Il y a cinquante ans, l’idée qu’une poignée de pays riches continuerait à dominer le monde malgré la disparition du colonialisme était largement répandue 1. Il était alors communément admis qu’à moins d’une révision majeure du système économique mondial, ces pays continueraient à s’enrichir considérablement en se livrant à une concurrence acharnée, tandis que les pays pauvres continueraient à s’appauvrir, sinon dans l’absolu, au moins en termes relatifs. La loi d’airain d’un centre concentrant le pouvoir et amassant les richesses face à une périphérie démunie semblait inexorable.
Historiens et économistes se rejoignaient souvent sur ce point. Fernand Braudel mettait en lumière la succession d’économies-monde et la récurrence des articulations entre centre et périphérie. Samir Amin en Égypte, André Gunder Frank aux États-Unis, Gunnar Myrdal en Suède, François Perroux en France et Raul Prebisch en Argentine mettaient en garde contre les dynamiques de dépendance économique, de perpétuation du sous-développement et de montée des inégalités. Dans le climat intellectuel de l’époque, beaucoup considéraient commerce international, investissements, finance et monnaie comme autant de vecteurs d’un système d’échange inégal édifié pour perpétuer la domination des puissances établies.
L’Histoire semblait conforter cette perspective pessimiste. Preuve en étaient les ascensions successives de cités-États depuis le XIVe siècle, de Venise à New York ; la « grande divergence » des revenus et des richesses entre, d’une part, l’Europe et ses rejets et, d’autre part, les anciennes puissances comme la Chine et l’Inde ; le déclin relatif des prix et des revenus des producteurs de matières premières ; et, bien sûr, la perpétuation des relations néocoloniales.
Peu d’observateurs se souvenaient de l’avertissement lancé par Adam Smith en 1776, selon lequel si la « supériorité de la force » avait permis aux Européens de « commettre impunément toutes sortes d’injustices », les autochtones des pays en voie de développement « pourraient se renforcer, ou ceux d’Europe s’affaiblir » si bien que « les habitants des quatre coins du monde pourraient parvenir à une égalité de courage et de force ». Ils étaient encore moins nombreux à anticiper que cette égalité de force pourrait résulter d’une « communication mutuelle de connaissances et de transformations en tout genre qu’un vaste commerce entre tous les pays engendre naturellement, ou plutôt nécessairement ».
Deux convictions structuraient profondément la sombre perspective des années 1970. La première était qu’à moins d’un changement géopolitique majeur, les relations économiques internationales continueraient à être caractérisées par une forte asymétrie entre le centre et la périphérie. La seconde était qu’une telle asymétrie empêcherait le développement de la périphérie. « La dure vérité, lançait Myrdal en 1975 lors de son discours de réception du prix Nobel, est que sans changements assez radicaux dans les modes de consommation des pays riches, tout discours pieux sur l’avènement d’un nouvel ordre économique mondial n’est que supercherie. »
La seconde de ces convictions a été déconstruite par l’histoire économique des cinquante dernières années. En 1970, les pays à revenu élevé représentaient 90 % de la production manufacturière mondiale, 80 % du PIB mondial et 65 % des exportations mondiales. À la fin des années 2010, ces proportions étaient tombées à 55 %, 65 % et 50 % respectivement. Après être resté sur une tendance décroissante du début du XIXe siècle jusqu’au début des années 1970, le revenu par habitant dans le Sud a abruptement rebondi et n’a cessé d’augmenter pendant environ cinq décennies. Le développement économique le plus important du dernier demi-siècle a été le rattrapage de la production, des revenus et de la sophistication économique d’un groupe important de pays autrefois pauvres.
Le monde n’est certainement pas devenu égalitaire pour autant. L’écart de revenus entre les pays du haut et les pays du bas de l’échelle a même continué à se creuser. Bien trop de pauvres dans le monde vivent au sein de pays dont le PIB par habitant stagne depuis des décennies. Mais la répartition bimodale des revenus entre les citoyens du monde, qui prévalait encore dans les années 1970, a disparu. Dans l’ensemble, les inégalités de revenus à l’intérieur des pays ont augmenté, alors qu’elles ont diminué entre les pays. En conséquence, la répartition mondiale des revenus est devenue moins inégale. Comme le dit Branko Milanovic, si cette tendance se poursuit, « nous pourrions revenir à la situation qui prévalait au début du XIXe siècle, lorsque la part la plus importante des inégalités mondiales était due aux différences de revenus entre riches et pauvres Britanniques, riches et pauvres Russes, riches et pauvres Chinois ».
Il ne fait donc aucun doute que l’économie mondiale est devenue moins divergente. Reste la question, distincte, de l’asymétrie de l’économie mondiale. Bien sûr, les partisans de la théorie de la dépendance considéraient asymétrie et persistance du sous-développement les deux faces d’une même médaille. Mais ce n’est pas le cas.
La création d’un monde moins divergent
Deux principaux facteurs expliquent l’extraordinaire changement de fortune observé depuis les années 1970 : la technologie et les politiques économiques. Comme l’explique Richard Baldwin dans son livre The Great Convergence, l’une des raisons majeures pour lesquelles la prédiction d’Adam Smith s’est concrétisée et qu’un groupe de pays en développement a rattrapé les pays avancés est la chute spectaculaire du coût de la circulation des idées – un phénomène qu’il appelle le « second découplage » (de la technologie et de la production). Au lieu que se perpétue le fossé entre les pays technologiquement avancés et les pays technologiquement attardés, les flux de connaissances et de savoir-faire induits par les investissements directs étrangers ou les relations contractuelles entre acheteurs et fournisseurs ont entraîné d’importants gains de productivité dans les économies autrefois périphériques. Alors que ce phénomène était marginal dans le cadre des relations commerciales traditionnelles, la révolution des télécommunications lui a permis de se concrétiser à grande échelle.
Le monde qui résulte de ces dynamiques a été caractérisé de manière saisissante par Tom Friedman, le chroniqueur du New York Times : The World is Flat a-t-il écrit en 2005, illustrant ainsi la formule qui définit le bon journalisme comme une association de simplification et d’exagération. Partout où il y a de la production, disait-il, elle bénéficie du même accès à la connaissance, à la technologie et aux marchés. Il s’agissait évidemment d’une hyperbole : le monde économique n’a jamais été et ne sera jamais « plat ». Ces dernières décennies, les pays mal gouvernés, périphériques et enclavés ont continué à avoir le plus grand mal à accéder à la technologie et à surmonter les obstacles au développement. Trop de nations échouent encore. Mais malgré ses exagérations, Friedman a su saisir l’essence de la transformation économique déclenchée par la technologie.
Les politiques mises en œuvre au niveau national ont été le deuxième élément déclencheur de ce nouveau paradigme. C’est à la fin des années 1970 que la Chine de Deng Xiaoping a changé de cap, s’est ouverte aux investissements étrangers et a commencé à bâtir sa propre forme de capitalisme. Le retour de la Chine à l’économie de marché a été un point de bascule manifeste dans l’histoire économique. Mais comme l’ont fait remarquer Ronald Findlay et Kevin O’Rourke, les années 70 ont été un tournant pour beaucoup d’autres pays : alors que les barrières commerciales avaient déjà commencé à tomber les unes après les autres en Occident pendant les années 1950, les droits de douane avaient jusque là continué à augmenter dans le reste du monde. Ce n’est que dans les années 1980 que les pays en développement ont massivement pris le virage des politiques de libéralisation économique.
Les économistes formés dans la tradition d’Adam Smith et de David Ricardo ont tendance à considérer le développement de la fin du XXe siècle le fruit de cette libéralisation à grande échelle du commerce et des investissements. Certainement, il est vrai que la libéralisation et la réorientation des économies vers l’exportation ont permis un rattrapage économique, que l’industrialisation par substitution aux importations n’avait pas permis de produire. Cependant, comme le souligne Baldwin, les bénéfices issus de l’industrialisation ont été fortement concentrés : ceux-ci sont allés dans un premier temps à une poignée de nouveaux pays industrialisés d’Asie de l’Est (les Quatre Tigres asiatiques), puis, à partir des années 1990, à la Chine et un petit groupe d’économies en voie d’industrialisation. Dans les deux cas, les politiques gouvernementales ont joué un rôle important dans l’orientation du développement en aiguillant les ressources et les crédits. De nombreux autres pays, notamment en Amérique latine, ont plutôt connu ce que Dani Rodrik a appelé une désindustrialisation prématurée.
L’histoire est donc complexe. Tout d’abord, si la prédiction d’une divergence inexorable entre les pays centraux et périphériques s’est révélée fausse, la convergence n’est en aucun cas un phénomène général. Deuxièmement, ni la technologie, ni la libéralisation ne peuvent à elles seules expliquer le développement fulgurant de pays à revenu moyen ou faible. Leur développement a plutôt été une conséquence des interactions entre ces deux facteurs, dans le cadre de stratégies de développement tournées vers l’exportation.
La question de l’asymétrie
Ce monde moins divergent a-t-il aussi nivelé les asymétries ? Il est plus délicat de répondre à cette question car la puissance est plus difficile à mesurer que la prospérité. De manière générale, on peut dire que cela a été le cas dans la mesure où, en temps de paix, le poids économique est un déterminant majeur de la puissance. La création en 2008 du G20 comme groupe de coordination mondiale entre dirigeants illustre ce point. Mais la question est surtout de savoir si le système international, et les changements qui lui ont été apportés, ont accru ou réduit l’asymétrie induite par le poids économique.
Il y a cinquante ans, le système économique mondial était très asymétrique. Les structures commerciales avaient été bouleversées par la dissolution des empires coloniaux et l’essor du commerce intra-industriel. À mesure que les transactions s’étaient développées entre les pays avancés, les pays pauvres qui exportaient des marchandises et importaient des produits manufacturés s’étaient trouvés marginalisés, tandis que les pays riches récoltaient les fruits de leur spécialisation intra-industrielle. Les flux d’investissements directs étrangers étaient encore plus asymétriques, car les États-Unis étaient à l’origine de la majeure partie d’entre eux. L’Europe était notamment un des principaux bénéficiaires des investissements américains, et elle s’inquiétait d’ailleurs de la dépendance qui pouvait en résulter.
Les relations monétaires étaient quant à elles asymétriques par construction. Le système de Bretton Woods établi au lendemain de la guerre donnait à la monnaie américaine un rôle unique et impliquait une répartition très inégale des obligations entre les pays participants. Le dollar jouissait d’un statut particulier, car aucune autre monnaie ne pouvait rivaliser avec lui dans ses rôles d’unité de compte (en raison du système de taux de change), de réserve de valeur (en raison de son équivalence en or et de la composition des réserves de change qui en résultait) et de moyen d’échange (parce qu’il servait de monnaie principale pour le commerce international). Corrélativement, les autres participants au système de taux de change fixes devaient quant à eux accumuler des liquidités en dollars sous forme de réserves, assurant ainsi un financement quasi automatique du déficit de balance commerciale des États-Unis. Cette asymétrie intrinsèque – le fameux « privilège exorbitant » – était une caractéristique essentielle du système. Elle était à l’origine du célèbre dilemme de Robert Triffin, qui avait mis en évidence la contradiction systémique entre préservation de la prééminence mondiale du dollar et fourniture au système mondial des liquidités nécessaires à son bon fonctionnement par le canal des déficits courants américains.
Prévalait de plus la conviction, mise en exergue par Charles Kindelberger dans son analyse de la Grande Dépression, selon laquelle l’asymétrie est une caractéristique nécessaire d’un régime stable. En 1973, Kindelberger avait expliqué que le système économique et monétaire international avait besoin d’un prêteur et d’un consommateur de dernier ressort qui puisse agir de manière discrétionnaire afin de préserver la stabilité globale en temps de crise. Il affirmait aussi la nécessité du leadership d’un pays « prêt, consciemment ou non […] à établir des normes de conduite pour les autres pays ».
Un trait marquant du système économique international d’après-guerre était cependant que ses règles n’avaient pas été conçues pour assurer une domination pure et simple, ni pour maximiser l’extraction de rente par le pays dominant. Pour citer le célèbre plan stratégique américain NSC-68 de 1950, elles avaient pour but de « construire une communauté internationale saine » et « un environnement mondial dans lequel le système américain [puisse] survivre et prospérer ». L’objectif ultime était de contenir l’expansion soviétique, ce qui nécessitait l’établissement d’une alliance mutuellement bénéfique avec les alliés et partenaires d’Europe et d’Asie de l’Est. Les États-Unis s’étaient ainsi engagés dans ce que John Ikenberry a appelé « la construction institutionnelle la plus intensive que le monde ait jamais connu ».
Dans ce monde, même si les États-Unis restaient au centre de l’échiquier économique et politique, ils considéraient le développement de leurs partenaires – autrement dit l’atténuation de leur propre puissance économique relative – fondamentalement favorable à leur intérêt national. Plus des pays partageant les mêmes valeurs se développaient, plus ils devenaient collectivement forts par rapport au bloc soviétique, et mieux cela était pour Washington. Et pour favoriser la croissance et le développement, les États-Unis étaient prêts à limiter l’exercice de leur propre pouvoir discrétionnaire. L’ordre international libéral, pour reprendre la caractérisation de John Ikenberry, était à la fois multilatéral (en ce sens que tous les participants étaient soumis aux mêmes règles) et hégémonique (en ce sens qu’il avait été construit par et autour des États-Unis). Au gré de cet ordre l’hégémon bénéficait de sa position centrale tout en acceptant d’être significativement (mais pas entièrement) contraint par les règles multilatérales, par exemple les règles du commerce international. Selon les termes d’Ikenberry, les États-Unis devaient se comporter comme le « premier citoyen » de ce monde.
L’idéal du multilatéralisme est un monde caractérisé par l’égalité des droits et des obligations entre les pays participants, quelle que soit leur taille ou leur puissance. Cet objectif lointain n’a jamais été atteint dans la pratique : en matière de finance et de taux de change, le caractère censitaire du système de Bretton Woods perpétuait la logique de puissance ; faute d’une pénalisation des entraves aux règles commerciales et en l’absence même, avant 1995, d’un mécanisme de règlement des différends, la régulation des échanges ne pouvait par ailleurs guère bouleverser l’équilibre des pouvoirs économiques entre nations. Mais à mesure que l’intégration économique s’était développée dans les premières décennies d’après-guerre, et à mesure et que les institutions multilatérales avaient gagné en légitimité, un certain rééquilibrage s’était produit.
Au début des années 1970, le système monétaire international a fait l’objet d’une refonte radicale avec l’introduction de taux de change flottants. Les partisans de la flexibilité des taux de change, tels Milton Friedman et Harry Johnson, considéraient qu’elle donnerait aux pays participants « une autonomie dans l’utilisation des instruments monétaires et budgétaires, ainsi que, plus généralement, dans l’usage des politiques économiques. » Johnson ne s’attendait pas à ce que toutes les monnaies flottent : selon lui, les avantages du flottement reviendraient surtout à celles des grands pays, parce qu’elles tirent leur utilité « de la grande diversité des biens, des services et des actifs disponibles dans l’économie nationale. » Mais un système de taux de change flottant permettrait au moins d’atténuer le « privilège exorbitant » du dollar.
Après la levée des contrôles de capitaux des années 1980, le dilemme de Triffin a ainsi fait place, dans la boîte à outils intellectuelle des décideurs, au trilemme de Mundell entre stabilité des taux de change, autonomie de la politique monétaire et libre circulation des capitaux : un choix auquel tous les pays étaient désormais confrontés.
Au tournant de l’an 2000, il semblait probable que le système international continuerait à évoluer vers un régime de moins en moins asymétrique. Il n’y avait plus de blocs capitaliste et socialiste mais une économie mondiale. La portée du système américain s’était étendue au monde entier et ses succès permettaient de réelles transformations. Successivement, des pays autrefois en développement s’étaient imposés dans le commerce des produits manufacturés.
En ce qui concerne les taux de change, les événements semblaient donner raison à Harry Johnson, en cela que le système monétaire devenait plus symétrique. En 2002, Maurice Obstfeld et Kenneth Rogoff présentaient une vision remarquablement irénique de son fonctionnement : « à mesure que les règles monétaires nationales s’améliorent et que les marchés internationaux d’actifs deviennent plus complets, écrivaient-ils, il devient plausible que le résultat d’un équilibre de Nash sur les règles monétaires se rapproche du résultat d’un système coopératif. » L’espoir était que le rôle mondial du dollar, qui n’était d’ailleurs plus une grande source de préoccupation, diminue progressivement, ouvrant la voie à l’émergence d’autres monnaies internationales. Quant aux institutions internationales, désormais pleinement légitimes en raison de leur caractère véritablement mondial, elles jouaient un rôle de plus en plus égalisateur.
L’Europe a évidemment joué un rôle majeur dans la mise en place d’un système international plus symétrique. L’intégration progressive au sein de l’Union européenne ne peut être séparée de la transformation plus large du régime international intervenue au cours des dernières décennies. La tentative (parfois contrariée, mais finalement réussie) de l’Union de construire un système politique européen symétrique et juridiquement contraignant s’est développée parallèlement à la tentative plus ardue, mais congruente, de construire un système économique international fondé sur des règles. Et l’Union européenne a plaidé sans relâche pour un ordre multilatéral global.
Quand les asymétries ressurgissent
Cette perspective rassurante a cependant buté sur la réalité. Ces dernières années, une série de facteurs a remis l’accent sur les asymétries. Celles-ci se sont, d’abord, renforcées avec l’évolution des structures d’interdépendance économique. Le fonctionnement des relations économiques internationales a ensuite été réévalué à la lumière des faits, notamment à l’occasion d’épisodes de stress aigu. Enfin les asymétries systémiques existantes ont été davantage exploitées comme véhicules de pouvoir. Ces évolutions ont toutes conduit à rendre à la centralité un rôle essentiel dans le positionnement des nations au sein du système mondial.
Plusieurs facteurs sont entrés en jeu dans cette dynamique : la concentration industrielle et le pouvoir de marché se sont renforcés ; la technologie a conféré une nouvelle importance aux structures en réseau ; la finance mondiale a exacerbé les inégalités entre pays ; le rôle dominant du système financier américain et du dollar ont été réévalués en hausse ; les institutions internationales se sont affaiblies ; et la rivalité entre les grandes puissances est devenue un élément central des relations internationales. La symétrie a été inévitablement victime de chacune de ces transformations.
Le premier facteur est la concentration industrielle. Dans un monde économiquement plus équilibré, on aurait pu s’attendre à ce qu’elle diminue mécaniquement. Mais ce n’est pas ce que suggèrent les données récentes sur les bénéfices des entreprises. Selon le McKinsey Global Institute, 10 % des 6 000 plus grandes entreprises du monde captent 80 % des bénéfices économiques, soit une proportion plus importante qu’il y a 20 ans. Le centile supérieur (58 « entreprises superstars ») en capte 36 %. Malgré la montée des géants émergents, les entreprises américaines représentent encore à elles seules 60 % des bénéfices mondiaux de ces entreprises superstars – exactement la même proportion qu’il y a 20 ans.
Les firmes américaines conservent donc un pouvoir de marché considérable. Cette tendance est amplifiée dans une économie de plus en plus numérisée, où une part croissante des services est fournie à un coût marginal nul, où la création et l’appropriation de la valeur se concentrent dans les centres d’innovation et où le revenu va aux investissements immatériels du centre plutôt qu’aux sites de production où sont fabriqués les biens matériels.
D’autres données concernant les États-Unis et, dans une moindre mesure l’Europe, indiquent également une augmentation de la part des ventes et, surtout, des bénéfices qui revient aux grandes entreprises. Les données sur la productivité suggèrent également qu’une part de plus en plus importante de la croissance macroéconomique est imputable aux « entreprises à la frontière » (un autre nom pour désigner les superstars) dont les performances et la rentabilité sont bien supérieures à la moyenne. Cette hausse est particulièrement visible dans les secteurs à forte composante technologique où coûts fixes élevés et faibles coûts marginaux favorisent une concentration massive, mais elle n’est en aucun cas limitée à l’industrie technologique.
Le deuxième facteur, lié mais distinct, provient de la montée en puissance et de la transformation des réseaux. Ceux-ci sont omniprésents dans les industries axées sur les données, mais aussi dans la finance et l’industrie manufacturière. De la macroéconomie au commerce en passant par la finance, une prise de conscience croissante de leur importance transforme notre façon d’envisager l’interdépendance.
En soi, une structure en réseau n’implique pas nécessairement une hiérarchie ou une asymétrie. Les réseaux point-à-point sont fondamentalement symétriques, et parce qu’ils diminuent l’impact de l’éloignement et améliorent l’accès, ils ont souvent été considérés comme facteurs de nivellement. Mais une structure en réseau implique une asymétrie si elle est organisée selon un modèle en étoile (hub and spoke). Or partout où le coût fixe de l’établissement de liens entre deux nœuds est significatif, mais où le coût marginal de leur utilisation est faible, les modèles en étoile ont émergé de la minimisation des coût, parce qu’ils constituent des structures économiquement efficaces.
On trouve de telles structures en étoile dans de nombreux domaines. Les services numériques en donnent un exemple extrême, mais des schémas similaires se retrouvent dans la finance. Un autre exemple est celui des chaînes de valeur mondiales, qui représentent environ la moitié du commerce international et dans lesquelles quelques pays et entreprises ont un rôle central. Dans le secteur manufacturier, l’Allemagne, les États-Unis mais de plus en plus, aussi, la Chine jouent le rôle de hubs au niveau mondial. Selon la Banque mondiale, l’expansion des chaînes de valeur depuis 1990 a résulté de la fragmentation des processus de production dans les principaux pays avancés – au premier rang desquels l’Allemagne, les États-Unis et le Japon – et des stratégies des grandes firmes d’import-export. Le Rapport sur le développement dans le monde 2020 2 parle d’une « nouvelle configuration relationnelle des chaînes de valeur mondiales qui s’éloigne de la simple répartition de la valeur ajoutée entre pays par des échanges anonymes de biens et de services » et considère qu’avec les chaînes de valeur, « la persistance des structures d’échange est plus grande ». Il est vrai que ces chaînes de valeur sont les canaux par lesquels les idées et les technologies circulent sans heurts. Mais elles traduisent également une asymétrie persistante entre les centres et les nœuds de deuxième ou troisième niveau.
La libéralisation financière fut, un temps, tenue pour un facteur égalisateur. L’ouverture du compte financier (c’est-à-dire la levée des contrôles de capitaux) devait permettre à tous les pays d’exploiter le marché mondial de l’épargne pour financer leur développement ou compenser les chocs temporaires sur leur revenu. En 1997, le FMI avait même officiellement envisagé de se faire confier le mandat de promouvoir l’ouverture du compte financier.
En réalité cependant, la structure en réseau se retrouve aussi dans le système financier international, qui est organisé autour d’une poignée de centres globaux qui concentrent les principaux marchés, fournissent des services et servent de hubs pour le reste du monde. La libéralisation s’est avérée perturbatrice pour les pays les plus faibles. L’expérience a montré la récurrence des épisodes de retournements brutaux des flux de capitaux, avec son cortège de crises financières ou de crises de change. Loin d’être généralement attribuables à des politiques économiques erronées dans les pays destinataires des entrées de capitaux, ces retournements ont principalement été dus à des facteurs communs (montée de l’aversion au risque, hausse des taux aux États-Unis, etc.). La conséquence de cette récurrence des crises a été l’arrêt de la libéralisation des comptes financiers dans les pays émergents. La crise asiatique de la fin des années 1990 a marqué à cet égard un tournant.
Les asymétries restent fortes en ce qui concerne les devises de dénomination de la dette internationale. Le fossé entre les pays qui peuvent emprunter dans leur propre monnaie et ceux – émergents et en développement – qui sont obligés d’emprunter dans une devise étrangère (ce que Barry Eichengreen, Ricardo Hausmann et Ugo Panizza ont appelé leur « péché originel ») ne se comble que lentement. Les États-Unis restent notamment dans une position unique parmi les pays avancés : si les obligations libellées dans d’autres devises peuvent également servir d’actifs sûrs pour le reste du monde, les obligations du Trésor américain offrent une profondeur et une liquidité inégalées, et seul le dollar américain s’apprécie régulièrement en période de stress financier mondial.
Enfin, la crise financière mondiale a mis en évidence la centralité de Wall Street. Elle a révélé comment des défauts de paiement survenus à la périphérie du marché du crédit américain pouvaient contaminer l’ensemble du système bancaire européen. Elle a mis en évidence l’addiction des banques internationales au dollar et leur dépendance, pour le financement de leurs opérations mondiales, à l’égard de l’accès à la liquidité en dollar. Elle a ainsi transformé la Réserve fédérale en fournisseur essentiel de liquidité internationale. Alors que le système semblait symétrique en période de prospérité, la pénurie de liquidité en dollar a brutalement mis l’asymétrie en évidence. Les lignes de swap accordées par la Réserve fédérale à une série de banques centrales partenaires pour les aider à faire face à la demande de dollars ont illustré de façon frappante la nature hiérarchique du système international.
Cela nous mène au quatrième facteur : celui de l’asymétrie monétaire. Les chercheurs ont commencé à réévaluer leur perception de l’économie internationale à l’aune de la persistance plus forte que prévu des asymétries entre monnaies. Dans les années 2010 Hélène Rey, de la London Business School, a mis à bas l’idée, dominante jusque lors, selon laquelle les taux de change flottants isolent les autres économies des conséquences du cycle monétaire américain. Elle affirme que le cycle financier mondial a toujours son origine aux États-Unis et que les pays ne peuvent se protéger des entrées et sorties de capitaux déstabilisatrices qu’en surveillant de très près le crédit ou en recourant à des contrôles de capitaux. Plutôt que d’être confrontés à un trilemme (entre fixité des changes, autonomie des politiques monétaires et liberté des mouvements de capitaux), la plupart des pays sont donc confrontés à un dilemme.
Dans la même veine, Gita Gopinath, aujourd’hui économiste en chef du FMI, a souligné à quel point la plupart des pays sont dépendants du dollar et combien les fluctuations de son taux de change affectent leur commerce extérieur. Alors que l’approche standard fait, par exemple, du taux de change entre le real brésilien et le won coréen le déterminant principal du commerce entre la Corée du Sud et le Brésil, la réalité est tout autre. Dans la mesure où ce commerce est largement facturé en dollars, les taux de change des monnaies des deux pays vis-à-vis de celui-ci importent davantage que leur taux de change bilatéral. Une appréciation conjointe des deux monnaies par rapport au dollar affecte les échanges entre les deux pays alors qu’elle devrait en principe être neutre.
Le paradigme de monnaie dominante de Gopinath a de profondes implications pour le commerce, l’autonomie des politiques macroéconomiques et les interdépendances internationales. Il souligne la centralité de la politique monétaire américaine pour tous les pays, grands et petits, et renforce la conclusion de Rey. Les recherches de Gopinath montrent en effet que les chocs de politique monétaire dans le pays à monnaie dominante ont « de fortes répercussions sur le reste du monde, alors que l’inverse n’est pas vrai ». Loin d’avoir favorisé l’émergence d’un monde plus symétrique, l’ouverture financière et le mouvement vers la flexibilité des taux de change ont peut-être renforcé l’asymétrie du système.
Le cinquième grand facteur d’exacerbation des asymétries est enfin institutionnel : le multilatéralisme donnait à tous les pays l’opportunité de valoriser leurs intérêts dans la gouvernance du système mondial. Certes, des règles avaient été fixées par quelques grandes puissances et servaient leurs intérêts, mais la négociation et la modification de ces règles étaient des processus de plus en plus participatifs. Dans les années 2000, les espoirs que la mondialisation soit régie par un réseau d’institutions spécialisées fondées sur un système de règles ont cependant été déçus : comme cela a déjà été dit, les négociations commerciales multilatérales n’ont pas permis de parvenir à un accord sur un nouveau cycle de libéralisation et, contrairement aux attentes, la communauté internationale n’est pas parvenue à s’accorder sur l’établissement de nouveaux cadres multilatéraux pour l’investissement, la concurrence, le climat ou la régulation de l’internet.
Au tournant du millénaire déjà, l’affaiblissement de la gouvernance mondiale était visible. En dépit d’une brève relance de la coopération internationale au lendemain de la crise financière mondiale de 2008, elle s’est encore davantage affaiblie dans les années 2010 dès avant mais plus encore après la vague populiste. Les règles sont toujours en vigueur et les institutions toujours vivantes, mais l’élan a été perdu et les risques de fragmentation sont très visibles.
Enfin, la rivalité géopolitique entre les États-Unis et la Chine restructure à grande vitesse les relations internationales et les relations entre grandes puissances et organisations internationales. Par delà ses caprices et son positionnement agressif, Donald Trump a opéré un changement de paradigme profond et peut-être durable dans l’approche américaine des relations économiques internationales. M. Trump s’est distingué par sa tentative de tirer parti de la situation commerciale et financière unique de son pays dans le but de soutirer des rentes pécuniaires à ses partenaires, de les forcer à respecter les sanctions unilatérales américaines et de saper la gouvernance mondiale. Selon les termes de Nadia Shadlow, ancien haut fonctionnaire du NSC, sa marque de fabrique a été de reconnaître que « la rivalité est une caractéristique inaltérable du système international » et que ce serait « une grave erreur de revenir aux prémices d’une époque révolue ». Quel que soit le vainqueur de l’élection présidentielle de 2020, on peut se demander si les États-Unis seront capables, et désireux, de continuer à jouer le rôle de « premier citoyen » dans le système international. Il se peut que les ressources économiques nécessaires pour jouer ce rôle leur manquent de plus en plus.
Le président Xi Jinping a quant à lui lancé l’initiative des « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road), qui vise à tisser à partir de la Chine un réseau d’accords bilatéraux. Bien qu’elle soit en principe attachée au multilatéralisme, la Chine ne fait pas sien le concept d’ordre international fondé sur des règles, d’autant que ces règles ont été écrites par d’autres. Elle s’emploie plutôt à construire un réseau de relations essentiellement bilatérales avec des pays qui dépendent de son soutien financier, technique ou sécuritaire. Sa perspective sur les relations économiques internationales est fondamentalement asymétrique. Au lieu d’un système multilatéral unique dominé par l’Occident, le monde assiste donc lentement à l’émergence de réseaux concurrents de commerce, d’investissement, de crédit et, de plus en plus, d’accords monétaires. Au lieu du multilatéralisme, nous sommes peut-être déjà sur la voie d’un système multipolaire.
Tous ces facteurs convergent donc pour transformer un système de relations économiques internationales conçu sur le principe multilatéral en un système structuré par des réseaux et marqué par de fortes asymétries. Or comme l’ont souligné les politologues Henry Farrell et Abraham Newman, une structure en réseau offre un levier considérable à celui qui contrôle ses nœuds. Les réseaux sont économiquement efficaces, mais une interdépendance qui repose sur eux peut être « militarisée » (weaponised) et transformée en un instrument de pouvoir au profit de celui qui contrôle ses principaux nœuds. Alors que l’intensification du commerce multilatéral agit comme une incitation à la coopération, l’essor des relations économiques basées sur les réseaux, où les hubs concentrent le pouvoir et les rentes, conduit à des batailles pour le contrôle des nœuds clés. La notion « d’interdépendance armée » (weaponised interdependence) de Farrell et Newman rend compte de la mutation de structures économiques efficaces en structures de renforcement du pouvoir. Elle nous ramène également aux anciens modèles de relations internationales qui sous-tendaient les sombres perspectives de l’école braudelienne.
Conclusions
Après une éclipse de plusieurs décennies, la notion d’asymétrie reprend une place centrale dans les relations économiques internationales. La question est de savoir quelles conclusions les économistes, les spécialistes des relations internationales et, surtout, les décideurs publics doivent tirer de cette observation.
Il faut commencer par noter que l’asymétrie est un concept complexe et quelque peu insaisissable. Elle se manifeste naturellement dans les échanges commerciaux fondés sur l’avantage comparatif, comme dans les échanges intertemporels. D’une certaine manière, la plupart des transactions internationales (sauf pour le commerce purement intra-industriel ou les achats d’actifs motivés par la recherche de rendement et de diversification du portefeuille) impliquent un certain degré d’asymétrie. Pris isolément, le constat d’une asymétrie ne peut être regardé comme un symptôme de dysfonctionnement.
Ce à quoi nous assistons ne se limite toutefois pas à la simple expression du fait que les transactions internationales impliquent des pays différents les uns des autres. Il s’agit d’une résurgence des asymétries systémiques qui confèrent un pouvoir à quelques pays tout en en rendant d’autres dépendants ou vulnérables. Ces asymétries ne résultent principalement ni de choix politiques, ni des politiques économiques. Il est certain que celles-ci jouent un rôle, surtout dans un contexte de rivalité géopolitique qui exacerbe les relations de pouvoir. Mais la résurgence des asymétries trouve principalement sa source dans les transformations des réseaux d’interdépendance par le commerce, la technologie, la finance et les monnaies. Rien n’indique que ces asymétries s’estomperont bientôt. Au contraire, des éléments économiques, systémiques et géopolitiques suggèrent tous qu’elles pourraient bien avoir un caractère persistant. Nous devons donc apprendre à vivre avec elles.
L’histoire est riche de nombreux cas de prospérité sans pouvoir ou de pouvoir sans prospérité. Il y a cinquante ans, la perception que le système international était injuste alimentait de profonds griefs à son encontre. En fin de compte, les asymétries entre le « centre » et la « périphérie » n’ont pas empêché le transfert de connaissances du Nord vers le Sud, et elles n’ont été utilisés que dans une mesure limitée comme moyen d’extraction de rentes et concentration des richesses. Les asymétries n’ont pas non plus empêché les nouveaux venus dans le jeu de la mondialisation de gagner progressivement en influence, de gagner du pouvoir à la marge et, en fin de compte, de s’asseoir à la grande table du G20.
Aujourd’hui, deux hypothèses implicites qui étaient encore récemment monnaie courante dans l’analyse des relations économiques internationales ont été remises en question. La première était que, malgré les asymétries qui demeuraient et la volonté des puissances établies de conserver leurs privilèges, le temps arrondirait les angles et que le système deviendrait progressivement plus symétrique ; tant que cette hypothèse restait valable, la trajectoire semblait acquise. La seconde hypothèse était que les asymétries existantes ne serviraient pas de levier pour l’extraction de rentes injustifiées ; on supposait explicitement ou implicitement que le « privilège exorbitant » de l’hégémon américain (et par extension, des autres pays dominants) resterait assorti de devoirs proportionnels ; pour déséquilibré que soit ce contrat implicite, on pouvait lui reconnaître un certain degré d’équité.
L’expérience récente a jeté une lumière crue sur la naïveté de ces hypothèses. Les asymétries au sein du système mondial sont non seulement plus ancrées qu’on ne le croyait encore récemment, mais elles ressurgissent avec force. La tendance n’est pas à un ordre multilatéral au sein duquel tous les pays, grands et petits, jouent selon les mêmes règles. Au contraire, une combinaison de facteurs technologiques, systémiques et géopolitiques entraîne une dynamique de concentration et de multipolarité. Qui plus est, la volonté des États-Unis de jouer le rôle de « premier citoyen » du système est de plus en plus remise en question, alors que leur rival chinois ne manifeste aucune intention de jouer selon les règles conçues par autrui. Dans ce contexte, l’escalade rapide de la rivalité sino-américaine écarte la perspective d’un comportement coopératif entre les deux rivaux et renforce la menace de fragmentation du système multilatéral.
Ce nouveau contexte appelle d’abord une réévaluation analytique. Ce n’est que récemment que la recherche a mis en lumière les nouvelles asymétries économiques, financières ou monétaires et commence à découvrir leurs tenants et aboutissants. Elle a maintenant développé des outils analytiques et empiriques qui permettent de réunir des preuves systématiques et de mettre à jour l’impact des asymétries sur la répartition des gains de l’ouverture économique. Nous en saurons bientôt plus sur les implications de la participation à un système mondial de plus en plus asymétrique.
Deuxièmement, les relations entre économie et géopolitique doivent être étudiées de manière plus systématique. Pendant de nombreuses années, – au moins depuis la disparition de l’Union soviétique, mais en fait bien avant – les relations économiques internationales ont souvent été envisagées de manière isolée, du moins par les économistes. Elles ont été considérées comme étant (pour la plupart) à l’abri des tensions géopolitiques. Cette position n’est plus tenable à une époque où la rivalité entre les grandes puissances s’affirme comme un facteur déterminant des décisions de politique économique. Ce changement de paradigme doit ouvrir un nouveau dialogue entre économistes et spécialistes des relations internationales.
Troisièmement, les partisans du multilatéralisme devraient prendre conscience de ce nouveau contexte. Ils se sont trop souvent présentés en hérauts d’un monde régi par des relations pacifiques et équilibrées qui a de moins en moins de rapport avec le réel. Négliger le pouvoir et l’asymétrie est très risqué, car cela alimente inévitablement la méfiance à l’égard de principes, de règles et d’institutions qui sont perçus comme biaisés. Le projet multilatéral doit être ancré dans la réalité.
Une réévaluation à l’aune de cette réalité est particulièrement nécessaire en Europe. Parce qu’elle s’est vu conférer des compétences spécifiques dans une série de domaines particuliers, l’Union a traditionnellement abordé les relations économiques internationales comme « pouvoir fragmenté » qui relève les défis de politiques sectorielles un par un et qui, souvent, ne parvient pas à relier les domaines d’action entre eux. Pendant longtemps, l’Union a eu une politique réglementaire, une politique commerciale, une politique de concurrence, une politique monétaire, mais pas de politique de relations économiques extérieures. Et parce qu’elle est elle-même une communauté de droit, elle a souvent abordé les défis sectoriels dans une perspective idéaliste. L’Union européenne doit maintenant s’adapter à une nouvelle réalité géopolitique et redécouvrir la notion même de souveraineté qu’elle s’était longtemps efforcée d’écarter de sa Weltanschauung.
Cette réorientation a des implications pratiques dans une série de domaines, de la technologie à la politique de concurrence, en passant par le rôle international de l’euro. Mais elle a peut-être avant tout des implications pour la perspective stratégique de l’Europe et de sa gouvernance. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Union européenne a été créée dans un souci de symétrie entre les anciens ennemis d’un continent qui avait souffert à plusieurs reprises de la rivalité entre puissances. Elle a été conçue comme la composante d’un ordre mondial plus large fondé sur des règles. Dans ce contexte, un système de gouvernance fragmenté par secteur et fondé sur des règles garantissait l’équilibre, protégeait les prérogatives des États membres et constituait un bouclier contre la tentation d’abuser du pouvoir discrétionnaire. En outre, ce système décisionnel était efficace dans un monde où les enjeux et débats de politiques publiques étaient eux-mêmes fragmentés selon des lignes sectorielles.
Un tel système de gouvernance n’est plus tenable. Malgré toute la force que la taille de son marché et les instruments de politique économique en sa possession peuvent lui conférer, une Europe fragmentée qui n’assure pas le lien entre ses différents champs d’action, manque de perspective stratégique et ne défend pas ses positions vis-à-vis des autres puissances ne servirait pas à grand-chose dans le monde qui se dessine.
Sources
- Cet article est la version française d’une contribution au Festschrift en l’honneur de Loukas Tsoukalis (à paraître chez Oxford University Press).
- accessible ici.