar

La France privilégie un rôle différent et préfère aller droit au but ; cet été, Macron a envoyé un navire de la Marine et s’est presque laissé entraîner dans une spirale de provocation. Le 24 octobre, la confrontation est devenue personnelle, le président turc ayant mis en doute « la santé mentale » de son homologue français au sujet de son discours sur la lutte contre le « séparatisme islamiste ». Cette passe d’armes est la dernière manifestation d’une série de confrontations entre les deux hommes. Bien sûr, traiter avec la Turquie d’Erdogan nécessite un dialogue diplomatique, mais le président français est l’un des rares dirigeants européens à comprendre qu’il s’agit aussi d’une question de pouvoir et de contre-pouvoir et à agir en conséquence.

Crédits
Texte adapté par l’auteur d’une contribution au NRC Handelsblad.