Temps et pouvoir

François Hartog a lu le dernier Christopher Clark. Au programme : une micro-histoire des régimes d'historicité.

Christopher Clark, Time and Power: Visions of History in German Politics, from the Thirty Years' War to the Third Reich, Princeton, Princeton University Press, 2019, 312 pages, ISBN 9780691181653, URL https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691181653/time-and-power

Christopher Clark inscrit son livre dans ce qu’il désigne comme un « temporal turn » dans les études historiques. Faut-il parler de tournant ? Depuis le «  linguistic turn » des années 1960, nombreux ont été, en effet, les tournants répertoriés par les historiens. Il est, en tout cas, avéré que, depuis une trentaine d’années, les interrogations sur le temps sont venues occuper une place grandissante dans nos sociétés et donc aussi dans le questionnaire des historiens. À cet égard, les travaux de l’historien allemand Reinhart Koselleck ont joué un rôle pionnier. En effet, il est, rappelle d’emblée Clark, celui qui a « historicisé la temporalité », alors que les Annales ont, pour leur part, « temporalisé l’histoire ». 

S’inscrivant dans cette perspective, Clark reprend à son compte le concept de régime d’historicité, mais il entend en circonscrire l’usage à un espace précis et à une période limitée. Soit entre le XVIIe et le XXe siècle et en Allemagne (en Prusse). De plus, ne voulant ni d’une histoire désincarnée du temps ni d’une histoire sans acteurs, il se donne comme objet les relations entre le pouvoir et le temps à travers quatre moments : le XVIIe siècle et la politique du Grand Électeur, après la fin de la Guerre de Trente Ans, le règne de Frédéric le Grand, à partir de ses écrits historiques, le système bismarckien naviguant entre maintien de l’ancien et domestication du nouveau, le Reich nazi enfin, aspirant à établir « une profonde identité entre le présent, un passé lointain et un lointain futur ». Ce qui intéresse Clark, c’est, en s’attachant à analyser d’aussi près que possible la « texture temporelle » des quatre régimes, d’établir leur « signature temporelle » respective. Il se livre à une temporalisation du pouvoir, c’est-à-dire de l’exercice du pouvoir dans les régimes qu’il étudie. 

Avec cette coupe longitudinale pratiquée dans l’histoire de l’Allemagne, il propose au lecteur une micro-histoire des régimes de temporalités. Son enquête, qui s’adresse évidemment aux historiens de l’Allemagne, se donne aussi comme une étude de cas susceptible de fournir matière à réflexion à tous ceux qu’intéresse l’histoire politique, mais aussi les conditions et les formes de l’exercice du pouvoir. Par cette attention portée aux usages des temporalités (qui sont à la fois des contraintes, des ressources dans et pour l’action politique, mais aussi des points aveugles), il amène à considérer autrement ces concepts trop massifs que sont le moderne, la modernisation, le progrès, la transition, l’innovation, en scrutant ce que les acteurs font (ou prétendent faire), ce qu’ils disent (leurs discours et leurs écrits), comment ils se positionnent dans leur propre temps et comment ils articulent les trois catégories du passé, du présent et du future, non pas abstraitement, mais dans le concret de leurs décisions et de leurs actions. Ce que montre clairement le livre, c’est qu’au cours de la période (qui, pour moi, correspond à l’émergence, à l’installation et aussi à une mise en question du régime moderne d’historicité), il n’y pas une avancée linéaire vers la modernité, mais plutôt un mouvement  marqué par des « oscillations » et des retours en arrière. Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, le Grand Électeur peut faire appel au futur contre des droits héréditaires, mais cela n’implique pas, pour autant, de le voir comme un précurseur du concept de temps moderne. Les principaux protagonistes de Time and Power, qui traversent des périodes de crise ou qui viennent après (la Guerre de Trente Ans, 1848, 1918), font l’expérience de conflits de temporalités. Ils vivent, si j’utilise mon vocabulaire, non pas dans un mais dans deux (au moins) régimes d’historicité, l’ancien (avec son grand modèle de l’historia magistra vitæ) et le régime moderne (avec le flux du temps, le progrès et l’Histoire, en tant que telle). Dans ce parcours, les Nazis représentent un cas limite par leur volonté de sortir de l’histoire (moderne) au profit de la continuité raciale d’un passé fantasmé.

Au total, la démonstration est convaincante et l’invitation à scruter les interrelations entre temps et pouvoir se révèle heuristiquement fructueuse. De mon point de vue, l’enquête de Clark enrichit les usages possibles du concept de régime d’historicité tel que je le conçois. Puisque la recherche se présente comme une étude de cas, la question qu’on peut poser est celle de sa possible généralisation. Clark semble lui-même aller dans cette direction, puisque, à la fin de son introduction, il indique qu’il était en train d’écrire son livre alors qu’en Angleterre la campagne pour le Brexit battait son plein et qu’elle fut suivie peu après, aux États-Unis, par l’élection de Donald Trump. Les deux événements montrent, écrit-il, à quel point ce qu’il nomme la « chronopolitique » a de beaux jours devant elle. En l’occurrence, la mobilisation de glorieux passés au nom du futur : pour «  reprendre le contrôle du futur ».

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